La mort d’Evgueni Prigojine et la reprise en main de son groupe de mercenaires n’ont pas affecté les ambitions russes au Sahel et en Centrafrique. Au contraire.
Vladimir Poutine conforte son pouvoir sur ses terres. Son armée redresse la tête en Ukraine. Mais qu’en est-il de l’influence de ses agents en Afrique? La mort d’Evgueni Prigojine, le patron de la société militaire privée Wagner, dans le crash pas tout à fait fortuit de son avion, en août 2023, pouvait laisser suggérer un affaiblissement de la présence russe en Centrafrique et au Sahel. Mais tout indique que ce scénario ne s’est pas confirmé.
Mathieu Olivier et Benjamin Roger sont journalistes à l’hebdomadaire Jeune Afrique. Ils publient, avec le dessinateur Thierry Chavant, une bande dessinée, Wagner. L’histoire secrète des mercenaires de Poutine (1), bien plus riche que ne pourrait l’indiquer la sobriété de son titre. A leur estime, «le système est le même» et «plusieurs hommes clés de l’ère Prigojine sont toujours en place». Mais «ce sont les renseignements militaires russes (le GRU) qui chapeautent les activités à la fois militaires et commerciales de feu Wagner dans une structure appelée l’Africa Corps».
En Centrafrique, Wagner a réussi à aller au bout de son système quasi mafieux.
«Evgueni Prigojine mène sa rébellion les 23 et 24 juin 2023. Son échec consommé, il s’exile. C’est à partir de ce moment-là que le Kremlin, par l’entremise du ministère de la Défense et du GRU, commence à reprendre le contrôle du groupe de mercenaires, rappelle Benjamin Roger. Après la mort du chef, des officiels russes font la tournée des capitales africaines, à Bangui, Bamako, Niamey et Ouagadougou, pour assurer à leurs partenaires que la collaboration se poursuivra. Et c’est la vérité. Le nombre de mercenaires a un peu diminué en Centrafrique. Il n’a pas bougé au Mali.» «Le processus qui a fait sortir Wagner de l’ombre au moment de la guerre en Ukraine se poursuit aujourd’hui en Afrique, enchérit Mathieu Olivier. Ses mercenaires ont pignon sur rue. Pas un dirigeant africain n’oserait affirmer qu’ils ne sont pas présents, alors que quand j’ai interviewé Faustin-Archange Touadéra (NDLR: le président centrafricain) à la fin de 2021, il prétendait que Wagner n’existait pas.»
L’importance de la propagande
Le groupe russe de mercenaires ne semble pas encore souffrir du déficit de résultats, notamment dans la lutte contre les groupes islamistes, qui a poussé les troupes françaises et européennes à se retirer du Mali après dix ans de présence et à la suite du double coup d’Etat d’août 2020 et de mai 2021. «Il y a toujours énormément de morts en raison des violences politiques. Mais l’Etat ne s’est pas écroulé», souligne Benjamin Roger. Des opérations sont menées de-ci, de-là. Surtout, le pouvoir peut mettre à son crédit la reprise, extrêmement symbolique, de Kidal, à l’extrême nord du pays. Cette ville a été le bastion de toutes les rébellions touarègues depuis l’indépendance du pays, en 1960, et échappait au contrôle de l’Etat depuis dix ans. Cela fut une vraie victoire pour la junte et pour Wagner, même si la situation sécuritaire reste globalement très mauvaise.»
Les ambitions des Russes dans cette partie de l’Afrique ne sont a priori pas affectées par l’évolution de la société militaire privée. «D’après ce qu’ils ont affirmé, ils veulent déployer jusqu’à quarante mille mercenaires alors qu’ils ne sont que 3 500 pour le moment. La volonté d’expansion est bien réelle», assurent les deux journalistes de Jeune Afrique. Mais pour cela, ils doivent, même très minoritairement, recruter des miliciens locaux. La preuve par la Centrafrique. «Les Wagner blancs sont surtout à Bangui, précise Mathieu Olivier. Ils délèguent la sécurisation des mines de diamants de l’intérieur du pays à des anciens combattants de l’Union pour la paix en Centrafrique (UPC), dont l’ex-numéro 2, Hassan Bouba, est l’actuel ministre de l’Elevage. C’est lui qui opère le recrutement des Wagner noirs. C’est un bel exemple de la façon dont Wagner arrive à s’implanter dans le tissu local. Le groupe de mercenaires est devenu aujourd’hui un acteur du commerce du diamant.» La bande dessinée montre de façon éloquente comment la Centrafrique est devenue le laboratoire de Wagner en Afrique. «Parce que l’Etat y est faible, voire failli, il a réussi à aller au bout de son système quasi mafieux, en y mettant en place une offre de sécurité et une offre économique, ajoute Mathieu Olivier. Et la propagande, qui a sublimé le sentiment antifrançais, a très bien fonctionné.» Résultat: on voit mal aujourd’hui comme le régime centrafricain pourrait tenir sans les mercenaires russes et ceux-ci se sont accaparés des pans de l’économie locale.
(1) Wagner. L’histoire secrète des mercenaires de Poutine, par Thierry Chavant, Mathieu Olivier et Benjamin Roger, Les Arènes BD, 178 p.