L’écriture inclusive est loin de faire l’unanimité dans les milieux politique, académique et de l’enseignement. Trop compliquée? Inutile? Une affaire de militants? Selon le psycholinguiste Pascal Gygax, elle participerait pourtant à rendre la société moins androcentrée.
C’est un signe typographique sur lequel les avis sont en général bien tranchés. Le 13 novembre, la ministre de l’Education, Valérie Glatigny (MR), a signifié sa volonté d’interdire l’usage du point médian dans les écoles afin de ne pas nuire à l’apprentissage du français et de la lecture. Depuis 2021, un décret destiné aux acteurs de la Fédération Wallonie-Bruxelles vise à renforcer la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre et à gommer les discriminations de genre dans l’écrit. Mais pratiquer et enseigner une écriture parfaitement neutre, il n’en est point question.
Les farouches opposants à l’écriture inclusive invoquent généralement la difficulté de l’appliquer, le manque de visibilité de l’écriture inclusive et le peu d’effet qu’elle aurait sur les inégalités et les stéréotypes de genre. Des arguments que balaient les fervents défenseurs de l’écriture non genrée, convaincus que modifier nos habitudes langagières apporterait davantage d’égalité dans la société.
Voilà 50 ans que des recherches tentent d’objectiver les effets de l’apprentissage d’une langue sur la manière dont le monde est perçu. Sur la manière, aussi, dont le cerveau traite les informations lorsqu’elles sont genrées ou non genrées. Psycholinguiste à l’université de Fribourg, en Suisse, Pascal Gygax est l’un des grands spécialistes du langage inclusif et des liens entre le langage et la pensée. Il a reçu en 2024 le prix Marcel Benoist pour ses contributions à l’étude du lien entre le langage et les préjugés liés au genre. Le chercheur a copublié, en 2021, Le Cerveau pense-t-il au masculin?, avec Sandrine Zufferey et Ute Gabriel. Dans cet ouvrage truffé de données scientifiques et d’expériences ludiques que le lecteur peut reproduire pour tester sa perception du monde à travers le langage qu’il utilise, les auteurs livrent des clés pour «démasculiniser» le français et entraîner son cerveau à penser de manière plus inclusive.
Les discussions sur l’écriture inclusive portent majoritairement sur le point médian. Pourtant, il existe d’autres outils pour démasculiniser la langue française, comme la forme passive ou l’adressage direct…
Une récente publication, à laquelle j’ai contribué, montre que moins les personnes possèdent de connaissances sur l’écriture inclusive et l’évolution du français, plus elles se montrent opposées à l’écriture inclusive. On constate un réel problème d’interprétation par rapport à ce que cette expression signifie réellement. L’écriture inclusive est apparue dans les années 1960-1970 et est liée à la théologie protestante. Des ouvrages, tels que Inclusive Language in the Church paru en 1985, y font référence. L’objectif était de proposer au corps pastoral d’adopter un discours plus inclusif dans les sermons. En substituant le terme «enfant de Dieu» à celui de «fils de Dieu», par exemple. En réalité, l’écriture inclusive englobe un grand nombre d’outils. Entre autres les formes contractées, comme les acronymes M. pour Monsieur ou Me pour l’avocat. Elles sont déjà très présentes dans la langue française et ne représentent pas de difficultés particulières, excepté le fait qu’il peut y avoir des hésitations sur la forme que prend cette contraction.
«Le français a été complexifié pour permettre à une élite de le maîtriser et de s’assurer de certains privilèges.»
Les tests Pisa montrent une diminution des compétences en lecture des élèves ces dix dernières années. Ajouter des règles de neutralité aux règles orthographiques et grammaticales ne risque-t-il pas de rendre l’apprentissage plus difficile encore?
Il existe très peu de données empiriques sur les effets sur l’apprentissage de ces formes particulières qui existent déjà en français, comme la reformulation, le passif, la reféminisation de certains mots. Avec deux collègues logopédistes, nous avons publié un article sur le lien entre écriture inclusive, formes contractées et dyslexie. Nos conclusions nous amènent à penser que les contractions pourraient aider les individus qui présentent des déficits de la conscience morphologique (NDLR: une mauvaise représentation des morphèmes qui, à l’écrit, se traduit par une difficulté à identifier et orthographier correctement les mots) étant donné que la séparation qu’elles induisent permet de clarifier la nature du mot. Mais ce qui pourrait réellement aider les personnes souffrant de problèmes d’apprentissage ou de lecture, ce sont les réformes orthographiques et grammaticales. Cependant, elles restent très limitées et ne sont pas toujours appliquées, alors qu’il ne s’agit pas de simplifier le français mais de le clarifier.
Comment?
Revenir à l’accord de proximité, par exemple (NDLR: accorder l’adjectif, le déterminant ou le participe passé avec le nom le plus proche: «Les lecteurs et les lectrices averties»), serait bien plus naturel et bien plus aisé. Quant à l’accord du participe passé avec l’auxiliaire avoir, il n’a absolument aucun sens, aucune logique. Par ailleurs, pourquoi le mot «fantôme» s’écrit-il avec «f» et pas «ph» alors qu’il vient du grec? Le français a évolué de manière arbitraire. Il a été complexifié pour permettre à une certaine élite de le maîtriser et de s’assurer de certains privilèges. Ce qui est paradoxal, c’est que les personnes soucieuses d’interdire les formes contractées, au motif qu’elles sont trop complexes, sont les mêmes que celles opposées aux réformes simplifiant la langue française. Comme le souligne Christophe Benzitoune (NDLR: chercheur en sciences du langage à l’université de Lorraine) dans son ouvrage Qui veut la peau du français?, il est nécessaire de se questionner sur la nécessité d’enseigner un français qui n’est plus parlé.
Selon vous, l’écriture n’est pas qu’une affaire de linguistique, elle est aussi politique…
Outre le fait que les personnes qui votent à droite sont généralement réfractaires à l’écriture inclusive, un test d’orientation politique que nous avons élaboré a également montré qu’elles ne souhaitent pas se documenter sur le sujet. Le mandat du Robert, lorsque nous avons écrit Le Cerveau pense-t-il au masculin? était clairement de calmer les esprits dans ce débat sur l’écriture inclusive. Un individu m’a un jour écrit qu’il s’agissait d’un ramassis de bêtises. Quand il lui a été demandé de citer quel passage exactement posait problème dans le livre, il a répondu qu’il n’avait aucunement l’intention de l’ouvrir. Il m’est également arrivé, alors que je m’apprêtais à donner une intervention publique devant des politiques, de voir les représentants de la droite se lever pour quitter la salle avant même que je ne prononce le moindre mot. Ce type de réaction est aussi observée avec d’autres sujets, comme l’écologie. Les scientifiques éprouvent la plus grande peine à s’adresser à ces personnes qui ne veulent pas se documenter, malgré les efforts de vulgarisation consentis.
«Moins les individus possèdent de connaissances sur l’écriture inclusive et l’évolution du français, plus ils s’y montrent opposés.»
Votre ouvrage comporte de nombreux cas de structures langagières qui mettent le masculin en avant et dont nous n’avons pas conscience. L’androcentrisme du français est-il sous-estimé?
Il est sans doute plus facile d’éviter ces mécanismes dans l’écriture que dans le langage parlé. Formuler «nous allons ce soir chez Stéphane et Amandine» (quand un couple est cité, le nom de l’homme est souvent mentionné en premier) ou «entre hommes et femmes» se fait sans réfléchir. Ecrire la phrase en citant Amandine ou les femmes en premier demande un temps de réflexion, ce que l’écriture permet de faire. Ce qui est intéressant à observer, c’est qu’à partir du moment où une personne commence à y être attentive, elle s’aperçoit qu’elles sont présentes partout. Les individus sont tellement exposés à ces formes de langage, elles ont tellement été internalisées, qu’ils peinent à changer leurs habitudes. Tout comme il est difficile de se soustraire aux stéréotypes de genre, aux pressions et aux injonctions sociales. D’où l’importance d’aborder cela de manière constructive et bienveillante et d’avancer pas à pas.