La présidente de la Commission européenne a négocié avec la firme allemande via des SMS aujourd’hui introuvables. Deux procédures distinctes sont en cours.
«Jamais je n’aurais pensé que des SMS intéresseraient autant de monde», lâche ironiquement ce magistrat de la Cour de justice européenne (CJUE) à la fin de l’audience qui opposait, le 15 novembre, la Commission européenne au New York Times. Le quotidien américain poursuit en effet l’instance européenne après que celle-ci a refusé, fin 2022, de lui donner accès aux messages échangés par Ursula von der Leyen d’un côté et Albert Bourla, PDG de Pfizer, de l’autre, à l’époque où l’Europe cherchait à se fournir en masse en vaccins anti-Covid.
Ce procès, d’ores et déjà retentissant, fait suite à la parution d’un article d’avril 2021, dans lequel la journaliste Matina Stevis, alors cheffe du bureau bruxellois du New York Times, dévoilait que la patronne de la Commission européenne avait personnellement interagi avec Albert Bourla pour obtenir les fameuses doses dont l’Union avait tant besoin. Cette «diplomatie» toute personnelle, sous forme de messages et d’appels, aurait duré un mois, avec le succès que l’on sait –l’Union devenant alors, avec ce contrat à 35 milliards d’euros, le client numéro un de la firme.
«Nous avons intenté cette action car cela soulève des questions importantes sur le contrôle démocratique dans l’Union européenne.»
Mais pourquoi vouloir à tout prix savoir ce que contiennent ces messages? «Nous avons intenté cette action en justice parce que cela soulève des questions importantes concernant le contrôle démocratique dans l’Union européenne», répond un porte-parole du journal au Vif, arguant que «le public continue de se voir refuser l’information sur les termes négociés de l’un des plus grands contrats de passation de marchés publics de l’histoire de l’Union européenne.»
Contexte de crise
De fait, si l’affaire passionne les foules –la grande salle Thémis de la Cour, pleine à craquer, peut en témoigner–, c’est autant pour le contenu des messages dont la Commission dit n’avoir pas trace, que pour ce que cela dévoile de l’instance et de sa présidente. Il faut dire qu’Ursula von der Leyen est devenue, au fil des ans, la bête noire d’une foule anonyme et inquiète, convaincue qu’on lui cache des choses dans le secret des arcanes européennes. Le contexte de crise que fut la pandémie n’y est, évidemment, pas pour rien. Au point que certains, telle l’association BonSens.org, qui regroupe plusieurs figures notablement associées à la sphère complotiste (leur leader Christian Peronne considère le Covid comme une «soi-disant catastrophe sanitaire», «planifiée de longue date»), ont tenté de profiter de la procédure lancée par le New York Times pour se greffer aux demandes du quotidien, ce qui leur a pour l’instant été refusé par la CJUE. Nul doute que les débats qui y ont eu cours n’ont pas manqué de les intéresser…
C’est que les juges de la Cour réunis dans la grande chambre n’ont pas (du tout) été tendres avec les représentants de la Commission. Qui ont eu du mal à justifier le refus d’accorder au New York Times l’accès aux fameux échanges, le quotidien s’appuyant notamment sur le règlement européen relatif à l’accès du public aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission. Un texte qui découle directement de la notion de transparence consacrée par les traités européens, lesquels promeuvent «une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe, dans laquelle les décisions sont prises dans le plus grand respect possible du principe d’ouverture et le plus près possible des citoyens». Bref, un pilier de la démocratie à l’européenne, de plus en plus mis à mal au fur et à mesure des crises et de ce que leur gestion exige de confidentialité…
Messages «futiles»
Mais voilà, pour la Commission, le règlement en question ne serait pas vraiment d’application. Celle-ci ne pouvant matériellement «enregistrer» tous les documents qui lui passent dans les mains, pourquoi aurait-elle gardé ces messages éphémères qu’elle considère, de surcroît, «futiles»? Et puis, il ne s’agissait, à l’entendre, pas vraiment de négociations, ont fait valoir, en substance, ses représentants, rappelant que le règlement sur la transparence n’implique pas de «tout garder». Suggérant même, au passage, qu’il n’existe matériellement aucune preuve que ces «messages», quelle que soit leur forme, aient pu exister.
«Qu’avez-vous examiné si vous ne savez pas de quoi il s’agit?»
Certains juges ont assez peu goûté le raisonnement. «Qu’avez-vous examiné si vous ne savez pas de quoi il s’agit?», s’est ainsi interrogé l’un d’eux, tandis que les avocats du New York Times enfonçaient le clou en citant la médiatrice européenne Emily O’Reilly, saisie de cette affaire fin 2021, et qui n’avait pu que constater ce cas de «mauvaise administration» à l’été 2022. «Il est apparu que la Commission ne considère pas que les messages textuels répondent généralement à ses critères internes d’enregistrement dans son registre de documents, en raison de la nature « éphémère » de leur contenu», avait conclu la médiatrice, recommandant à la Commission de «demander au bureau personnel de la présidente de rechercher à nouveau les messages textuels pertinents», où qu’ils se trouvent. Ensuite, seulement, il y aurait lieu «d’évaluer si l’accès du public pouvait être accordé»…
Passer au peigne fin tous les endroits où pourraient se trouver ces messages, c’est ce que la Commission jure avoir fait, y compris après avoir reçu les recommandation de la médiatrice. Mais, sous la pression des juges de la CJUE, les avocats de la Commission ont bien dû admettre qu’ils n’étaient pas en mesure de dire ce qui avait précisément été fait. Tout au plus se sont-ils basés sur la déclaration du chef de cabinet d’Ursula von der Leyen, lequel a simplement déclaré que les documents demandés étaient introuvables. Dans ce cas, «qu’est-ce qui garantit que la façon qu’a la Commission de traiter les documents n’est pas arbitraire?», s’est alors interrogé un juge. Et il n’était pas le plus véhément à l’encontre des avocats de la Commission…
Juges énervés
«Donc, devant quinze juges de la Cour de Justice de l’UE, un haut fonctionnaire de la Commission est incapable de dire ce qu’a fait le chef de cabinet, ou encore si le téléphone d’Ursula von der Leyen a été vérifié?», s’est ainsi emporté un magistrat, quand un autre, trouvant l’attitude de la Commission un brin légère, a rappelé les principes fondamentaux de la transparence due aux citoyens européens. Et d’ailleurs, «le téléphone (NDLR: qui a servi à converser avec Albert Bourla) existe-t-il toujours?», a questionné un autre juge. En tout cas, «son téléphone actuel n’est pas le même que l’ancien», se sont bornés à répondre les avocats de la Commission, admettant entre deux contorsions qu’ils ne niaient pas l’existence des messages… tout en prétendant ne pas en connaître la nature.
«Cette audience n’a clairement pas aidé à lever le doute… bien au contraire!», déplorent certains militants de la transparence, dont le représentant belge de Cumuleo, Christophe Van Gheluwe, qui craint que la procédure intentée par le New York Times ne débouche sur rien. «Au mieux, la Cour de Justice de l’Union européenne casse la décision de refus de transmission des textos et la Commission reprendra une décision de refus mieux motivée», imagine ce dernier, alors que le New York Times espère pour sa part que la Cour ordonne à la Commission une recherche plus sérieuse des documents demandés.
Plainte au pénal
En attendant le délibéré, qui pourrait prendre des mois, une autre procédure, et pas des moindres, touche Ursula von der Leyen, visée dans cette même affaire par une plainte au pénal de la part d’un certain Frédéric Baldan –plainte que Le Vif avait révélée courant 2023. Cet ancien lobbyiste au Parlement européen, soutenu par des dizaines de citoyens, mais aussi par deux Etats membres (la Pologne et la Hongrie), reproche à la présidente de la Commission, récemment reconduite à son poste, des faits de corruption, de prise illégale d’intérêts et d’usurpation de titre, mais aussi de destruction de documents publics… «La seule procédure qui pourrait déboucher sur quelque chose de concret», veut croire Christophe Van Gheluwe, ardent soutien de l’ancien lobbyiste.
Fort remonté contre la présidente de la Commission, ce dernier avait échoué, en appel à Bruxelles, à faire écarter l’Allemande de son poste: privé de son accréditation, et donc d’accès au Parlement depuis sa plainte, Frédéric Baldan estimait que le maintien d’Ursula von der Leyen à son poste lui nuisait professionnellement. Très présent sur les réseaux sociaux, il espère donc que cette fois, la procédure au pénal portera ses fruits… à ceci près qu’il n’est pas dit que le parquet de Liège (où la plainte a été déposée) puisse s’en saisir, puisque le parquet européen (l’Eppo, qui a également reçu des signalements sur les échanges entre Ursula von der Leyen et Albert Bourla), a lui aussi manifesté son intérêt pour traiter l’affaire. Ce qui ne plaît guère à Frédéric Baldan et à son avocate, convaincus que la justice belge serait plus à même de juger cette affaire de façon indépendante. La chambre du conseil de Liège doit trancher le 6 décembre.