dimanche, septembre 8

En évoquant la possibilité d’envoyer des troupes en Ukraine, Emmanuel Macron a fait sauter l’un des derniers tabous occidentaux concernant l’appui européen face à la Russie. Si cette déclaration n’est qu’un message, il est cependant « très mauvais », estime Sven Biscop, politologue (UGent et Institut Egmont) spécialiste des questions de Défense.

C’est ce qui s’appelle jeter un pavé dans le mare. En affirmant « ne pas exclure » l’envoi de troupes occidentales en Ukraine, le président français Emmanuel Macron a fait sauter l’un des derniers verrous sur la forme que doit prendre le soutien européen à l’Ukraine. Après la livraison de matériel lourd et d’avions de chasse, d’abord catégoriquement exclus puis finalement adoptés, l’envoi d’hommes sur le front est-il la prochaine étape ?

Evidemment, la déclaration de Macron n’est qu’une petite phrase extirpée d’une discours plus long. Mais penser qu’elle est anodine serait naïf, tant la simple évocation d’envoi de troupes sur le sol ukrainien a toujours été, en deux ans de guerre, une ligne rouge à ne pas franchir dans la bouche des Occidentaux. D’autant plus que le président français sait pertinemment la répercussion que peut avoir chaque mot prononcé sur la guerre, dans un climat de tensions internationales intenses.

Possible envoi de troupes en Ukraine: quel but avec un tel message?

Ceci étant, il n’est dès lors pas illégitime de se questionner sur le but recherché par Macron en prononçant ces mots. « Si l’objectif était de dissuader les Russes, c’est raté, tranche Sven Biscop, spécialiste de la Défense et des relations internationales (UGent et directeur de l’Institut Egmont). Cela nuit plutôt à notre crédibilité, avance-t-il. Car, en termes de dissuasion, la Russie a déjà une parfaite connaissance de nos capacités. L’effet d’une telle mise en garde sur le pouvoir russe serait quasi nul. »

Chercher cette escalade nous-mêmes est une très mauvaise idée. Le conflit entre la Russie et l’Ukraine est une « guerre de proxy ».

Sven Biscop

Si le but était plutôt de réveiller l’Europe et de faire réaliser que la situation est en effet très mauvaise et urgente en Ukraine, « alors on peut dire que ça a fonctionné, discerne Sven Biscop. Mais cela reste une tactique un peu dangereuse. Ce message peut aussi masquer le fait que la France n’a pas livré tellement d’armes à l’Ukraine (elle est la première puissance militaire en Europe, mais seulement le 15e pays mondial en termes de dons, NDLR.) ». Pour l’expert, il est aussi possible que cette déclaration soit simplement impulsive, « sans concertation avec l’Etat major français. »

Troupes en Ukraine: une « mauvaise stratégie » pour 3 raisons

Peu importe sa nature, cette déclaration braque en tout cas les projecteurs sur une éventualité qui était jusqu’alors étouffée par toutes les diplomaties mondiales. Sven Biscop voit trois raisons majeures faisant que la possibilité évoquée par Macron ne bénéficie en rien à l’Occident.

  • 1. « Chercher cette escalade nous-mêmes est une très mauvaise idée. Le conflit entre la Russie et l’Ukraine est une « guerre de proxy ». L’Ukraine se bat avec notre soutien, mais nous sommes non-belligérants et devons le rester. Pour le dire crûment, on fait tout ce qu’on peut pour aider l’Ukraine, sauf tuer des Russes. Il est dans l’intérêt de l’Occident de ne pas chercher cette escalade. Sauf si la Russie nous attaque directement. L’idée émise par Macron est donc une mauvaise stratégie, qui, par ailleurs, n’est pas très réaliste. »
  • 2. « Pour le moment, nous ne sommes pas capables d’appliquer cette éventualité sur le terrain. L’Occident vit une crise des munitions. Non seulement nous ne livrons pas assez de munitions à l’Ukraine, mais en plus, nous n’en avons pas assez pour nos propres troupes et notre propre défense. Avec quelles munitions entrerions-nous en guerre en Ukraine ? Pour le moment, c’est donc impensable. »
  • 3. « Plus largement, avec l’état actuel des capacités européennes et sans les Américains, on ne peut pas entrer dans une telle guerre. Or, les Etats-Unis sont totalement opposés à cette idée d’intervenir directement. »

A quoi ressemblerait une mobilisation occidentale en Ukraine ?

Si elle semble bien irréaliste aujourd’hui, à quoi ressemblerait une éventuelle mobilisation occidentale en Ukraine ? Sven Biscop épingle plusieurs options. « L’Occident pourrait intervenir dans un rôle de soutien logistique, ou de défense, sans pour autant intervenir directement sur le front. Cependant, peu importe leur rôle en Ukraine, les troupes occidentales feraient alors directement partie de la guerre », rappelle-t-il.

Et en entrant en guerre, on devient aussi une cible. « Donc, si on franchit cette étape, on entrerait dans une toute autre dimension. Il serait par exemple plus difficile de limiter la guerre au territoire ukrainien. Dans une guerre directe, la Russie (et l’Occident) peuvent décider d’ouvrir d’autres théâtres militaires. Tout notre territoire deviendrait une cible potentielle », met-il en garde.

La possession de l’arme nucléaire des deux côtés n’exclut pas des confrontations conventionnelles, ou des attaques hybrides.

Sven Biscop

Evidemment, il ne faut pas, non plus, oublier le rôle de la dissuasion nucléaire. « La possession de l’arme nucléaire des deux côtés n’exclut pas des confrontations conventionnelles, ou des attaques dites ‘hybrides’ contre nos installations et nos infrastructures, relève Sven Biscop. Donc, avant de s’engager, il faudrait d’abord savoir à quel jeu on joue. »

Par ailleurs, les quelques mots prononcés par Macron n’ont pas manqué de (déjà) créer des tensions entre Occidentaux. « En faisant cette déclaration, plusieurs chefs européens ainsi que le secrétaire général de l’Otan ont réagi fermement et négativement. Cela renvoie à nouveau l’image d’une Europe et d’une Alliance atlantique divisées. Dans un sens, cela renforce la position de la Russie. A tous niveaux, cette déclaration n’a donc pas été un grand succès. »

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