jeudi, novembre 14

La Wallonie a beau vouloir préserver les terres agricoles, celles-ci résistent encore bien peu aux extensions de zoning. Exemple à Couvin, où l’espoir d’un regain économique éclipse tout.

A trop les entendre, elles ne les regardent même plus, ces voitures et camions filant par centaines sur la Route Charlemagne (N5), à quinze kilomètres de la frontière française. Dispersées sur des prairies de près de 120 hectares, les vaches de Philippe Buyck ont une vue imprenable sur cet axe à quatre bandes, voué à devenir un segment à part entière de l’autoroute E420. Derrière elles, côté sud, le décor champêtre laisse apparaître les lointains escaliers de roche de la carrière de Frasnes. Au nord-ouest, à quelques empreintes de sabots seulement, les entreprises du zoning de Mariembourg, une entité de Couvin peuplée par 2.100 habitants. Mais le plancher des vaches va changer dans les années à venir: le Bureau économique de la Province de Namur (BEP) compte ajouter 38 hectares à son parc d’activité économique et les enjoint à aller paître ailleurs.

Voici le projet d’extension du zoning de Mariembourg, sur 38 hectares au total. © Le Vif

Ce projet, envisagé depuis 2009 déjà, privera d’autant de terres quatre agriculteurs de la région. Il menace plus particulièrement l’exploitation de Philippe Buyck, censée à elle seule faire une croix sur une petite trentaine d’hectares, soit près d’un quart de sa surface agricole, essentiellement dédiée à l’élevage laitier et viandeux. «Dans de telles conditions, je ne sais pas si je pourrai reprendre la ferme, s’interroge son fils Simon, âgé de 23 ans. Sans garanties sur le foncier, je ne peux pas envisager de gros investissements.» C’est que dans le secteur agricole, chaque hectare est compté pour en vivre tant bien que mal. Qui dit moins de terres dit moins de soutien financier de la Politique agricole commune (PAC) européenne, mais aussi moins de bétail, vu les plafonds de densité à ne pas dépasser. Des arrangements seraient envisageables avec des agriculteurs de la région en fin de carrière, nuance le BEP. Mais cela ne garantit en rien la viabilité future de l’exploitation.

«On a grandement besoin d’industries et d’emplois. C’est facile de dire qu’écologiquement, le projet n’est pas top.»

Jean Le Maire

Conseiller communal sortant (Ecolo-Gic), dans l’opposition.

16,8% de chômage

L’histoire ne s’arrête pas à ce cas particulier. Elle illustre le difficile arbitrage entre deux enjeux collectifs cruciaux. D’un côté, celui de préserver au maximum les terres non artificialisées, pour soutenir l’alimentation et la biodiversité, tout en atténuant les risques d’inondation. Pas plus tard que le 7 octobre, le centre-ville de Couvin, situé à quatre kilomètres de Mariembourg, s’était retrouvé sous eau alors que s’abattaient les pluies diluviennes de la tempête Kirk. De l’autre, elle souligne la nécessité de recréer de l’emploi dans une région économiquement sinistrée, comme le martèlent à juste titre les élus locaux. A Couvin, le taux de chômage administratif atteignait 16,8% en 2023, contre 13,4% pour l’ensemble de la Wallonie, indique l’Iweps, l’autorité statistique du sud du pays. Les communes voisines de Chimay et Walcourt ne font pas mieux, avec des taux respectifs de 15,7% et 18%.

Dans ce berceau passé de fonderies, les fleurons d’hier ont tous fermé leurs portes les uns après les autres. L’emploi apparaît comme la priorité phare de la législature à venir. «Mon rêve est de refaire de Couvin un pôle industriel de référence», confiait récemment au Vif le bourgmestre sortant, Claudy Noiret, qui poussait la liste Unis pour les élections du 13 octobre. Le combat pour la préservation de terres agricoles trouve de ce fait bien peu d’alliés. A Arlon, le projet d’extension de 28 hectares du zoning de Weyler avait suscité, en 2022, une vive opposition, citoyenne comme politique, précisément parce qu’il phagocytait des sols cultivables. Rien de tel ici.

Une grande partie des prairies de Philippe Buyck bordent le zoning géré par le BEP, enjoignant ses vaches à aller paître ailleurs.

Les protestations n’émanent que de personnes isolées ou de bruissements en coulisses, notamment derrière la liste Ecolo-Gic, qui n’aura plus qu’un siège au conseil communal. «Dans notre section locale, c’est le genre de sujet qui fait polémique, reconnaît Jean Le Maire, conseiller communal sortant. Mais la décision, nous l’avons prise il y a longtemps et nous nous y tenons. On a grandement besoin d’industries et d’emplois. Pour y parvenir, nous devons exploiter l’outil économique qu’est l’autoroute E420. C’est facile de dire qu’écologiquement, le projet n’est pas top. Il est très important que la Région wallonne ne se détourne pas des investissements dans notre territoire. Nous avons besoin de son soutien.»

Quand même un élu d’opposition apparenté Ecolo énonce les vertus d’une autoroute et le luxe d’une fronde contre la bétonisation, la voie vers l’extension du zoning semble toute tracée. En mai dernier, le gouvernement de Wallonie a par ailleurs validé la révision du plan de secteur. Celle-ci prévoit bien une nouvelle zone d’activité industrielle de 28,5 hectares et une zone d’activité économique mixte de 9,8 hectares, au sud et à l’arrière du zoning de Mariembourg. L’enquête publique relative à la reconnaissance économique de l’extension du zoning prend fin début novembre, ce qui doit ouvrir la phase d’expropriation pour les superficies concernées.

Cette extension est donc présentée comme la moins mauvaise solution pour insuffler de nouvelles perspectives économiques dans la région. Le BEP souligne notamment que ses trois parcs d’activité économique dans l’arrondissement de Philippeville sont saturés depuis 2015. Que 46 autres zones affichent un taux d’occupation de 79%, et même de 87% pour les terrains d’au moins dix hectares. Il renvoie en outre à une étude de la Conférence permanente du développement territorial (CPDT): celle-ci avait chiffré les besoins de nouveaux terrains, à l’horizon 2027, à une fourchette comprise entre 33 et 55 hectares bruts dans la région.

Mariembourg est sans doute l’un des exemples de parcs anciens où subsistent, effectivement, des solutions d’un autre temps.

Fabrizio Cipolat

Directeur du département du développement territorial du BEP

Un zoning en gruyère

Le récit prend néanmoins une autre tournure quand on parcourt le périmètre concerné. Ce qui frappe au premier abord, c’est le caractère fourre-tout d’un zoning mariembourgeois en gruyère. A côté d’entreprises structurantes actives dans la construction, la filière bois ou le commerce de gros, le chaland y croise aussi une piste de karting, un club de tir, une boulangerie, un bureau d’architectes, une maison quatre façades… Sur sa vaste parcelle, une menuiserie s’est même aménagé une piste de VTT à des fins purement privées. Une initiative des enfants du propriétaire, paraît-il. «Ce n’est évidemment pas normal et nous l’avons signifié à la société», commente Stéphanie Bonmariage, cheffe du service Attraction des investisseurs au BEP. A cela s’ajoutent de nombreuses superficies à l’état de prairie, visiblement sous-exploitées par leurs détenteurs ou soumises à d’invisibles contraintes.

Le zoning actuel de Mariembourg présente une densité d’emplois à l’hectare bien inférieure à la moyenne provinciale.

Avec ses 10,5 emplois à l’hectare, un chiffre bien inférieur à la moyenne provinciale (17,6), l’actuel zoning de Mariembourg n’est visiblement pas un modèle en matière d’optimisation des sols. Avant de consommer de nouvelles terres agricoles, ne serait-il pas plus opportun de densifier l’existant? Pas si simple, objecte Fabrizio Cipolat, directeur du département du développement territorial du BEP: «Le premier plan qu’on a retrouvé pour ce parc date de 1964. Il n’est pas toujours possible de changer des situations de droits acquis il y a des décennies. Mariembourg est sans doute l’un des exemples de parcs anciens où subsistent, effectivement, des solutions d’un autre temps. Nous passons au moins deux fois par an dans nos zonings pour vérifier que tout est en ordre. On peut bien sûr dialoguer, suggérer à une entreprise de céder des parties de terrain quand elle revoit ses perspectives à la baisse. Mais nous ne pouvons pas verbaliser

Plus largement, l’extension du zoning de Mariembourg illustre aussi l’incapacité wallonne à reconvertir rapidement les friches industrielles. Couvin n’échappe pas à la règle. Par exemple, il faudra patienter des années, si pas plus d’une décennie, avant de réhabiliter entièrement l’ancien site Efel (lire plus bas), dont la carcasse de béton gît au bord de la N5 depuis la faillite des Fonderies du Lion, à Frasnes-lez-Couvin.

L’entonnoir des friches

Déployer l’activité économique sur des sites à réaménager (SAR) s’apparente visiblement à un entonnoir, au travers duquel leur réaffectation ne passe qu’au compte-gouttes. Le BEP a fait les comptes: «La province de Namur totalise environ 1.350 hectares de SAR, répartis sur 633 sites, expose Fabrizio Cipolat. Cela fait beaucoup de petits sites qui, vu leur configuration, leur accessibilité ou leur proximité avec des logements, ne se prêtent pas nécessairement à de l’activité économique. Et quand ils répondent à ces critères, il reste parfois deux autres obstacles: soit le propriétaire a déjà un projet, soit il y a des contraintes environnementales.» La nature reprenant rapidement ses droits, il n’est en effet pas rare que des espèces protégées s’installent dans les anciennes friches, ce qui limite les possibilités de développement.

Si les parcs du sud namurois sont saturés, ce n’est pas le cas du zoning de Chimay-Baileux. Situé à seulement quatorze kilomètres de Mariembourg, celui dispose encore de 25 hectares de terrains disponibles. Il est géré par Igretec, une autre intercommunale qui, elle, couvre une bonne partie du Hainaut. «D’un point de vue commercial, nous envoyons régulièrement des candidats vers nos homologues des autres provinces», affirme Stéphanie Bonmariage. Le zoning de Baileux étant installé au bord d’un axe ouest-est, celui de la N99, il ne répondrait toutefois pas aux besoins des entreprises privilégiant un axe nord-sud. Pour rejoindre l’E420, le charroi devrait en outre traverser une partie du centre de Couvin.

Les portes des alternatives se fermant peu à peu, seule les terres agricoles se voit ainsi appelées à se sacrifier pour l’emploi, comme dans biens d’autres recoins de la Wallonie. Entré en vigueur en août dernier, le Schéma de développement du territoire (SDT) prévoit, certes, la fin de l’artificialisation nette des sols. Mais cette échéance n’est fixée qu’à 2050. Et n’exclut pas, en outre, de construire sur des terrains vierges après cet horizon, tant que la Région restitue à la nature une superficie équivalente à ce qu’elle lui retire. Les intercommunales de développement économique ne sont néanmoins plus sur un boulevard. Celles-ci tirent une bonne partie de leurs recettes de l’équipement, puis de la revente de terrains aux entreprises. Or, le SDT prévoit qu’à l’échelle régionale, 30% des nouveaux terrains à vocation économique devront prendre place sur des terres déjà artificialisées à l’horizon 2030, et 100% en 2050.

Il reste cependant deux inconnues de taille à Mariembourg, mettant chacune la théorie des bureaux d’étude à l’épreuve de la pratique. La première porte sur l’allocation des futurs terrains. En aménager 38 hectares est une chose. Encore faut-il les remplir, sans que cet appel d’air ne se traduise par de simples déménagements d’entreprise, créant potentiellement de nouvelles friches aux endroits qu’elles délaissent. Sur ce point, le BEP précise que l’affectation des terrains se fera sur le long terme. Néanmoins, «une entreprise importante du zoning existant nous a déjà fait part de son besoin urgent de s’étendre, relate Stéphanie Bonmariage. Statistiquement, la demande a fortement augmenté ces derniers mois dans cet arrondissement, du fait de la raréfaction des espaces.»

En revanche, l’incertitude plane sur le regain d’attractivité supposé, découlant de la mise en gabarit autoroutier de la N5. Le BEP le reconnaît d’ailleurs dans sa demande de reconnaissance économique: «Il est effectivement difficile d’estimer l’impact de ces travaux, mais ne pas anticiper une possible hausse de la demande risquerait de faire passer la région à côté d’opportunités de développement, alors que la France, pour sa part, met des moyens importants pour attirer les investissements.»

L’imperméabilisation des surfaces agricoles adjacentes risque-t-elle d’aggraver un risque déjà élevé d’inondations dans la zone?

Un aléa élevé d’inondation au zoning

La deuxième inconnue concerne le risque bien réel d’inondations. Le sud de l’extension envisagée borde une gigantesque zone déjà reprise dans les cartes wallonnes en tant qu’aléa élevé d’inondation, du fait du passage de l’Eau blanche, un cours d’eau de première catégorie vers lequel le zoning rejettera en outre les eaux de pluie. Les locaux le savent: cette zone est systématiquement inondée lors de fortes précipitations. Il est logique d’en conclure que l’imperméabilisation des surfaces agricoles adjacentes risque d’aggraver le phénomène. Le BEP invoque de multiples échanges avec des acteurs tels que l’Inasep, mais aussi une étude menée par le bureau Geolys. Le projet prévoit des dispositifs de rétention d’eau pour les entreprises et la confection d’un bassin d’orage écologique. «Le dimensionnement tiendra compte d’événements plus conséquents, affirme Fabrizio Cipolat. Nous y portons toute l’attention nécessaire

Ici comme ailleurs, la planche de salut de l’emploi devrait donc passer, une fois de plus, par le plancher des vaches. Le BEP objectera que cette extension ne représente que 0,18% du territoire couvinois. Qu’il prévoit une densité d’emplois à l’hectare bien plus importante que dans le parc existant, ainsi qu’un casting plus exigeant. Les élus locaux souligneront que les superficies prélevées en terres agricoles ont fait l’objet d’une compensation au plan de secteur (34 hectares en zone agricole, trois en zone naturelle). Une réaffectation toutefois essentiellement théorique qui fait doucement sourire des agriculteurs du coin, conscients que les surfaces concernées étaient déjà et seraient sans le moindre doute restées dans cette configuration.

Ici comme ailleurs, et malgré des intentions louables, la Wallonie ne parvient pas plus qu’avant à concilier l’accueil de nouvelles entreprises avec la préservation des terres agricoles. Dans sa fable Le Pot de terre et le pot de fer, Jean de La Fontaine enjoignait tout un chacun à ne s’associer qu’avec ses égaux, décrivant l’issue d’un voyage entre ces deux protagonistes:

«Le Pot de terre […] n’eut pas fait cent pas

Que par son Compagnon il fut mis en éclats,

Sans qu’il eût lieu de se plaindre.»

Dans la Wallonie rurale, le déploiement économique pourra-t-il devenir, un jour, un meilleur compagnon de route pour la silencieuse et fragile campagne?


Le complexe industriel de sept hectares attend une reconversion, d’ores et déjà conditionnée à une vaste opération de dépollution, puis de démolition.

Quel avenir pour les anciennes Fonderies du Lion?

En huit ans à peine, les ex-Fonderies du Lion, également appelées site Efel, ne sont devenues un paradis que pour les amateurs d’urbex, malgré la présence de quelques locataires précaires. Racheté en 2017 par Wallonie entreprendre (ex-Sogepa), l’outil financier régional, le complexe industriel de sept hectares attend une reconversion, d’ores et déjà conditionnée à une vaste opération de dépollution, puis de démolition. La Ville de Couvin a repris une parcelle d’un hectare en 2023, en vue d’y installer un hall des travaux dans quelques années. Après avoir subi d’importants retards, le dernier en date étant dû au mutisme d’un locataire actuel, «le démarrage du projet devrait avoir lieu dans les prochaines semaines», annonce Wallonie Entreprendre. Il est déjà acté que plus de la moitié du bâti existant sera démoli.

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