Entre la victoire en Caroline du Sud et le Super Tuesday, une voie royale s’ouvre pour l’ancien président. Dans le comté de Roberts, au nord du Texas, ses partisans savourent.
Partir de Dallas et faire route vers la pointe nord du Texas, c’est dire adieu à un certain monde. Aux Etats-Unis, la bande FM est généralement un bon indicateur du milieu culturel ambiant. A mesure qu’on laisse la métropole derrière soi pour se diriger vers les grandes étendues, les ondes de la radio publique NPR, la station chère à une génération d’intellectuels urbains et démocrates, deviennent peu à peu inaudibles et font place à deux registres bien distincts, révélateurs d’une entrée dans une autre Amérique. D’un côté, la musique country, omniprésente du Texas au Tennessee, et, de l’autre, le «talk radio» religieux, format radiophonique marqué par des discussions sur des questions de foi, des plus improbables aux plus respectables. Car pénétrer dans le panhandle texan, soit la pointe nord du deuxième plus grand Etat américain après l’Alaska, c’est faire son entrée dans la Bible Belt, littéralement la «ceinture de la Bible», immense terre englobant presque tout le sud du pays et marquée par une allégeance rigoureuse à une vision littérale des Ecritures saintes.
D’ailleurs, l’oeil ne s’y trompe pas. Au long des quelque cinq cents kilomètres qui séparent Dallas de l’extrême nord du Texas, sur une route rectiligne coupant à travers d’interminables étendues de ranchs, les quelques rares localités de plusieurs milliers d’âmes (Wichita Falls, Childress…) présentent une église à chaque coin de rue. La majorité sont de confession protestante, méthodisme et baptisme en tête. Pour le reste, à part les éternelles chaînes de fast-food et autres motels destinés à offrir un peu de repos aux routiers de passage, pas grand-chose à signaler. La nuit, on peut rouler une demi-heure sans croiser la moindre voiture, surtout lorsqu’on quitte la route principale qui va vers Amarillo, la dernière grande ville avant le Nouveau-Mexique. Sur ces axes secondaires, une surprise surgit pour qui n’est pas du coin: si le pétrole a fait et continue de faire la richesse des ranchers locaux, c’est bien l’énergie éolienne qui domine dans cette partie de l’Etat. On y compte des turbines par centaines, et, de nuit, les lumières rouges clignotantes dont elles sont équipées donnent au paysage un côté surréaliste, tranchant avec l’aridité et la nudité des terrains alentour.
Le Texas, une terre de droite
La Bible Belt est inféodée aux républicains. Si le Texas dans sa globalité ne penche que légèrement du côté conservateur, parce que les grandes villes sont généralement acquises aux démocrates, le nord de l’Etat, lui, avec ses immenses zones dépeuplées plus riches en têtes de bétail qu’en êtres humains, vote systématiquement à droite depuis l’après-guerre. Mieux, le comté de Roberts, grand comme vingt fois la Région de Bruxelles-Capitale mais n’abritant qu’un millier d’habitants, s’est distingué lors des présidentielles de 2016 et de 2020 comme celui ayant plébiscité Donald Trump avec la plus grande marge, chaque fois, de l’ordre de 95% des voix exprimées. Et rien n’indique un changement de cap lors du scrutin du 5 novembre prochain. «C’est du moins tout ce que l’on espère, et nul doute que cela se vérifiera, et pas seulement ici dans le comté», prophétise Brett Hall, propriétaire d’un ranch en périphérie de Miami (à prononcer «Miama»), la seule ville du comté.
A la tête d’un troupeau riche de quatre cents têtes de bétail, Brett Hall, la soixantaine, n’est pas du genre à s’extasier des performances de l’administration Biden, ni de toute administration, pour être clair, lui qui ne souhaite qu’une chose venant des politiciens: qu’ils lui foutent la paix. «Tout ce qui vient de Donald Trump va dans le sens d’une plus grande autonomie laissée aux administrés, à commencer par la réduction des impôts décidée après qu’il soit entré en fonction», rappelle-t-il. Visiblement marqué par une visite à Berlin-Est effectuée avant la chute du Mur, le rancher n’est pas un grand défenseur des politiques collectivistes: «Les agriculteurs américains, qui ne comptent que pour 2% des citoyens de ce pays, sont systématiquement méprisés par les politiciens fédéraux qui, outre qu’ils ne connaissent rien de nous, sont juste bons à nous imposer leurs législations farfelues, dont celles destinées à combattre un réchauffement climatique auquel je ne crois d’ailleurs pas, renchérit-il. Quant aux vrais problèmes, dont ceux causés par l’arrivée d’immigrants en situation irrégulière par millions, ils sont systématiquement ignorés.»
Ce qui vient de Donald Trump va dans le sens d’une plus grande autonomie laissée aux administrés.
L’employée de caisse dans l’unique commerce de la ville, modèle hybride entre un supermarché et un restaurant, semble être du même avis que Brett Hall. Mais elle préfère ne pas discuter de politique. «Les gens du coin sont fatigués des médias du monde extérieur ; ils tiennent à leur tranquillité», rappelle-t-elle. Lors des précédentes élections présidentielles, des journalistes du monde entier, de la Grande-Bretagne à la Chine en passant par l’Allemagne, se sont rendus dans le comté après que celui-ci s’est distingué par son plébiscite pour le milliardaire. Les habitants de Miami n’en ont pas gardé un grand souvenir, notamment du fait d’une condescendance ayant rendu les demandes d’interview particulièrement compliquées. Comme l’indique Amy, qui assure l’école à domicile pour ses deux jeunes garçons, «les habitants de la région sont assez secrets et ne sont pas du genre à s’exposer. Ils tiennent, en tout cas, à leurs libertés constitutionnelles (NDLR: référence aux deux premiers amendements qui garantissent la liberté d’expression et le port d’arme) et à ce qu’on laisse libre cours à la poursuite de leurs activités.»
Population blanche et âgée
Sonia Lopez partage cette opinion. Mariée en secondes noces à Brett Hall, elle présente la particularité d’être une des deux seules Hispaniques de Miami. Arrivée il y a une petite vingtaine d’années de la ville mexicaine de Chihuahua, elle a monté sa petite structure de services ménagers, et a élevé un fils aujourd’hui diplômé. «Mon intégration n’a pas été sans difficultés, rappelle-t-elle, particulièrement l’apprentissage de l’anglais, mais je me sens aujourd’hui totalement intégrée dans le tissu local. Je dois même refuser du travail.» Elle aussi n’a qu’un objectif: voir Donald Trump succéder à Joe Biden. Le seul élément de la rhétorique de l’ancien président qui semble l’avoir marquée négativement est la manière dont il a stigmatisé les immigrants mexicains. Mais elle ne paraît guère lui en tenir rigueur.
Toutes ces politiques, notamment environnementales, décidées par les techniciens de Washington sont hors-sol.
Quiconque désire mettre en lumière les raisons pour lesquelles les habitants du comté de Roberts votent en masse pour Donald Trump ne peut faire l’économie d’une analyse sociologique rudimentaire: la population est blanche en écrasante majorité, davantage éduquée et plus riche que dans le reste du pays. Les valeurs prônées par les démocrates (de la politique de redistribution économique jusqu’au programme visant à déboulonner les statues des héros confédérés de la guerre de Sécession, jugés racistes) touchent peu les gens du cru. Une stèle dédiée à un colonel sudiste est toujours présente devant le tribunal local, sans que personne ne s’en émeuve. Et les ranchers se sentent davantage concernés par les taxes de succession substantielles en vue de transmettre leurs terres à leurs héritiers que des mesures économiques visant à aider les plus démunis. La population du comté est en effet âgée.
C’est le cas, notamment, de Deborah qui, après avoir fait ses études dans le Missouri et avoir vécu dans d’autres Etats, est revenue s’installer à Miami voici cinq ans. Si elle dit ne pas choisir de camp en matière politique, «comme tous les gens objectifs», s’amuse-t-elle, elle sait qu’elle est une exception dans sa ville. «Les habitants d’ici suivent un autre mode de vie ; calme, où tout le monde se connaît. Nous n’avons pas les problèmes propres aux grandes villes ; pas de criminalité, pas de drogues, rien ou presque ne vient troubler notre tranquillité. C’est pour cela que j’apprécie de vivre ici, même si nous manquons d’occasions de nous distraire.»
Pression judiciaire
Pour les sympathisants républicains, la particularité du nord du Texas réside dans le fait qu’ils n’ont aucune chance d’y voir débarquer des candidats à la présidence désireux d’y exposer leur programme. Ils préfèrent se concentrer sur les zones du pays réputées fragiles électoralement au sein desquelles leur présence, même épisodique, peut réellement faire la différence. Il en sera ainsi pour les primaires républicaines de cette année. Alors qu’a lieu, le 5 mars, le Super Tuesday, au cours duquel quatorze des cinquante Etats américains se prononceront sur qui, de Donald Trump ou de Nikki Haley, défendra les couleurs du camp conservateur face à Joe Biden, le pointe nord de l’Etat sera privée de tout rassemblement politique digne de ce nom. Pour une raison toute simple: les jeux y sont déjà faits.
Donald Trump, qui a enregistré le 24 février une nouvelle victoire retentissante en Caroline du Sud, sur les terres mêmes de sa rivale Nikki Haley (elle y a été gouverneure), fonce donc comme un bolide vers une nouvelle nomination à l’investiture républicaine, après son premier succès inattendu en 2016. En récoltant près de 60% des voix exprimées, il est venu rappeler à tous ses opposants et détracteurs une évidence: une partie significative des Etats-Unis n’a d’yeux que pour lui. Le Super Tuesday verra donc se confirmer ce que tout le monde sait déjà: c’est bien l’ancien président qui sera appelé à défier Joe Biden en novembre prochain. Les maigres performances enregistrées par sa rivale n’ont d’autre intérêt que de prolonger une course perdue d’avance avec un seul (maigre) espoir: que le candidat Trump soit forcé de se retirer de la course pour des raisons judiciaires. La Cour suprême des Etats-Unis devrait, en effet, se prononcer tout prochainement sur l’interdiction signifiée à l’ancien milliardaire de concourir dans les primaires de l’Etat du Colorado, sachant que cette interdiction pourrait faire tache d’huile, mais qu’elle ne concerne pour l’heure que les primaires républicaines et pas l’élection générale. Il restera ensuite pour Donald Trump deux dossiers «chauds»: l’affaire instruite dans l’Etat de Géorgie, où il est accusé d’avoir sollicité un officiel pour gonfler le nombre de voix dont il a bénéficié en 2020, et enfin l’insurrection contre le Capitole du 6 janvier 2021, qu’il est accusé d’avoir encouragée.
Tout cela ne changera pas le quotidien de nombre de partisans de l’ancien président, et en tout cas pas ceux du comté de Roberts: les ennuis judiciaires de Trump constituent un sujet trop vague, trop lointain. Brett Hall préfère se concentrer sur les raisons de l’impopularité de Joe Biden, «notamment sa sénilité», amusé de singer le président actuel qu’il estime «incapable de monter seul un escalier». «Toutes ces politiques, notamment environnementales, décidées par les techniciens de Washington sont hors-sol, conclut-il. Et cela, Trump le sait mieux que quiconque.»