Dans un monde en perpétuelle évolution technologique, les «new collar workers» sont devenus une perle rare pour les entreprises. Plus que leur parcours académique, ce sont leurs compétences techniques et leur capacité d’adaptation qui les font briller aux yeux des recruteurs.
Les cases ont longtemps été figées. Jusqu’au siècle dernier, la sphère professionnelle se résumait en une vision binaire, faisant s’opposer deux catégories de travailleurs. D’un côté, les cols blancs (en anglais, white collars), ces employés de bureau, cadres ou fonctionnaires administratifs, parfois considérés comme appartenant au monde des élites. De l’autre, les cols bleus (blue collars), ces ouvriers exécutant des tâches manuelles, jouissant d’une moindre valorisation sociale.
La mue progressive du monde du travail et les évolutions sociétales ont rendu ces frontières poreuses, faisant apparaître de nouvelles catégories de travailleurs, comme les grey collars. La crise climatique a en outre fait émerger le concept de cols verts (green collars), désignant les professionnels actifs dans la transition écologique et énergétique (spécialistes de la gestion des déchets, techniciens spécialisés en installation de panneaux photovoltaïques, etc.)
La révolution numérique, et singulièrement le big bang provoqué par l’intelligence artificielle, a fait naître une énième catégorie: les new collar workers. Mentionné pour la première fois en 2017 par Ginni Rometty, qui était alors CEO du géant informatique IBM, le terme désigne des travailleurs dotés de compétences techniques avancées (développement informatique, codage, expertise en IA, data ou en cybersécurité) qui leur permet de briller dans les secteurs technologiques, mais également dans un tas d’autres filières où ces technologies sont devenues incontournables (soins de santé, finance, communication…). Ils sont aussi dotés d’importantes soft skills (résolution de problème, communication, empathie…) qui leur permettent de collaborer en équipe et avec différents services.
Formations alternatives
«Dans le cas des new collar workers, ces compétences ont souvent été acquises en dehors d’un parcours scolaire ou académique plus traditionnel, précise Sébastien Delfosse, ManPower Global Brand Leader. Ou du moins, elles ont été renforcées de façon alternative ou autodidacte après un cursus académique.» Le «new collar worker» a donc rarement suivi une formation en informatique sur les bancs de l’université, mais s’est plutôt spécialisé ultérieurement via des formations express, que ce soit en présentiel (par exemple BeCode, qui a déjà formé des milliers de Belges au codage) ou à distance (via des formations gratuites dispensées par Microsoft, Open AI ou même LinkedIn). «L’offre de formations alternatives pour l’acquisition de ces technologies s’est fortement étendue ces dernières années», constate Sébastien Delfosse. Une réponse aux besoins croissants des entreprises et, parfois, à la (trop) lente adaptation des canaux d’apprentissages classiques qui peinent à suivre le rythme effrené de l’IA.
Si le terme de new collar workers est passé dans le langage courant dans le monde anglo-saxon, il reste encore peu utilisé en Belgique. «Même certains recruteurs ne le connaissent pas, sourit Jens Spittael-Speeckaert, directeur chez Robert Walters. Pourtant, il désigne une véritable réalité professionnelle.» Les affinités technologiques, déjà valorisées au début du processus de digitalisation des entreprises, sont en effet devenues essentielles lors de la pandémie de Covid-19 et l’essor du travail hybride. Aujourd’hui, la révolution IA les rend tout bonnement incontournables. «Cette accélération technologique subite a sans doute renforcé le besoin de mettre un nom sur ces catégorie de jobs et de travailleurs», estime Sébastien Delfosse.
Des profils précieux
Pour répondre aux évolutions frénétiques de l’IA, les new collar workers se démarquent d’ailleurs par leur véritable capacité d’adaptation. «Cette volonté de se réinventer constamment est caractéristique de leur profil, insiste Grégory Renardy, directeur général de Page Group Belgique. Une personne formée dans une technologie spécifique il y a dix ans est aujourd’hui parfois complètement dépassée. On est entré dans une phase de changement permanent, donc cette capacité à être curieux, à appréhender spontanément une nouvelle fonctionnalité et à gérer ces nouveautés est primordiale.»
De par leur versatilité, ces travailleurs sont devenus des parles rares pour les entreprises. «Ce sont souvent des profils extrêmement pénuriques, observe Simon Wuidar, chercheur senior à HEC Liège. Même s’il en émerge de plus en plus, cela reste toujours très compliqué d’en trouver.» Une carence qui pousse les employeurs à élargir leurs méthodes de recrutement. «Ils sortent des canaux de base et investissent par exemple les réseaux sociaux, insiste Simon Wuidar. Mais parfois, ça ne suffit pas, et les recruteurs préfèrent externaliser leur recherche, en se tournant vers l’étranger.»
«Cette volonté de se réinventer constamment est caractéristique du profil des new collar workers. On est entré dans une phase de changement permanent, donc cette capacité à être curieux, à appréhender spontanément une nouvelle fonctionnalité et à gérer ces nouveautés est primordiale.»
Ce contexte tendu pousse en outre les recruteurs à repenser leurs exigences de sélection. Dans ce cadre, ce sont les compétences, plus que le diplôme, qui priment. «Ce type de profils ne répond pas toujours à une fiche de critères précis, remarque Jens Spittael-Speeckaert. On est souvent contraint d’adapter nos questions. On n’interroge plus seulement le candidat sur ce qu’il a étudié et sur les postes qu’il a occupés par le passé. On veut réellement connaître le rôle exact qu’il a endossé, les tâches qui lui ont été confiées et les compétences qu’il a développées, qui ne sont parfois pas mentionnées explicitement sur un CV.» A l’instar du secteur culturel, c’est donc le «portfolio» du candidat qui pèse dans la balance, plus que sa formation initiale.
Le diplôme est-il pour autant devenu obsolète? Pas si vite. «Même si ces nouveaux profils IT sont plus valorisés qu’auparavant sur le marché du travail, et qu’il y a un certain assouplissement des critères de recrutement à leur égard, le diplôme reste important en Belgique, insiste Simon Wuidar. Surtout pour les grandes entreprises, qui ont des procédures complexes de recrutement. On n’y entre pas comme ça. Le diplôme d’ingénieur informatique reste quand même la porte d’entrée standard pour ce type de sociétés.»
L’Europe plus conservatrice
«Un diplôme ouvre toujours des portes qui seraient restées fermées autrement, confirme Jens Spittael-Speeckaert. Surtout pour les jeunes talents, pour lesquels les critères restent encore très stricts, car ils peuvent rarement démontrer l’acquisition de compétences. D’autant qu’avec la crise économique actuelle, les employeurs ont tendance à revoir leurs exigences à la hausse pour ne pas se louper. Par contre, pour un profil avec dix ans d’expérience, on sera peut-être plus flexible sur le diplôme si le candidat fait preuve d’un large savoir-faire.»
Mais la souplesse accordée aux new collar workers concerne rarement d’autres profils. Dans de nombreuses filières professionnelles, le diplôme reste un gage de qualité indéniable. D’autant que l’automatisation offerte par l’IA risque de faire disparaître des emplois, ce qui va augmenter la pression sur la demande, souligne Grégory Renardy. «Les sociétés vont recruter de manière moins volumique et vont pouvoir maintenir un niveau d’exigence important sur la qualification», prédit le directeur général de Page Group Belgique, qui insiste en outre sur l’importance de développer ses soft skills pour se démarquer concurrentiellement face à l’IA.
Un constat d’autant plus réel en Belgique et en Europe, qui répondent à une approche «plus conservatrice» du processus de recrutement. «L’accès à certaines fonctions est très règlementé pour protéger certaines professions», note Sébastien Delfosse. «L’Europe est d’ailleurs fortement en retard comparé aux modèles anglo-saxons et surtout aux Etats-Unis, simplement car elle ne mène pas le même combat, tranche Grégory Renardy. Les Etats-Unis sont beaucoup plus orientés vers l’entrepreunariat et la simplification administrative pour doper la création de valeur, là où l’Europe met davantage l’accent sur la régulation et le contrôle. Et ce fossé ne saurait que s’accentuer à l’avenir.»















