Quelles conséquences aura le dégraissage de l’USAID? Illustration éloquente en Asie du Sud-Est: drame humanitaire, recul des droits humains, opportunité pour la Chine…
LE CONTEXTE
5.200 financements abrogés
Lors de son retour à la Maison-Blanche, le 20 janvier dernier, Donald Trump a signé un décret gelant l’aide étrangère des Etats-Unis pendant 90 jours. Le 10 mars, 5.200 financements de l’Agence américaine de développement USAID, créée en 1961, ont été abrogés; un peu plus de 1.000 ont été conservés. Ainsi, 83% des programmes pour l’étranger qui ont été supprimés, avec des conséquences directes pour des milliers de personnes dans le monde. Le budget de l’USAID s’élève à 42,8 milliards de dollars par an. Ce quasi-démantèlement s’inscrit dans le cadre des initiatives de la commission à l’efficacité gouvernementale (Doge), dirigée par Elon Musk, pour réduire drastiquement le coût de l’administration américaine.
Pour accéder à l’appartement, il faut d’abord passer un portail surveillé par un agent de sécurité, ouvrir une porte à l’aide d’un badge électronique, une deuxième, puis sortir d’un premier bâtiment, entrer dans un second, badger à nouveau, prendre l’ascenseur, monter très haut, longer ensuite un couloir, pour enfin arriver à destination. «C’est sécurisé ici», lâche avec un sourire Keo (1), qui accueille dans un trois pièces perché sur l’un des nombreux gratte-ciel que compte Bangkok. Ce réfugié politique cambodgien vit ici, caché avec sa femme et leurs trois enfants, loin de tout soupçon. Mais au cours de ce mois de mars, la famille devra décamper.
L’ONG Manushya Foundation, qui prenait en charge le loyer jusqu’alors, ne peut plus payer. Son budget dépendait à 75% de l’USAID, l’Agence américaine de développement démantelée par l’administration Trump sous la houlette du milliardaire Elon Musk. Keo est dévasté. Lui qui pensait avoir enfin trouvé un endroit sûr pour sa famille sera contraint de déménager pour la quatrième fois depuis son arrivée en Thaïlande, il y a deux ans, pour fuir les persécutions du régime cambodgien. «J’ai le cœur brisé, il faut tout recommencer à zéro», déplore le dissident, cloîtré dans l’appartement, la peur au ventre, depuis qu’un autre opposant cambodgien a été abattu, fin janvier dernier, en pleine rue à Bangkok; un assassinat téléguidé par Phnom Penh, selon lui. A côté, sa femme sanglote: «J’ai peur pour les enfants, on n’a pas d’autre endroit où aller, c’est dur mais il faut garder espoir.»
Ratha (1), lui, a perdu tout espoir d’être réinstallé dans un autre pays. Cet opposant cambodgien habite la même résidence, dans la tour d’en face. Depuis l’annonce fracassante du nouveau locataire de la Maison-Blanche, il sait aussi qu’il lui faudra quitter les lieux avec femme et enfants. «La mort nous guette, dit-il, notre priorité maintenant est d’éviter la déportation ou l’élimination.»
Détruire le système
En tout, 35 réfugiés politiques et leurs familles soutenus par Manushya Foundation devront quitter leur planque dans les prochaines semaines. «C’est un choc, je ne sais pas comment continuer à les protéger», se désole Emilie Palamy Pradichit, directrice de cette petite ONG de quinze personnes située à Bangkok qui aide les dissidents de la région fuyant les régimes autoritaires. Les yeux cernés pour cause de sommeil agité depuis l’annonce brutale, le 20 janvier, du gel de l’aide américaine, elle confie, entre deux rendez-vous avec d’éventuels bailleurs de fonds, avoir dû faire des choix difficiles: «J’ai licencié sept personnes, près de la moitié de mon équipe, pour aider un peu plus longtemps les activistes que l’on cache. Mais jusqu’à quand ?», s’interroge-t-elle.
Emilie Palamy Pradichit ne verra pas la couleur des 560.000 dollars que son organisation était censée, cette année, recevoir de l’USAID. «Ce n’est pas une simple crise financière, c’est vraiment une question de vie ou de mort», répète la militante, qui a lancé une campagne de crowdfunding pour tenter de survivre. «C’est la fin de l’aide au développement telle qu’on l’a connue», ajoute-t-elle. Elle ne s’attendait pas à une mesure aussi radicale: «Trump ne veut pas réformer le système pour le rendre meilleur. Avec Musk, ils veulent juste le détruire.»
Traitement du VIH, préservation de la biodiversité, renforcement de la gouvernance locale, promotion des droits de l’homme: en 2024, l’USAID a alloué 860 millions de dollars en Asie du Sud-Est. D’après les données du Lowy Institute, les Etats-Unis sont le cinquième partenaire bilatéral en matière de développement dans la région, avec dix milliards de dollars injectés depuis 2015. Dans un récent podcast du think tank australien, le chercheur Alexandre Dayant rappelle qu’en Asie du Sud-Est, Washington joue un rôle important dans le domaine de la santé, fournissant environ 10% de l’aide régionale. «La suspension menace des programmes essentiels comme des initiatives en matière de nutrition et de santé maternelle», souligne l’économiste attaché au Lowy Institute. D’après lui, les grandes économies de la région, notamment l’Indonésie ou les Philippines, devraient globalement peu ressentir le gel de l’aide américaine. En revanche, des pays comme la Birmanie ou le Cambodge, pour qui les Etats-Unis sont le principal donateur d’aide humanitaire, seront les plus durement affectés.

Réfugiés birmans lésés
En Birmanie, où l’ONU estime que 20 millions de personnes sont dans le besoin à cause de la guerre civile qui a suivi le coup d’Etat de 2021, les Etats-Unis ont toujours fourni, via des partenaires locaux, une aide conséquente aux régions difficiles d’accès, note Su Mon Thazin Aung, chercheuse invitée à l’Institut Yusof Ishak de Singapour, dans un article publié par le centre de recherche. «Les dommages causés par Trump 2.0 au secteur humanitaire en Birmanie ne se limitent pas à la perte d’emploi du personnel des organisations communautaires locales. Ils mettent aussi en péril la vie de milliers de personnes», écrit l’experte.
«C’est la fin de l’aide au développement telle qu’on l’a connue.»
Dans l’ouest de la Thaïlande, près de la frontière avec la Birmanie, l’International Rescue Committee (IRC), qui avait érigé plusieurs hôpitaux pour les réfugiés birmans, a été contraint, du jour au lendemain, de fermer ses installations. L’arrêt de ces centres de soins a empêché des femmes enceintes et des personnes ayant besoin de bonbonnes d’oxygène d’accéder aux soins. Début février, quatre jours après avoir été renvoyée chez elle, une réfugiée birmane souffrant d’une maladie pulmonaire est décédée, rapporte le Bangkok Post. Le secrétaire d’Etat américain Marco Rubio avait pourtant déclaré que l’aide humanitaire vitale serait exemptée de la suspension.
Contrairement à l’IRC et à d’autres associations qui œuvrent aussi dans les camps de réfugiés birmans, The Border Consortium (TBC) n’a pas reçu l’ordre de stopper ses activités. L’heure est à l’incertitude, mais son directeur reste optimiste: «On garde tout de même l’espoir que les Américains reprendront leur soutien dans les prochains mois», insiste Léon de Riedmatten, qui «cherche à boucher les trous de manière très pragmatique». Le patron de cette ONG venant en aide aux réfugiés birmans fuyant la dictature militaire court partout, ces dernières semaines, pour trouver des parades au «coup de massue» asséné par Donald Trump. En effet, la suspension de l’aide étrangère américaine a plongé TBC dans l’inconnu: 60% de son budget dépend de la contribution financière des Etats-Unis. Fondée en 1984, l’ONG fournit actuellement nourriture et abris à 108.000 Birmans répartis dans neuf camps de réfugiés, et recevait jusqu’alors 1,3 million de dollars, chaque mois, du Département d’Etat américain. En février, à cause de la suspension, l’enveloppe n’est pas tombée.

La course aux donateurs
Le visage grave mais le ton posé, Léon de Riedmatten affirme qu’un «résidu» du dernier versement de Washington permet à l’ONG de tenir en denrées alimentaires jusqu’à la mi-mars. «Si les vivres sont coupés, ce sera extrêmement difficile», prévient le directeur de TBC, qui revient d’un séjour en Australie et en Nouvelle-Zélande, en quête de nouveaux donateurs. «On m’a écouté, mais les effets des ordres exécutifs de Trump touchent tout le monde. Des milliers d’organisations cherchent de nouveaux soutiens, alors il faut être réaliste», raconte l’homme qui a plus de 40 ans de métier dans l’humanitaire. Comprendre: il y aura peut-être des substituts, mais ils ne seront certainement pas suffisants.
«Il faut tout essayer», enchaîne Léon de Riedmatten, qui reçoit au siège de l’ONG, à Bangkok. Des toiles représentant des réfugiés birmans tapissent les murs des locaux où règne un calme plat. «Au sein du personnel, il y a de la solidarité avec tous ces réfugiés et déplacés. Mais qui dit moins de moyens financiers dit moins d’activité: tout le monde sent qu’une période compliquée s’ouvre devant nous.»
Plusieurs ONG affirment que ce retrait américain est une aubaine pour les régimes autoritaires, dans une partie du globe où la démocratie est en recul, et à un moment où la société civile est la plus vulnérable. Pour John Quinley, directeur de Fortify Rights, c’est un coup dur pour les droits humains dans la région: «La fin du soutien américain à ces structures locales, médias indépendants et groupes de défense des droits de l’homme, qui effectuent un travail remarquable depuis des années va profiter à des dictateurs comme Min Aung Hlaing (NDLR: le général auteur du dernier putsch en Birmanie, à la tête du pays depuis le 1er février 2021), responsable de crimes contre l’humanité», s’inquiète le dirigeant de cette ONG basée à Bangkok. Il cite une association partenaire documentant, sur le terrain, les atrocités de l’armée birmane qui est en passe de mettre un terme à ses activités, puisqu’elle dépend quasi intégralement de fonds américains.
«Le régime chinois n’est pas susceptible de se substituer aux donations de Washington.»
Politiques répressives dopées?
Lui comme d’autres experts estiment par ailleurs que ce désengagement de Washington pourrait, d’un point de vue stratégique, faire la part belle au régime chinois. Lequel cherche a renforcer son influence dans les parages et, selon un sondage mené par l’Institut Yusof Ishak (Singapour) l’an passé auprès des décideurs d’Asie du Sud-Est, a pour la première fois «dépassé les Etats-Unis» en tant que partenaire préféré. «Le démantèlement de l’USAID par Trump va diminuer le soft power des Etats-Unis dans la région et donner plus de pouvoir à Pékin, soutient John Quinley. Les pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean) se tournent aujourd’hui nettement vers la Chine, l’imitent beaucoup. Sans l’implication des Etats-Unis et leur capacité à soutenir des groupes prodémocratie dans la région, l’empreinte de la Chine va s’accroître et Pékin pourrait insuffler ses politiques répressives aux pays d’Asie du Sud-Est.»
Côté humanitaire, en revanche, le régime chinois n’est pas susceptible de se substituer aux donations de Washington, premier donateur mondial, avancent les analystes. Pékin, qui a peu d’expérience en matière d’assistance spécialisée (lutte contre les épidémies, distribution de l’aide humanitaire en zone de guerre), a une approche différente de l’aide. La Chine, écrivent deux chercheurs de l’Institut Yusof Ishak dans un article consacré au sujet, «privilégie les infrastructures matérielles au détriment du capital humain et des capacités institutionnelles, et a tendance à ne pas tenir ses promesses d’aide».
(1) Le prénom a été modifié pour des raisons de sécurité.