Ramenée sur le devant de la scène suite à un espionnage russe, la question de la livraison du missile de croisière Taurus, de fabrication allemande, divise à nouveau les Européens. Sa longue portée rebute le chancelier Olaf Scholz.
Prendre le Taurus par les cornes ? Olaf Scholz s’y oppose farouchement. Toujours très prudent lorsqu’il s’agit de livrer des armes lourdes (le chancelier avait freiné des quatre fers pour la livraison des chars Leopard, avant de changer d’avis), Scholz est cette fois victime collatérale de l’espionnage russe, dont une fuite savamment diffusée par la propagande d’Etat révèle une conversation d’officiers allemands.
Dans un enregistrement, ceux-ci se demandent comment les missiles Taurus pourraient potentiellement détruire le pont de Crimée, à haute valeur stratégique. Il n’en fallait pas plus, évidemment, pour relancer le débat public sur leur potentielle livraison en Ukraine. Mais Scholz ne bouge pas d’un iota, évoquant surtout la longue portée du missile comme argument d’opposition. Indirectement, c’est aussi la question de la présence d’opérateurs occidentaux en Ukraine, nécessaire pour le transfert et la mise en marche de ce type d’armes, qui est remise sur la table. Quatre questions à Alain De Neve, spécialiste des questions de défense et chercheur à l’IRSD.
1. Alain De Neve, quelles sont les particularités de ce missile Taurus ?
Les missiles Taurus sont l’équivalent des missiles SCALP-EG (français) ou Storm Shadow (britanniques). Ce sont des missiles de croisière d’une portée d’environ 500 kilomètres. Cependant, cette dernière aurait été réduite à 300 kilomètres afin d’éviter que l’Ukraine soit tentée de frapper le sol russe. Sur le plan opérationnel, cette capacité est très appréciable pour les forces ukrainiennes, qui peuvent ainsi frapper les Russes présents en Ukraine, tout en restant à une distance de sécurité. La seule contrainte imposée par ces missiles est qu’ils doivent être tirés par des plateformes aériennes, donc des avions de chasse. C’est dans cette optique que l’Ukraine a adapté les chasseurs Soukhoï Su-24 pour le lancement des Storm Shadow. Le Taurus s’inscrit dans le même registre de capacité.
2. Le pont de Crimée serait l’objectif numéro 1. Vous voyez d’autres cibles potentielles ?
A plusieurs reprises, les Ukrainiens ont été tentés d’employer les missiles de croisière pour taper le pont de Crimée. C’est typiquement le genre de cibles qui peuvent être traitées par ce genre de missiles. Ces derniers permettent de réaliser des frappes d’une précision redoutable, au mètre près. Ces missiles ont aussi la capacité de détruire des ouvrages denses, mais aussi des abris militaires, des bunkers, etc. Ils provoquent deux explosions : le pénétrateur, et ensuite la charge utile.
3. Pourquoi leur transfert en Ukraine pose autant de questions ?
Pour obtenir les meilleurs résultats, les Ukrainiens doivent s’appuyer sur des opérateurs qui sont à même de diriger ce type de missiles et d’assurer leur guidage terminal. Celui-ci repose sur un système de commandement qui doit être fourni par le pays qui déploie ces missiles. Par conséquent, on peut en déduire que des opérateurs français et britanniques pour les SCALP-EG/Storm Shadow sont forcément présents sur le territoire ukrainien. C’est juste un secret de polichinelle. Ils permettent la maintenance, l’adaptation et le suivi de l’utilisation de ces missiles.
Quand on transfère ce type de missile, on ne transfère pas que le missile. On intègre également tout le dispositif de conservation qui va avec (de nombreuses contraintes de transport, de stockage, de manipulation, d’adaptation à des avions de combat, traitement des analyses post-frappes). Tout cela requiert la présence des opérateurs. Il ne s’agit pas de troupes à proprement parler, mais plutôt de techniciens dont la tache consiste à s’assurer que toutes les conditions d’emploi soient remplies.
4. Pourquoi Scholz est-il si réticent ?
Scholz a conscience que le système institutionnel allemand est rigoriste et complexe. Même si la décision d’envoyer des Taurus était approuvée, il est très peu probable qu’ils le soient dans un délai raisonnable aux Ukrainiens. Scholz est pieds et poings liés à son système administratif.
Cependant, si les Taurus seraient évidemment très utiles aux Ukrainiens, on parle moins des autres alternatives qui sont, elles, en bonne voie. Par exemple, Rheinmetall, grande entreprise allemande d’armement, envisage la construction d’une usine sur le sol ukrainien. Dans l’optique d’assurer une production d’armes relativement proche de la ligne de front. L’idée serait de contourner les règlementations allemandes en matière de transfert d’armement. Le Taurus ne se prête pas ce cette même « gymnastique ». C’est la raison pour laquelle il y a cette cristallisation autour de l’impossibilité du transfert de telles capacités.