Réduire la consommation d’alcool reste un défi pour les plus de 65 ans. Habitudes sociales, mémoire émotionnelle et solitude rendent le changement difficile, même si les recommandations médicales se sont durcies ces dernières années.
10+2. Dix unités d’alcool par semaine (1), avec au moins deux jours consécutifs d’abstinence. Telles sont les recommandations du Conseil supérieur de la santé (CSS) en matière de consommation d’alcool (2). (Les dépassez-vous? Faites notre test pour le déterminer).
Selon la dernière étude sur les habitudes santé des Belges de Sciensano, 15,7% des plus de 65 ans boivent de l’alcool chaque jour, soit deux fois plus que la moyenne nationale (7,7%) et dix fois plus que les 15-24 ans (1,3%). Un cinquième des aînés dépassent même les recommandations du CSS des dix unités hebdomadaires.
Les seniors ne boivent pas forcément plus en quantité totale que les jeunes et autres tranches d’âge, mais leur rythme est très différent. Leur consommation s’inscrit dans une régularité quotidienne. La moyenne hebdomadaire des plus de 65 ans atteint 9,8 unités, en hausse par rapport à 2018. A titre de comparaison, les 15-24 ans consomment en moyenne 12,9 unités par semaine, mais concentrées sur quelques occasions festives. Deux logiques opposées se dessinent. La constance pour les premiers, l’excès ponctuel pour les seconds.
Pour Catherine Hanak, cheffe de clinique en psychiatrie au CHU Brugmann et responsable des programmes d’addictologie, cette régularité rend le changement particulièrement difficile. «Avec l’âge, l’alcool cesse d’être seulement festif. Il devient une réponse à la solitude, au stress, aux inconforts du quotidien. Le cerveau se souvient qu’après avoir bu un verre, on se sentait moins triste, plus en forme, en confiance. L’alcool crée des émotions positives difficiles à remplacer par d’autres rituels. L’habitude reste plus forte que l’injonction sanitaire. Réduire l’alcool chez les seniors ne se résume pas à un conseil d’hygiène. C’est toucher à des pratiques imbriquées dans la mémoire, les émotions, la vie sociale.»
Le corps ralentit, mais pas l’habitude
Avec l’âge, l’organisme modifie sa manière de gérer l’alcool. Le foie métabolise plus lentement, la masse musculaire diminue et la proportion de graisse augmente, ce qui entraîne une diffusion plus lente de l’alcool dans le sang. Le cerveau devient plus sensible, ce qui accentue les effets sur l’équilibre, la mémoire et le sommeil. Le même verre, anodin à 40 ans, a des répercussions durables à 70 ans. «Les seniors ressentent parfois une tolérance apparente parce qu’ils boivent depuis longtemps, sans avoir l’impression de nouveaux effets, mais cette impression masque une vulnérabilité accrue», juge Catherine Hanak.
Cette fragilité biologique se traduit par des risques accrus dans la vie quotidienne. Une consommation régulière augmente la probabilité de chutes, de troubles cognitifs ou de dépression, même si l’alcool n’est pas immédiatement perçu comme responsable. Les effets s’accumulent de façon insidieuse. Un verre chaque jour suffit à altérer la qualité du sommeil, à réduire les réflexes ou à interférer avec des traitements courants.
Les interactions médicamenteuses constituent un facteur majeur. Passé 65 ans, une large part de la population suit des traitements pour l’hypertension, le diabète, les douleurs chroniques ou l’anxiété. L’alcool peut diminuer l’efficacité de ces médicaments, accentuer leurs effets secondaires et fragiliser davantage l’organisme. «Les patients expliquent parfois qu’ils se sentent plus fatigués ou qu’ils chutent plus souvent. Ils l’attribuent à l’âge ou à leurs maladies, mais rarement à l’alcool. Or, quand on croise consommation régulière et médicaments, les effets se renforcent. C’est une interaction silencieuse, difficile à percevoir sans un regard médical extérieur», souligne Catherine Hanak.
L’alcool est en outre classé cancérogène avéré pour l’humain par le Centre international de recherche sur le cancer. Les localisations les plus concernées sont le sein, le foie, la bouche, le pharynx et l’œsophage. Le risque augmente proportionnellement à la dose, sans seuil protecteur. Un seul verre par jour accroît déjà de sept à dix pour cent le risque relatif de cancer du sein, selon plusieurs études européennes. En valeurs absolues, cela représente environ deux cas supplémentaires pour 100 femmes par rapport à celles qui boivent moins d’un verre par semaine. A deux verres quotidiens, l’excès grimpe à cinq cas pour 100. Pour les cancers de la bouche et du pharynx, une consommation équivalente à un verre par jour augmente le risque d’environ 40%, et de près de 97% à deux verres quotidiens. Ces données rappellent qu’il n’existe pas de seuil sans danger. Le risque commence dès les faibles consommations et s’accroît avec la dose.
L’alcool structure le quotidien
La difficulté des seniors à réduire leur consommation d’alcool tient aussi à des freins culturels et sociaux. Ceux qui ont grandi avec un verre de vin à table ou l’apéritif du soir perçoivent difficilement ces pratiques comme un risque. «C’est un changement de paradigme. Avant, on disait que si on buvait trop, vraiment trop, ce n’était pas bon. Mais aujourd’hui, les nouvelles recommandations concernent tout le monde. Un produit associé au plaisir de la table ou aux célébrations devient soudain un facteur de vigilance. Les plus jeunes ont parfois plus facile à opérer ce changement, parce que leurs habitudes sont moins ancrées», explique Catherine Hanak.
C’est aussi pour cette raison que les consultations liées à l’alcool interviennent souvent tard, après des décennies de consommation installée: «Les patients attendent un signal. Cela prend du temps avant qu’il arrive. Dès lors, ceux qui consultent ne sont pas particulièrement jeunes. Ces habitudes, enracinées depuis des décennies, sont difficiles à modifier. On demande de défaire la trame même de la vie quotidienne».
La difficulté des seniors à réduire leur consommation tient aussi à la dimension affective de l’alcool. «Le produit alcool est attaché à une mémoire émotionnelle. Le cerveau garde en mémoire qu’après un verre, on se sentait moins triste, plus en forme, plus confiant. Ces habitudes sont beaucoup plus difficiles à modifier qu’un simple geste, comme changer la place de ses clés sur une étagère. Les recommandations demandent de recréer de la nouveauté par rapport à tout cela, et c’est normal que cela prenne du temps.»
Changer ces habitudes implique aussi de transformer un cadre social. L’alcool n’est pas seulement une pratique individuelle, il rythme les repas de famille, marque les week-ends et structure les lieux de sociabilité. «Cela implique de modifier ses relations sociales. Les personnes évoquent des habitudes très implantées, presque impossibles à remplacer. Le sentiment de solitude joue aussi un rôle: certains boivent chez eux pour passer le temps, d’autres fréquentent des lieux où l’alcool est central afin de maintenir une vie sociale», analyse la psychiatre.
Face à cette réalité, l’objectif qu’elle recommande n’est pas l’abstinence, mais l’adaptation: «Le monde n’est pas prêt à vivre sans alcool. Le mieux est d’adapter ses habitudes, instaurer des jours sans, éviter de boire seul, trouver d’autres rituels sociaux. Diversifier les campagnes de sensibilisation est aussi essentiel, car une consommation n’est pas l’autre et elle évolue selon les âges. Tout le monde se croit protégé dans son cercle social, mais c’est une illusion.»
(1) Une unité correspond à dix grammes d’alcool pur, soit une bière «pils» de 25 cl, un verre de vin classique de 10 cl ou 4 cl de spiritueux à 40% d’alcool.
(2) Depuis 2024, le Conseil supérieur de la santé a émis un avis plus strict, mettant en garde dès la première goutte: «Il n’y a pas de niveau de consommation d’alcool sans risque pour la santé. Même une consommation légère ou modérée augmente le risque de maladies graves».
















