Trois mois après le renversement du régime de Bachar al-Assad, de terribles massacres font peser une lourde menace sur la coexistence syrienne.
Les appels sont désespérés, et les témoignages glaçants. Pendant plusieurs jours, la communauté alaouite, dont est issu le dictateur déchu Bachar al-Assad, a été la cible de factions djihadistes suspectées d’agir avec la complicité du nouveau pouvoir syrien. «Dans le village de Haffeh, à 25 kilomètres de Lattaquié, des commandos ont fait irruption le 7 mars vers midi, ils ont tué 40 habitants, y compris des femmes et des personnes âgées, dont mon propre père, et sont revenus pour tout voler et finalement incendier les maisons», témoigne Ibrahim (1), qui garde provisoirement sa place de haut fonctionnaire au ministère de la Culture –«mais on ne me donne plus de mission», ajoute-t-il.
Quelque 1.000 civils ont péri, d’après un relevé de l’Observatoire syrien des droits de l’homme, installé à Londres. Un chiffre qui serait bien en deçà de la réalité. Résidant à Damas, Ibrahim est dans l’impossibilité de rejoindre Lattaquié, sur la côte, pour rendre hommage à son père: «La route est fermée et, de toute façon, ce serait fort risqué pour moi de faire le trajet.» Les médias internationaux n’y ayant pas davantage accès, il est difficile d’authentifier les nombreuses vidéos montrant des corps de civils de tous âges jonchant le sol, dans les maisons comme dans les rues. «Tout ce que nous entendons vient de nos proches et amis qui ne sont pas encore tués», témoigne Sara via Facebook.
Comment en est-on arrivé là? D’après le nouveau pouvoir issu du Hayat Tahrir al-Cham (HTC), groupe islamiste issu d’Al-Qaeda qui a renversé Assad, ce sont les partisans de l’ancien régime qui sont à l’origine des violences, un narratif qui a percolé jusque dans le communiqué de l’Union européenne. «En réalité, tout a débuté le 4 mars à Lattaquié, recadre Fabrice Balanche, maître de conférences en géographie à l’université Lyon 2. Des miliciens de HTC ont été tués dans un quartier populaire de Lattaquié, et le pouvoir a répliqué à l’arme lourde.» Le lendemain, c’est le village de Dalieh, un lieu de pèlerinage alaouite à l’est de Banias, qui était la cible de bombardements depuis des hélicoptères.
Le 6 mars, «les colonnes de pick-up du HTC et de ses alliés ont afflué vers la région côtière et ont tenté d’investir la montagne, mais certains d’entre eux sont tombés dans des embuscades». La résistance alaouite n’entendait pas se laisser faire. «L’annonce de la formation du « Conseil militaire » sur la côte syrienne, dirigé par le général de brigade Ghiath al-Dali, l’un des officiers supérieurs de la quatrième division de Maher al-Assad (NDLR: frère cadet de Bachar) a servi de prétexte à cette opération militaire d’envergure, ajoute le professeur. Car cette « insurrection alaouite » est bien incapable de prendre le contrôle de la région côtière.»
Punition collective
Depuis la chute du régime Assad, les alaouites (10% de la population) subissent des vexations et des insultes de la part de miliciens ou d’habitants qui les traitent ouvertement de «porcs». Victimes d’une sorte de punition collective, des innocents sont tués ou licenciés simplement parce qu’ils sont alaouites, alors qu’ils n’ont aucun lien avec l’ancien pouvoir et, souvent, le combattaient. A cela s’ajoute le stigmate de l’hérésie religieuse et de l’«impureté» aux yeux des sunnites fanatisés. Les chrétiens restent pour l’heure tolérés, même si huit d’entre eux ont été tués durant ces journées noires. S’en prendre ouvertement à eux risquerait de faire obstacle à la levée des sanctions occidentales.
Aujourd’hui, le hashtag StopAlawiteGenocide a fleuri sur les réseaux. Toutefois, «on n’est pas du tout sur une violence qui peut être qualifiée de génocidaire, mais bien sur une forme de nettoyage ethnique de basse intensité», tient à préciser la politologue française Myriam Benraad. Cette professeure en relations internationales à la Schiller International University préfère parler de «dé-assadisation» de la Syrie, «qui passe par un certain nombre de purges, de violences, de reprises en main de territoires, où l’on fait taire les voix dissidentes. La visée est clairement de démembrer et de neutraliser tout ce qui peut subsister de l’ancien régime.»
«On est loin d’une Syrie libérée et qui va vers le mieux.»
Accord avec les Kurdes
Le nouveau maître de Damas, Ahmed al-Charaa, a promis de poursuivre les responsables des massacres. «Quand il avance que ces terroristes n’ont rien à voir avec le HTC, ni avec la mouvance qu’il a pu diriger à une époque, c’est quand même un peu facile», analyse la politologue. Elle juge l’homme ambivalent: «Il déclare qu’il veut aller dans le sens de la paix, de la réconciliation. Mais en tant qu’ancien djihadiste, qui portait encore récemment le nom de guerre de Abou Mohammed al-Joulani, il garde de la rancœur en lui. Et puis, quels sont ses moyens pour punir les responsables? Il n’y a pas de justice établie aujourd’hui en Syrie. Tout est à reconstruire.»
Pour Myriam Benraad, «on est loin d’une Syrie libérée et qui va vers le mieux. On y croyait après le renversement d’Assad, mais on était alors dans cette latence popularisée par Donald Horowitz (NDLR: professeur américain de sciences politiques), à savoir cette courte période de calme qui peut suivre de grands bouleversements. Cela dure quelques semaines, quelques mois, avant un déclenchement de violence qui couvait. Je pense qu’on est vraiment là-dedans.»
Malgré ce sombre tableau, un accord a été signé le 10 mars entre le président al-Charaa et le chef des Forces démocratiques syriennes (FDS, à dominante kurde), Mazloum Abdi, et qui prévoit l’intégration, au sein de l’Etat central, des institutions civiles et militaires relevant de l’administration autonome kurde. Mais on est encore très loin d’un gouvernement inclusif. Un dialogue national a bien été mis en place mais il n’aura duré… qu’une semaine. Pour Ibrahim l’alaouite, qui a servi avec fierté la culture de son pays, «l’idéologie islamiste du nouveau pouvoir ne changera pas. La Syrie, pour moi, c’est fini.»
(1) Prénom d’emprunt.