L’essentiel
• La Belgique est l’un des pays les plus médicamentés d’Europe.
• Les antibiotiques sont surprescrits malgré les efforts pour réduire leur consommation.
• La consommation d’antidépresseurs est élevée, en particulier chez les femmes wallonnes âgées.
• Les inhibiteurs de la pompe à proton (IPP) sont largement utilisés pour les problèmes de reflux, mais leur consommation est jugée excessive.
• La pénurie de l’Ozempic, un médicament antidiabétique, entraîne des pratiques douteuses.
Antidépresseurs, antibiotique, antireflux, antidiabétiques… Si des initiatives pour limiter leur consommation portent leurs fruits, la Belgique reste l’un des pays les plus médicamentés d’Europe.
«Si vous prenez un médicament, votre état s’améliorera après sept jours. Si vous ne prenez rien, ça prendra une semaine.» La maxime est bien connue du corps médical. Certains maux se soignent en effet aussi bien avec une dose de patience qu’avec une prescription médicamenteuse. Mais les patients ne portent pas toujours bien leur nom. «Je me souviens d’une personne sortie furieuse parce que j’avais refusé de lui prescrire des antibiotiques», relate Lawrence Cuvelier, le président du GBO, le syndicat des médecins généralistes francophones. Parfois, la consultation tourne en effet au dialogue de sourds entre le patient pressé d’obtenir un produit et le docteur soucieux d’éducation à la santé.
Carl Vanwelde, médecin généraliste et professeur émérite à l’UCLouvain, replace cette évolution dans le contexte plus large de «l’explosion extraordinaire du marché du médicament». «L’industrie est parvenue à placer la solution pharmacologique comme la solution à tous les problèmes de santé, analyse-t-il. Cela rejoint la vision qu’a notre société du droit au bonheur, devenu une obligation. L’échec, le deuil, la rupture… on en fait des pathologies. L’anxiété est devenue le trouble de panique, et c’est ainsi que, par exemple, le Xanax s’est imposé.»
La tradition libérale de médecine qui prévaut historiquement en Belgique explique elle aussi le recours important à la médication. Aux Pays-Bas, le système de prescription, plus strict, met l’accent sur la prévention et a mis en place des contrôles rigoureux. Résultat: la consommation de médicaments y est presque deux fois moindre pour les antidépresseurs et les antibiotiques, selon des chiffres de l’OCDE. De quoi inspirer les autorités sanitaires belges, qui mènent plusieurs campagnes de sensibilisation. Quitte à mettre sur le corps médical une pression moyennement appréciée…
Antibiotiques: les patients font de la résistance
Le 3 juillet dernier, tous les médecins de Belgique recevaient un e-mail de l’Institut national d’assurance maladie-invalidité (Inami) détaillant leur prescription d’antibiotiques au cours des cinq dernières années. «Cela vous permettra de vous situer par rapport à ces indicateurs et, si nécessaire, d’adapter votre comportement de prescription», soulignait l’Inami. L’envoi s’inscrit dans le cadre des efforts renouvelés pour réduire la consommation d’antibiotiques. A terme, les surprescripteurs récalcitrants pourraient être sanctionnés. La démarche suscite l’irritation des syndicats médicaux. Le GBO a regretté «le ton incisif» de l’Inami qui «en maniant le bâton, est clairement contre-productif, nous le constatons sur le terrain». «Au lieu de contraindre, il faut convaincre», plaide le syndicat qui pointe aussi la mauvaise qualité des indicateurs choisis. Et lance d’autres pistes, comme celle d’interdire les visites des délégués médicaux chez les médecins, «pour s’assurer d’une indépendance intellectuelle dans les prescriptions».
Pour Carl Vanwelde, il sera difficile de faire évoluer les mentalités. «Nous sommes les premiers à souffrir de ce rôle de prescripteur. Des patients viennent uniquement pour obtenir des médicaments. Quand l’un d’eux consulte pour une infection, il a déjà pris du paracétamol, du sirop. Il ne vient pas chez le médecin pour ces produits-là. Il exerce une pression morale: « Je dois travailler », « je pars demain en voyage », etc. Les gens ne comprennent pas qu’on ne leur délivre pas d’antibiotiques.»
L’Inami vise une diminution de 40% des prescriptions d’antibiotiques.
Même s’ils rechignent face aux pressions de l’Inami, les médecins comprennent la nécessité de réduire l’usage des antibiotiques. «On n’en a plus découvert de nouveaux depuis les années 1960. En 2050, on pourrait devoir faire face à une multirésistance, à un retour au début du XIXe siècle» avant la découverte de la pénicilline, résume Luc Herry, médecin et président de l’Absym, l’association des syndicats médicaux. Réduire la consommation d’antibiotiques est donc un enjeu majeur de santé publique, et, sous présidence belge, en juin dernier, l’Union européenne s’est d’ailleurs dotée d’une nouvelle stratégie pour y parvenir. En Belgique, la consommation est en baisse depuis plusieurs années, et l’Inami vise rien de moins qu’une diminution de 40 % des prescriptions d’antibiotiques par les généralistes, histoire de ramener notre pays dans la moyenne européenne. Outre les courriers adressés aux médecins, l’institut commencera en octobre à tester une nouvelle plateforme informatique d’aide à la prescription. A l’avenir, les médecins pourraient être tenus de justifier une ordonnance s’écartant de la recommandation. Un projet de loi est actuellement en préparation au cabinet du ministre sortant de la Santé, Frank Vandenbroucke (Vooruit).
Antidépresseurs: un résident sur deux en maison de repos
Les Belges sont également de gros consommateurs d’antidépresseurs: ils en prennent près de deux fois plus que les Néerlandais, et davantage que tous leurs voisins directs. Comme dans tous les pays, cette consommation augmente. Chez nous, elle est en progression de plus de 2% par an. Le profil type du consommateur? Une femme wallonne âgée. Les deux tiers des antidépresseurs sont en effet consommés par les femmes, et la consommation augmente fortement avec l’âge… jusque dans les maisons de repos, où près d’un résident sur deux s’en voit prescrire (47,3% contre 19,% chez des personnes du même âge vivant à domicile). Symptôme du malaise au sein d’institutions où les personnes âgées sont laissées pour compte?
Les médecins s’accordent à dire que cette consommation d’antidépresseurs est le reflet d’une société belge au moral en berne, entre le Covid et la guerre en Ukraine. Et la situation économique de la Wallonie pousserait-elle la consommation nettement plus à la hausse du côté sud de la frontière linguistique (voir graphique)? Il n’existe pas ici d’objectif chiffré de réduction, mais les autorités publiques veulent encourager une prescription plus «rationnelle». Une campagne du SPF Santé publique encourage les médecins, pharmaciens et psychologues à faire baisser une consommation jugée «dramatiquement élevée» d’antidépresseurs, mais aussi des autres psychotropes. Récemment, un programme de sevrage aux benzodiazépines (Valium, Xanax, etc.), mené en pharmacie, a livré des résultats encourageants.
Les antireflux pourraient favoriser la maladie d’Alzheimer.
Antireflux: un confort à prix élevé
Passé l’âge de 60 ans, plus de 40% des Belges consomment des molécules de type pantoprazole ou oméprazole, connues sous le nom d’inhibiteurs de la pompe à proton (IPP). Ces médicaments sont prescrits pour diminuer l’acidité gastrique, le plus souvent en cas de reflux , de «brûlant» ou pour diminuer les risques des anti-inflammatoires. Selon Pascal Meeus, médecin conseil à l’Inami, la consommation est «inquiétante». «Le brûlant est le plus souvent lié au mode de vie: alimentation, tabac, alcool. C’est une maladie de société qu’on pourrait traiter en changeant certains comportements. Mais c’est plus facile de calmer le brûlant en consommant des IPP, sans changer ses habitudes…» La tendance à la hausse est d’autant plus préoccupante que la majorité des consommateurs dépassent trois mois de traitement pour s’installer dans des consommations de longue durée. Or, «si on regarde les recommandations, à de rares exceptions près, aucune indication médicale ne justifie cela», souligne Pascal Meeus. D’autant que le coût pour la sécurité sociale est élevé: les IPP sont remboursés chaque année à concurrence de plus de 100 millions d’euros. Surtout, ils semblent présenter des risques. Une étude récente menée par des chercheurs de l’hôpital universitaire de Copenhague et de l’université d’Aarhus (Danemark) laisse penser qu’ils pourraient favoriser l’apparition de la maladie d’Alzheimer…
Ozempic: pénurie et gros profits
Cherchez Ozempic sur les réseaux sociaux et vous tomberez sur des centaines de vidéos vantant les mérites de ce médicament antidiabétique, utilisé désormais comme coupe-faim. Même Elon Musk en a fait la promotion, fin 2022, affirmant avoir perdu quinze kilos grâce à la molécule miracle.
En Belgique, l’influenceuse Miss100kilos, qui partage sur TikTok son combat contre l’obésité, la vante auprès de ses 22.300 abonnés. La frénésie s’est répandue dans les pharmacies du monde entier, générant de tels profits pour le laboratoire Novo Nordisk que celui-ci se place désormais au premier rang des capitalisations boursières européennes. Le fabricant ne parvient d’ailleurs pas à suivre la demande, au point que le médicament est classé en indisponibilité critique par l’Agence fédérale des médicaments et des produits de santé (AFMPS). En juin dernier, Frank Vandenbroucke a prolongé pour six mois les mesures visant à réserver l’Ozempic aux patients atteints de diabète de type 2 et d’obésité sévère (soit un indice de masse corporelle supérieur à 35). Un produit concurrent, le Mounjaro devrait arriver bientôt sur le marché européen après être devenu très populaire aux Etats-Unis en dépit de son prix (jusqu’à 1.000 dollars par mois).
Entre-temps, les personnes en surpoids pressées d’obtenir des solutions médicamenteuses cherchent des raccourcis. Les autorités sanitaires mettent en garde contre les produits falsifiés proposés en ligne. La rumeur court aussi sur TikTok que certains médecins seraient plus conciliants que d’autres pour prescrire l’Ozempic. «En privé, on me demande 30 fois par jour où trouver un médecin qui prescrit de l’Ozempic», confie Miss100kilos, qui gère aussi VoxObesity, une association dont le but est de «porter la voix des personnes vivant avec l’obésité». Pour elle, il est anormal que les personnes en surpoids soient discriminées et ne puissent avoir accès à la molécule.
L’endocrino-diabétologue et vice-président du conseil médical de l’association belge du diabète Ides Colin peste contre les «pseudo-docteurs des réseaux sociaux» qui contribuent, selon lui, à aggraver la pénurie de l’Ozempic: «C’est le parcours du combattant pour nos patients diabétiques. Ils doivent faire deux, trois, voire quatre pharmacies pour en trouver.» Par ailleurs, il insiste sur le fait que les patients doivent être accompagnés dans la prise de ce traitement, évoquant les mauvaises posologies, les effets secondaires et la reprise de poids après l’arrêt du médicament. «Même le jour où la pénurie cessera, le traitement sera-t-il remboursé [pour les personnes souffrant d’obésité]? La moitié des Belges sont en surcharge pondérale. Qui payera cela? Si on décide de rembourser l’Ozempic, ce sera la banqueroute pour la sécurité sociale», lâche le diabétologue. Qui termine sur une note d’espoir: de nouvelles molécules, en phase de tests, promettent des résultats encore plus encourageants que l’Ozempic. «Vous entendrez parler de ces médicaments dans dix ans.» Une patience que n’auront sans doute pas tous les patients.
Eric Walravens