Difficile de savoir si on lutte vraiment contre le réchauffement en investissant dans la finance verte, tant celle-ci manque de transparence et de clarté. Pas sûr que cela s’arrange à court terme.
La finance verte est-elle à l’agonie? La récente défection de la plupart des grandes banques américaines de l’Alliance Net-Zero (NZBA) pour le climat n’est pas de bon augure. Dernier départ en date, juste après JPMorgan: BlackRock, numéro un mondial de la gestion d’actifs. Lancée avec enthousiasme lors de la COP de Glasgow, en 2021, cette alliance, qui représente –ou plutôt représentait– 74.000 milliards d’actifs, vise à aligner les activités de prêt et d’investissement de ses membres sur l’objectif zéro émission de gaz à effet de serre en 2050. Les géants financiers de Wall Street n’ont pas justifié leur exode. Mais il intervient alors que la Maison-Blanche a vu arriver un nouveau locataire climatosceptique et que le camp républicain multiplie ses critiques contre ce «cartel anti-énergies fossiles», invoquant la législation antitrust.
Il faut dire que la NZBA a vite marqué des signes d’essoufflement après son démarrage euphorique. Bloomberg a observé que les 140 banques de l’alliance avaient globalement augmenté leur financement des énergies fossiles depuis 2021… Leur départ massif risque aussi d’avoir des répercussions chez nous. «Nos institutions financières pourront arguer d’un handicap concurrentiel à être plus catholique que le pape en se fixant des objectifs environnementaux plus exigeants, avertit Etienne de Callataÿ, économiste et cofondateur d’Orcadia Asset Management, qui se targue d’avoir fait de l’investissement responsable le cœur de son métier. En valorisation boursière, c’est-à-dire de capacité à racheter d’autres institutions, c’est négatif pour la dynamique générale. Cela va tout tirer vers le bas.»
L’économiste constate que, depuis deux ou trois ans, les investissements responsables ont tendance à baisser, alors qu’à long terme, depuis 2007, ils avaient performé au-delà des attentes. En 2024, cette inclination à la baisse se justifie en partie parce que la société technologique Nvidia, mégastar de la Bourse américaine, ne faisait pas encore partie des indices socialement responsables avant juin dernier. Autre explication: la prime à l’investissement vert a disparu en Bourse. Jusqu’il y a peu, le price earning ratio, l’indicateur de valorisation boursière le plus couramment utilisé, était gratifié d’un bonus pour les actions vertes. Ce n’est plus le cas.
57%
De son côté l’asbl Financité, qui examine chaque année le contenu du portefeuille d’investissement des fonds durables disponibles en Belgique, a observé qu’en 2023, 77% de ces fonds «verts» avaient investi dans des actifs figurant sur sa liste noire climaticide, principalement des énergies fossiles. En 2022, cette proportion s’élevait à 58%. La hause est donc significative. D’autant que les investissements dans le fossile de la part de ces fonds durables a bondi de manière spectaculaire dans le charbon: 57% en 2023 contre 24% en 2022! Une hausse qu’Etienne de Callataÿ a du mal à comprendre. «C’est vraiment interpellant, réagit-il. Car qui pense que le charbon a un avenir radieux? Ou alors le monde des investisseurs est un monde non convaincu par les investissements respectueux du climat et qui est uniquement contraint par les réglementations européennes… Peut-être se dit-il que le surveillant est en train de le lâcher un peu et qu’il peut recommencer à faire la fête comme avant…»
La publication annuelle de Financité montre qu’il est très difficile pour le particulier, et même l’investisseur institutionnel, de s’y retrouver dans ces fonds dits «socialement responsables» ou ESG (pour environnement, social et gouvernance). En Europe, les fonds d’investissement sont encadrés par le règlement SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation), entré en vigueur en 2021 dans le cadre du Pacte vert de l’UE. On y distingue les fonds «article 8» (vert clair), dont une partie des actifs sont choisis sur la base des critères sociaux et environnementaux, et les «article 9» (vert foncé), composés quasi exclusivement d’actifs durables. «Le problème est que cette réglementation est floue, commente Bernard Bayot, le directeur de Financité. Au départ, les organismes financiers s’autoproclamaient eux-mêmes durables. Puis on a instauré un contrôle par les autorités nationales des marchés financiers, comme la FSMA en Belgique. On a alors vu le nombre d’articles 8 et 9 diminuer… Cela dit, le cahier des charges reste beaucoup trop léger pour que les investisseurs soient correctement informés.»
La tragédie des horizons
En juin dernier, l’enquête des médias partenaires de Voxeurop a montré que les fonds prétendument écolos continuaient d’investir, en toute légalité, des dizaines de milliards d’euros dans les entreprises les plus émettrices de CO2 au monde. Les autorités de contrôle européennes des secteurs des banques, des assurances et des fonds d’investissement dénoncent, elles-mêmes, ce manque d’efficience et appellent à une réforme du SFDR. La nouvelle Commission européenne s’y pliera-t-elle et, si oui, le fera-t-elle de manière satisfaisante? On peut a priori en douter, vu le changement de cap politique et économique et la priorité qu’elle accorde à la croissance et la compétitivité plutôt qu’à la transition climatique. En outre, le contexte international n’y est pas favorable et le jet d’éponge des banques américaines devrait finir de convaincre l’exécutif von der Leyen II de ne pas trop serrer la vis.
«C’est inquiétant, mais c’est ce que prédisait Mark Carney, l’ancien gouverneur de la banque d’Angleterre et du Canada, remarque Bernard Bayot. Lors d’un célèbre discours prononcé en 2015 chez l’assureur Lloyd’s, peu avant la COP21 de Paris, il avait évoqué la tragédie des horizons, pointant celui court-termiste des investisseurs et celui du changement climatique qui requiert des investissements à moyen terme, les deux étant difficilement conciliables.» Carney a été l’un des premiers banquiers centraux à souligner la menace que faisait peser le changement climatique sur la stabilité financière mondiale. Depuis 2019, il est l’«envoyé spécial» de l’ONU pour l’action climatique et les finances. Il préside aussi la Glasgow Financial Alliance for Net Zero, qui englobe la NZBA dont les membres viennent de confirmer sa prédiction.
«Plutôt que les produits, il faudrait labelliser les gestionnaires de fonds eux-mêmes, ce serait plus clair pour l’investisseur responsable.»
Tout cela est susceptible de décourager les épargnants soucieux d’investir dans des actifs verts. Ne plus y croire serait compréhensible, mais faut-il pour autant baisser les bras? Chez Financité, on continue à inciter les investisseurs à privilégier les fonds durables en essayant de ne pas se faire piéger par le greenwashing. Bernard Bayot regrette néanmoins que la Belgique n’ait toujours pas, à l’instar de la France, mis en place un label public ISR (Investissement socialement responsable), certes imparfait, mais qui garantit mieux l’intégrité des produits durables. Etienne de Callataÿ, lui, conseille aux particuliers de faire savoir à leur banquier que ces investissements sont importants à leurs yeux. «Le problème, concède-t-il, est qu’il y a encore trop peu de personnes aujourd’hui pour qui cela semble indispensable.» En attendant, ce sont des ONG et des associations comme Financité ou Oxfam qui font le job. Financité publie un tableau Excel reprenant les fonds durables belges qui sont «clean» en fonction de quatre critères: climat, droits fondamentaux, armes de guerre et nucléaire. Côté climat, un sur cinq seulement est «clean». Une liste plus lisible sera mise en ligne en février prochain.
L’économiste Eric De Keuleneer, qui milite depuis 20 ans au moins pour le verdissement de la finance, prône un changement de paradigme. «Plutôt que d’étiqueter en vert foncé ou vert clair les produits d’investissement comme le fait le SFDR, il faudrait labelliser les gestionnaires de fonds eux-mêmes, avance-t-il. Car aujourd’hui, un même gestionnaire peut gérer à la fois des fonds socialement responsables et des fonds de l’énergie fossile. En labellisant ces professionnels de la finance, avec un système sérieux de type ISO, on rendrait le marché plus clair et transparent. Ce n’est sans doute pas les grandes banques qu’on pourra labelliser, mais ce n’est pas grave. Ceux qui veulent réellement se spécialiser dans les fonds durables seraient plus fiables et l’investisseur particulier responsable saurait à quoi s’en tenir.»
Ce contexte difficile pose aussi la question de la rentabilité des investissements fossiles. En obligeant une partie de la planète –Europe ou monde occidental– à verdir ses actifs en pénalisant ceux des sociétés pétrolières, il restera toujours des pays, dans le Golfe par exemple, où les investisseurs pourront débloquer les fonds nécessaires pour continuer à faire prospérer l’industrie pétrolière toujours très rentable actuellement. Autrement dit, si la veuve de Carpentras, selon l’expression qui désigne l’investisseur très prudent, ne mise plus sur les actions Shell ou Total, l’émir du Qatar, lui, le fera avec d’autres compagnies moins regardantes sur les normes environnementales et sociales. Au final, c’est donc surtout sur la consommation d’énergies fossiles qu’il faut agir, par le biais de la fiscalité, si l’on veut être efficace. Mais cela, très peu de responsables politiques veulent encore en entendre parler.