Juste interdire les drogues rend les trafiquants plus puissants, plus riches et plus efficaces. Repenser la politique drogues qui se résume souvent au volet sécuritaire devient urgent.
Après les violentes fusillades liées au trafic de drogue à Bruxelles, dans les quartiers du Midi et de la Porte de Hal, la question de la politique à mener en matière de drogues se pose. Bien sûr, la sécurité doit être assurée par les forces de l’ordre et il faut leur en donner les moyens. Mais la réponse sécuritaire sera-t-elle suffisante ? Pas sûr. Hasard du calendrier, la FEDA, Fédération bruxelloise des institutions spécialisées en matière de drogues et addictions, organise justement, ce lundi 19 février, une journée d’étude baptisée « Drugs in Brussels ». Des représentants des partis francophones, dont le bourgmestre PS de Bruxelles Philippe Close, participeront à cette journée. Une occasion pour les interpeller sur la nécessité d’amener les politiques drogues vers plus de cohérence et une reconnaissance de tous les acteurs concernés. Entretien avec Stéphane Leclercq, directeur de la FEDA.
Les fusillades liées au trafic de drogues à Bruxelles, cela vous surprend-t-il ?
Oui, on est évidemment surpris par cette hausse de violence. On avait plutôt l’habitude de voir de tels faits de violence en Amérique latine. Mais, ces dernières années, c’est de plus en plus présent et visible en Europe. Les réseaux criminels liés à la drogue grandissent. Ils sont devenus très puissants, avec beaucoup d’argent en jeu. C’est vrai en Belgique et dans d’autres pays. Depuis vingt ans, il y a une augmentation des consommations dans toute l’Europe, pour toutes les substances sauf l’héroïne qui est en régression.
A quoi est-ce dû ?
Nous vivons dans des sociétés de plus en plus addictogène. C’est le résultat du monde individualiste où la performance est très valorisée. Un monde de consommation où on recherche le plaisir immédiat et facile. Dans ce contexte, les drogues se retrouvent sur le marché de la consommation comme d’autres biens, de plus en plus accessibles. Comme d’autres biens de consommation, les drogues répondent à des besoins très variés. Certains consomment de manière occasionnelle pour faire la fête, d’autres pour leur développement personnel, d’autres encore pour soulager leur mal-être. Pour les plus précaires, cela permet de survivre à la vie de rue.
L’offre crée la demande ou le contraire ?
Difficile à dire. Les deux se nourrissent l’un l’autre sans doute. Il y a des facteurs sociétaux qui expliquent la consommation grimpante. Par ailleurs, on est dans un monde de plus en plus globalisé où on a facilement accès à toutes sortes de produits qui viennent de toutes les coins de la planète. Les drogues en font partie. Les trafiquants peuvent plus facilement faire voyager leur marchandise de par l’augmentation du commerce international. Cela fait partie de l’évolution de la globalisation. C’est aussi la conséquence d’une politique qui se centre surtout sur l’interdit et la prohibition.
Pourquoi ?
On est dans un cercle vicieux où les drogues restent un commerce extrêmement lucratif, année après année. Grâce à l’interdit, les réseaux s’enrichissent et grandissent. Ils deviennent de plus en plus puissants et efficaces, utilisant les mêmes stratégies finalement que des multinationales légales dans d’autres champs commerciaux.
Il y a des profils très différents de consommateurs. Cela complique le travail de prévention ?
Oui, tout-à-fait. Il faut développer des réponses et des stratégies très diverses pour gérer les multiples profils de consommateurs de drogues. Au sein de notre fédération, on a des services qui travaillent en rue, en prison, en ligne sur Internet, dans les milieux festifs, dans des centres de soins, etc. Mais ces services sont saturés faute de moyens. On devrait pouvoir mettre davantage de programmes de préventions pour éviter que des gens tombent dans ces addictions qui sont aussi liées à l’alcool ou aux médicaments psychotropes. Par ailleurs, les consommateurs de drogues sont difficile d’accès, car la prohibition – et la stigmatisation qui y est liée – fait qu’ils n’osent pas en parler ou venir vers nos services. Beaucoup attendent des années avant d’oser demander de l’aide.
Vous manquez de moyens, c’est-à-dire ?
La prévention doit tourner autour d’un petit pourcent des budgets de politiques drogues. Le reste va à la sécurité, aux forces de l’ordre, aux douanes et aux soins. Et les appels à refinancer le volet sécuritaire se multiplient encore. Mais on n’entend aucun responsable politique appelant haut et fort à davantage financer la prévention et la promotion de la santé qui peut avoir de bons résultats avec les moyens adéquats. On parle souvent des publics précaires qui sont en rue, mais il y a aussi les publics invisibles qui consomment à la maison qui, parfois aussi, font appel à nos services mais qu’on ne peut pas toujours recevoir à temps.
La réponse des politiques au niveau fédéral et régional n’est pas adéquate ?
Je crois qu’ils essayent d’apporter des réponses aux problématiques liées à la drogue. Malheureusement, il n’y a pas de solution miracle. Le problème est que l’aspect sécuritaire et l’aspect prévention sont liés, mais inégaux. Si on bouge d’un côté et pas de l’autre, on avancera pas. Rappelez-vous l’opération SKY ECC, la plus grande opération policière de tous les temps. La police a fait un boulot formidable, en arrêtant des centaines de criminels en Belgique et à l’étranger, avec des saisies record de drogue. Quel a été l’impact de cette opération sur la circulation des drogues et l’accès aux drogues ? Quasi nul ! Il faut avoir le courage de le reconnaître et d’essayer de développer d’autres politiques complémentaires de grande envergure autres que sécuritaires. La réponse à plus long terme ne viendra pas de la police et de la justice.
A quelles politiques alternatives pensez-vous ?
A la réglementation des marchés, en tout cas celui du cannabis. C’est la substance la plus vendue et la plus consommée en Europe. On parle d’un marché de plus de dix milliards d’euros chaque année. C’est bien davantage que le marché de la cocaïne. Cet argent passe aux mains des réseaux criminels. En régulant les marchés, comme essayent de le faire des pays voisins comme les Pays-Bas, l’Allemagne, le Luxembourg, cela permet de retirer une partie du marché aux criminels.
Qu’entendez-vous par régulation ?
Il ne s’agit pas de libéraliser de façon débridée le commerce de substances qui sont dangereuses pour la santé, mais de contrôler via l’Etat ce marché de façon non commerciale, avec un contrôle sur les prix, les quantités vendues, les conditions de vente et sur la qualité des substances comme le taux de THT. Plus le marché est illégal, plus il y a de risques en terme de violence, de qualité des produits, etc. Entre la prohibition et un marché totalement libéralisé, il y a, selon nous, un juste milieu consistant à réguler et contrôler la vente et la consommation de cannabis, voire d’autres drogues.
Ce débat-là avance-t-il en Belgique ?
Cela bouge plus du côté francophone que du côté néerlandophone. Le PS a déposé à la Chambre une proposition de loi sur la réglementation du cannabis dans un cadre non commercial. C’est un texte assez intéressant. Mais certains partis, surtout en Flandres, y semblent opposés. Ce 19 février, lors de notre journée d’études, nous allons interpeller les politiques qui seront présents pour leur faire part de nos propositions concrètes.
Par exemple ?
En matière de constat policier, par exemple. Si un représentant des forces de l’ordre tombe sur un individu qui est en possession d’une petite dose visiblement destinée à son usage personnel, la seule option aujourd’hui est de l’envoyer devant la justice. Cela représente 35 000 PV dressés par an juste pour détention de cannabis en Belgique. Les Parquets ont autre chose à faire que de suivre ces dossiers… Auparavant, avant 2017, il y avait une certaine tolérance, mais ce n’est plus le cas. La loi ne différencie pas les trafiquants et les usagers. Notre proposition est que, lorsque la police constate la possession d’un nombre défini de grammes par substance, la personne est renvoyée vers une commission sociale-santé qui analysera le dossier pour voir s’il y a lieu de faire de la prévention ou de la convoquer devant une commission multidisciplinaire, comme au Portugal, afin de proposer à la personne un parcours de soin ou un suivi social. Cela revient à mettre la santé publique en première ligne pour prendre en charge les consommateurs.