En 2017 et 2018, des analyses ont révélé la relation commerciale déséquilibrée entre Nyrstar et son actionnaire principal, Trafigura, qui manœuvrait pour racheter l’entreprise. Elles ont été cachées par la direction. Une enquête judiciaire est en cours.
Il était plein d’espoir, Hilmar Rode, en débarquant fin 2016 à la tête de Nyrstar, leader minier sur le zinc et le plomb. Une entreprise belge en forme de supernova, née de l’association entre Umicore, l’ancienne Union Minière belge, et l’australienne Zinifex, faisant de cette coentreprise de quelque 4.000 employés de par le monde, un poids lourd du secteur coté en Bourse. Certes, au fil des années, les dettes s’étaient accumulées –plus d’un milliard d’euros– mais les mines d’Amérique du Nord généraient du cash à profusion, rassurait le nouveau CEO auprès de nos confrères de L’Echo au printemps 2017.
A l’époque, le presque quinquagénaire d’origine sud-africaine avait joint le geste à la parole, en acquérant pour 1,7 million d’euros d’actions et en encourageant le management à l’imiter. Et ce, alors même que le cours de l’action de Nyrstar plongeait d’année en année, pour osciller au moment de son arrivée entre cinq et sept euros. Loin des quelque 70 euros lors de l’introduction en Bourse, dix ans plus tôt, mais bien plus qu’aujourd’hui (autour de… 0,07 euro).
Il s’agit du plus grand hold-up de l’histoire industrielle belge.
Hilmar Rode, ingénieur bardé de diplômes, fort d’une riche expérience internationale de près de 25 ans, le soutenait: Nyrstar était un «bon investissement». La chute fut rude. Deux ans seulement après son arrivée, le cours de l’entreprise s’effondrait et, au terme d’une restructuration tortueuse avalisée par des tribunaux britannique et américain, l’ancien fleuron belge était racheté par le géant singapourien des matières premières Trafigura. Son principal actionnaire et, accessoirement, un partenaire commercial de premier plan. Officiellement, il s’agissait d’un sauvetage sur fond d’endettement XXL et de crise de liquidités. Officieusement, selon l’ancien PDG du consultant McKinsey pour le Benelux, ce fut tout simplement «le plus grand hold-up de l’histoire industrielle belge».
Après la tempête de la restructuration, Hilmar Rode a quitté le bateau sans bruit, Nyrstar n’étant plus qu’une coquille au service du vaisseau-amiral Trafigura, qui en détenait 98% en 2019. Quel regard porte-t-il sur son (court) passage chez Nyrstar? Mystère. Les questions que nous lui avons adressées sont restées sans réponse. Cela peut se comprendre: l’entreprise est sous le coup d’une enquête judiciaire, laquelle a débouché à l’automne dernier sur des perquisitions au sein de l’entreprise.
Rode lui-même, comme certains membres du conseil d’administration de Nyrstar (actuel et passé), risque une amende de l’ordre de 80.000 euros –le comité de sanctions de la FSMA, le gendarme boursier belge, doit se prononcer prochainement sur ce volet de l’affaire. De ces sanctions éventuelles va dépendre la suite de l’histoire. L’enquête judiciaire repose, justement, sur le rapport de la FSMA, elle qui s’est penchée dès l’automne 2019 sur une potentielle manipulation de cours. Voire sur l’occultation d’informations essentielles, par la direction de Nyrstar, au profit de Trafigura. Tant pour la justice que pour le gendarme boursier, se pose donc la question –cruciale– de la véritable nature des liens commerciaux entre Nyrstar et Trafigura, qui était à l’époque à la fois l’actionnaire principal, le prêteur, le fournisseur et le client. Se pourrait-il que les accords commerciaux aient (beaucoup trop) bénéficié au futur propriétaire?
Rapports enterrés
Manifestement, c’est exactement la question que s’est posée Hilmar Rode en arrivant à la tête de Nyrstar. Le CEO avait en effet commandé un premier rapport auprès du consultant McKinsey dès l’été 2017, puis un second en 2018, afin d’évaluer le manque à gagner sur les contrats passés avec Trafigura. Le Vif s’est procuré ces deux analyses, qui concluent sans ambiguïté à une perte de profitabilité pour Nyrstar (au profit de Trafigura), entre 65 et 89 millions d’euros par an. Et ce n’est pas une peccadille, vu le contexte. Courant 2018, Nyrstar craignait de ne pas pouvoir refinancer un emprunt de quelque 350 millions d’euros, et ce alors que son cours s’effondrait en Bourse pour atteindre un plus bas historique, torpillé par un «profit warning» (avertissement sur résultats) divulgué à l’automne.
Mais il y a pire: d’après nos informations, si ces analyses ont bien été mentionnées lors d’une réunion du board à l’automne 2018, elles n’ont pas été fournies à l’auditeur des comptes (Deloitte). Ce dernier en a malgré tout eu vent et a alors diligenté des audits supplémentaires sur les transactions entre Nyrstar et Trafigura. Le rapport de l’auditeur sur les comptes consolidés n’est paru qu’un an plus tard, en septembre 2019, et avec des réserves. Un peu tard. Car entre-temps, fin juillet de la même année, Nyrstar, désormais sous pavillon «trafigurien», annonçait la fin de sa restructuration, se félicitant du maintien de l’emploi des 4.200 employés et d’avoir surmonté sa situation d’insolvabilité.
Le double jeu de Trafigura
Un coup d’œil aux relations entre Nyrstar et Trafigura semble démontrer au contraire que le géant singapourien jouait double jeu pour accentuer l’endettement et la crise de liquidités que traversait l’entreprise. A l’époque, une série d’échanges internes, que nous avons pu consulter, fait clairement état de négociations commerciales compliquées, Nyrstar ayant manifestement conscience que son actionnaire majoritaire lui proposait des contrats s’écartant sensiblement des prix du marché. Ce qui ressort de l’analyse de McKinsey.
Pourtant, à aucun moment les rapports du conseil d’administration n’ont fait état de cette relation déséquilibrée, Hilmar Rode allant jusqu’à considérer, fin octobre 2018, dans sa communication externe, que Trafigura demeurait un actionnaire «solidaire». Idem sur le niveau d’endettement de l’entreprise. D’après des éléments que nous avons pu consulter, Rode et le conseil d’administration étaient au courant quinze jours avant cette communication interne de l’insoutenabilité de la dette, mais ne l’ont pas signalé. D’après plusieurs sources, il apparaît aussi qu’à l’été 2018, le CEO s’est interrogé sur une baisse «inexplicable» des bénéfices de l’entreprise, avant de comprendre, suite à un audit commandé cette fois à PWC, que le développement en cours d’une fonderie de Nyrstar à Port Pirie (Australie), asséchait singulièrement les finances de l’entreprise. «Le réaménagement de Port Pirie continue de s’intensifier conformément aux attentes de la direction», affirmait pourtant Hilmar Rode fin octobre 2018. Les véritables conséquences sur Nyrstar ne seront concrètement énoncées que plusieurs mois plus tard, en février 2019, après un second «profit warning » –la direction concédant finalement que le «réaménagement» de Port Pirie plombait les bénéfices attendus de l’entreprise.
Autant d’informations cachées qui ont conduit la FSMA à transmettre le dossier à la justice, estimant au passage qu’outre l’ancien CEO Hilmar Rode, Martyn Konig, Carole Cable, Christopher Cox, Anne Fahy et Jesús Fernandez, anciens (et parfois actuels) membres du conseil d’administration de Nyrstar, étaient eux aussi passibles d’une amende conséquente. Ils devraient être fixés sur leur sort cet avril.
Trafigura, par la voix d’un porte-parole, ne nie pas l’existence de ces rapports. Mais assure que «les accords commerciaux conclus entre Nyrstar et Trafigura étaient établis selon les conditions du marché et n’étaient pas la cause de la situation financière de Nyrstar.»
Sollicité, le parquet d’Anvers, où a atterri l’affaire, n’a pas réagi.
Face au géant du négoce, de petits actionnaires remontés et une justice désarmée
Trafigura, géant singapourien dont le siège se trouve en Suisse, pèse lourd, avec un chiffre d’affaires de plus de 240 milliards d’euros, pour un bénéfice net de 2,7 milliards, pour l’année 2024. Entrée au capital de Nyrstar courant 2014, la multinationale spécialisée en négoce de matières premières a très vite pris le contrôle, parvenant à faire nommer comme administrateur indépendant un certain Martyn Konig (il est ensuite devenu président du CA), alors que ce dernier avait défendu les intérêts de la direction de Trafigura au sein d’une petite structure, T Wealth Management. Ce dernier ne siège plus au sein de Nyrstar depuis 2023.
Attaquée par de petits actionnaires belges qui ont vu leur participation diluée dans la restructuration de l’entreprise, Trafigura fait valoir qu’elle et ses «principaux créanciers, dont 17 banques, ont joué un rôle clé dans l’alignement des intérêts des différents créanciers de Nyrstar en fonction de la priorité de leurs créances sur l’entreprise. L’objectif de cette restructuration était de doter Nyrstar d’une structure financière viable pour l’avenir, avec un coût supporté par l’ensemble des créanciers et parties prenantes», assure l’entreprise.
Pour Nyrstar, également mise en cause à Bruxelles par de petits actionnaires, le dernier round judiciaire en date s’est soldé ce mercredi (5 mars) par un non-lieu en sa faveur, faute de moyens politico-judiciaire disponibles et donc d’investigations, a déploré la chambre des mises en accusation de la Cour d’appel, qui au passage s’émeut de «l’incurie d’une gravité exceptionnelle» imputable à l’État belge, tandis que de son côté, Nyrstar se réjouissait que «l’enquête [n’ait] à aucun moment, produit suffisamment de preuves pour traduire la société en justice.»
D’autres actionnaires belges, dont certains sont actifs au sein de Quanteus Group, n’en démordent pas. Et dénoncent de leur côté une opération de prédation dans les règles de l’art, réclamant deux milliards d’euros de dédommagement. «Etant donné les procédures en cours, nous ne souhaitons rien communiquer pour le moment», ont signifié ces actionnaires, renvoyant à une intervention à la Chambre des représentants le 14 janvier dernier, en commission des finances. Le titre de leur présentation? «Comment exproprier les actionnaires minoritaires/investisseurs d’une société belge cotée en Bourse.»
Toute ressemblance avec le litige qui les oppose à Trafigura n’est, évidemment, pas fortuite.