Des Belges un peu moins progressistes et des décalages toujours frappants entre les partis et leurs électeurs. C’est ce que révèle le sondage CNCD-11.11.11 – Le Vif 2024. Analyse, avec le directeur du Crisp, Jean Faniel.
C’est un constat assez général dans les différents volets du sondage: migration, aide au développement, fiscalité, changement climatique… On observe un recul, léger mais perceptible, du soutien des Belges aux mesures que l’on peut considérer comme progressistes. Accroissement du rejet du Green Deal, moins d’avis favorables sur les sujets de la lutte contre les paradis fiscaux, d’un taux d’imposition minimal de 15% pour les multinationales, de la régularisation des sans-papiers, ou encore davantage de sondés souhaitant une pause dans les réglementations européennes. C’est indéniablement un petit virage à droite de l’opinion. Cela reflète-t-il le tournant des élections de juin dernier?
«Difficile à dire, hésite Jean Faniel, le directeur du Crisp (Centre de recherche et d’information sociopolitiques), qui analyse cette année encore le Baromètre de la solidarité du CNCD réalisé par Dedicated en collaboration avec Le Vif. Lors du scrutin de juin, c’est principalement en Wallonie que les partis de gauche ont reculé, de 55% à 42%. A Bruxelles, ils sont restés relativement stables, un peu au-dessus de 50%. En Flandre, ils ont progressé de 26% à 30%. Or, le repli progressiste de l’opinion sondée est global, autour de 4% en moyenne, et ne concerne pas que la Wallonie.» Droitisation de la société dans son ensemble? Réalignement, en Wallonie, entre les électeurs et les partis qui les représentent à la Chambre?
«L’électorat du CD&V se montre plus progressiste que la moyenne, ce qui ne colle pas toujours avec les positions adoptées par le parti.»
Etant donné la proximité des élections fédérales lors de la réalisation du sondage, les 1.504 Belges du panel ont été interrogés sur leur choix électoral de juin, ce qui permet de ventiler leurs réponses en fonction des préférences politiques. Premier enseignement éclatant: les électeurs du Vlaams Belang sont les plus marqués à droite, non seulement sur les questions migratoires, mais aussi sur l’environnement, les choix fiscaux, la lutte contre la pauvreté… «On peut y discerner un véritable repli sur soi de ces électeurs, note Jean Faniel. A l’inverse, toujours du côté flamand, l’électorat du CD&V se montre globalement plus progressiste que la moyenne, ce qui ne colle pas toujours avec les positions adoptées par le parti. Idem pour les électeurs des Engagés, encore un peu plus marqués à gauche sur nombre de sujets.»
Les électeurs du PS, eux, se révèlent parfois plus mitigés qu’attendu, comme sur le remplacement des voitures thermiques ou sur la lutte contre les paradis fiscaux. Quant aux partisans du MR, ils peuvent être en décalage avec ce que le parti propose. Exemple: une majorité d’entre eux souhaitent une réforme de la fiscalité du travail et du capital alors que le MR avait bloqué le dossier sous la Vivaldi. «Cela dit, le sondage montre que la société belge reste assez solidaire et ouverte sur le monde, convient le directeur général du Crisp. Le recul est surtout insufflé par les électorats, davantage voire franchement conservateurs, de la N-VA et du Vlaams Belang, qui pèsent lourd dans les réponses globales.»
«Si une large majorité des Belges continuent de soutenir les mesures du Green Deal, la part des opposants grandit significativement.»
Le climat polarise davantage
C’est une certitude, le Belge n’est pas climatosceptique. La proportion des sondés qui ne croient pas que le réchauffement climatique est principalement causé par les activités humaines est très faible, à peine 13% dont 5% seulement de «pas du tout d’accord». Ce résultat ne serait probablement pas le même en Hongrie ou aux Etats-Unis. Les jeunes, les Bruxellois et les Wallons sont les plus concernés. Les électeurs du Belang, le moins. Mais on observe aussi un désabusement et une certaine lassitude face aux informations sur le sujet et aux comportements individuels permettant de lutter contre le dérèglement. «Cela traduit un sentiment d’impuissance qui renvoie à un vrai questionnement pour l’écologie politique», pointe Jean Faniel.
«Quant aux mesures du Green Deal européen, si une large majorité des Belges continuent de les soutenir, la part des opposants grandit significativement, grâce aux « sans avis » dont la proportion a fondu, remarque Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD. On le voit pour l’investissement dans les énergies vertes, la réforme de la politique agricole ou le financement d’un Fonds vert pour le climat. Ces sujets polarisent davantage.» C’est pour le remplacement des voitures thermiques que les avis négatifs restent les plus élevés (48%), bien davantage que les avis favorables (32%) pourtant en légère hausse. «Le rejet est moins net parmi les Bruxellois, qui peuvent plus facilement se déplacer sans voiture, et au sein de la classe sociale supérieure, ce qui pose la question du lien entre action environnementale et justice sociale», selon Jean Faniel.
Oui à une réforme fiscale juste
Le CNCD a de quoi se réjouir. «Le baromètre 2024 confirme que la justice fiscale est plébiscitée par les Belges», sourit Arnaud Zacharie. C’est exact, bien que l’on relève une petite baisse du soutien aux différentes mesures évoquées, tant l’abolition des paradis fiscaux que l’impôt minimal de 15% des multinationales. Et même l’impôt sur les grandes fortunes. Pour ce dernier point, les avis favorables avaient grimpé spectaculairement à 80% en 2023. Ils sont redescendus au même niveau qu’en 2022, soit 74%, ce qui révèle encore un grand décalage avec certains partis toujours opposés à ce type de taxe. Ainsi, Les Engagés, dont l’électorat plébiscite la mesure à 81%, n’ont pas inscrit l’impôt sur les grandes fortunes dans leur programme. Un impôt sur le patrimoine des milliardaires tel que discuté au sein du G20 recueille également un large suffrage des Belges (76%).
Par ailleurs, une grande majorité de citoyens, soit 70%, souhaitent une réforme fiscale visant à réduire la taxation des revenus du travail, en particulier des faibles revenus, et à augmenter la taxation des revenus du capital. Seuls 8% n’en veulent pas. Surtout, les électeurs ayant coché en juin la case des partis qui négocient la coalition Arizona se prononcent nettement en faveur de cette réforme: 81% pour Les Engagés, 74% pour le MR, 75% pour Vooruit, 68% pour le CD&V et 63% pour la N-VA. Un peu moins donc en Flandre, davantage côté francophone y compris à droite: les électeurs du PS disent oui à 76%, tout juste au-dessus de ceux du MR et bien en-dessous des Engagés. En outre, près d’un Belge sur deux (47%) –ils sont 50% au MR– est favorable à une taxation des plus-values sur action. Jean Faniel souligne également que les plus âgés du panel se montrent en général les plus progressistes en matière fiscale. «Et les électeurs du Belang sont les plus conservateurs», ajoute-t-il.
Pour la régularisation des sans-papiers
La position globale des Belges ne change plus depuis 2022 sur le sujet. A la question «Etes-vous favorable à la régularisation et à l’octroi d’un permis de travail aux personnes sans-papiers résidant depuis au moins cinq ans en Belgique?», 54% des sondés répondent par l’affirmative. C’est un peu moins qu’en 2023 (58%) et exactement la même chose qu’en 2022 où l’on avait alors vu la proportion d’avis favorables exploser, de 31% en 2021 à 54% cette année-là. En 2024, on observe même une petite progression des avis favorables à Bruxelles. Et un recul certain en Flandre (48%, contre 54% en 2023), mais les défavorables y diminuent aussi (de 30% à 23%). Pour le patron du CNCD, «la pénurie croissante de main-d’œuvre dans plusieurs secteurs économiques reste une explication de l’approche des Belges à l’égard des sans-papiers».
«Sur la régularisation des sans-papiers, il y a un blocage idéologique des partis qui négocient l’Arizona, alors que la mesure semble acceptable socialement.»
Le directeur du Crisp remarque, lui, que quasiment tous les électorats sont favorables à la régularisation, y compris ceux des partis négociateurs au fédéral: 56% au MR, 64% chez Les Engagés, 60% chez Vooruit, 65% au CD&V. Une exception notable: seuls 40% de ceux de la N-VA soutiennent l’idée, mais c’est bien davantage que ceux qui sont contre, soit 32%. «Sur cette thématique, on doit reconnaître, une fois de plus, qu’il y a un grand décalage entre les partis et leurs électorats, ajoute Jean Faniel. Il est frappant de voir à quel point il y a un blocage idéologique des formations qui négocient l’Arizona, alors que la mesure semble acceptable socialement et qu’une bonne partie du monde patronal le demande.» Ajoutons qu’au Vlaams Belang, les avis opposés montent à 42% et les favorables à 32%, soit tout de même un électeur sur trois du VB qui serait pour la régularisation des sans-papiers; c’est plutôt inattendu.
Enfermement des mineurs: un très petit non
En matière d’alternatives à la politique d’asile et de migration, on observe un resserrement des adhésions, que ce soit pour la répartition des demandeurs d’asile entre Etats de l’UE ou pour l’ouverture de voies sûres et légales de migration. Plus frappant, et la question est nouvelle cette année, l’interdiction de l’enfermement des moins de 18 ans ne recueille pas une majorité d’avis favorables: 45% sont pour l’interdiction de la détention et 21% sont contre, le reste étant indifférent. «Cela paraît étonnant vu l’énorme campagne orchestrée par des dizaines d’associations pour arriver à cette interdiction au printemps dernier, estime Jean Faniel. La proportion de sans avis interpelle également, surtout pour une question qui touche l’enfance. Cela dit, ce sont surtout les électeurs de la N-VA et du Belang qui tirent le résultat global vers le bas. Les électeurs des autres partis de la peut-être future Arizona sont majoritairement pour.» Un signal au cas où le prochain gouvernement voudrait revenir sur cet acquis.
Enfin, sur les questions migratoires, près d’un Belge sur deux (48%) continue d’approuver les mesures de protection temporaire prises pour les réfugiés ukrainiens (accès au travail, à l’hébergement, aux soins médicaux, à l’aide sociale). C’est tout de même un recul de 5% par rapport à l’an dernier qui se remarque uniquement en Flandre, un regain de soutien s’observant dans les deux autres Régions. Il faut dire que les électeurs du Vlaams Belang sont les moins complaisants (33%) et les plus opposés (30%) à cette assistance transitoire, révélant à nouveau un véritable repli sur soi.
Soutien aux agriculteurs, oui mais…
On se souvient des importantes manifestations d’agriculteurs à la fin de l’hiver dernier en Belgique et un peu partout en Europe. Ceux-ci sont-ils soutenus par les Belges? Un changement important par rapport au sondage de 2023: la proportion des sondés favorables à une pause réglementaire européenne en matière d’environnement et de biodiversité afin de ne pas trop mettre la pression sur le monde agricole a grimpé en flèche (47% contre 20% l’an dernier). Et aussi, le nombre de ceux qui ne souhaitent pas de pause a fondu. «Les débats et les positions sont devenus plus nets qu’il y a un an, analyse Jean Faniel. C’est davantage un électorat de droite qui veut appuyer sur la touche pause. Il y a là, visiblement, un discours qui a fait son chemin.»
Quant au soutien financier dans le cadre de la politique agricole commune (PAC), les positions sont nuancées. Près de deux tiers des Belges (62%) sont toujours d’accord pour augmenter l’aide financière, mais en privilégiant les exploitations pratiquant une agriculture respectueuse de la nature. Les électeurs flamands sont davantage pour un statu quo que les francophones, mais aussi pour une réduction des aides de la PAC. Le débat sur l’azote en Flandre, qui a été peu commenté du côté francophone du pays, pèse peut-être dans cette polarisation croissante.
Le sondage a été réalisé par la société Dedicated auprès de 1.504 Belges adultes, entre le 19 septembre et le 3 octobre. La marge d’erreur maximale est de 2,5%.