L’accumulation des mesures contre les femmes a ruiné les derniers espoirs d’amélioration de leur condition. Les talibans tablent sur une sorte d’impunité, selon la chercheuse Mélissa Cornet.
Chercheuse indépendante, Mélissa Cornet a vécu en Afghanistan depuis l’arrivée au pouvoir des talibans, en août 2021, jusqu’à juin 2024. Elle explique le contexte politique dans lequel s’exerce la répression des femmes afghanes et comment celles-ci la vivent.
Comment expliquer la multiplication des mesures contre les droits de femmes prises par les talibans?
C’est la tendance depuis trois ans et demi (NDLR: en référence à la date, en août 2021, de la conquête du pouvoir à Kaboul par les talibans). Toutes les décisions vont à l’encontre des droits de femmes. Il n’y a pas eu une seule concession, que ce soit sur le droit à travailler, le droit à l’éducation, etc. La dernière «décision» n’est toutefois pas nouvelle. L’interdiction de travailler pour les organisations non gouvernementales imposée aux femmes par les talibans date du 24 décembre 2022. Il s’agit donc d’un rappel à l’ordre indiquant que les ONG qui ne respecteraient pas la mesure pourraient être sanctionnées. Des exemptions nationales existent cependant dans le domaine de la santé et de l’éducation pour que les femmes puissent continuer à travailler en ONG et pour les Nations unies.
Comment les femmes vivent-elles ces contraintes? Une résistance est-elle encore possible?
C’est évidemment très compliqué. En 2024, j’ai fait un reportage de dix semaines au cours duquel j’ai rencontré une centaine de femmes dans sept provinces différentes. Je suis restée en Afghanistan pendant les trois années qui ont suivi la chute de Kaboul. Ce qui était très notable en 2024, c’est la perte d’espoir de la part des femmes. Au début, elles espéraient encore que l’on pourrait négocier avec les talibans, et trouver des solutions avec eux. Aujourd’hui, l’espoir que la situation puisse s’améliorer sous ce régime a disparu. Toutes les femmes que je connais qui voulaient rester en Afghanistan pour se battre, pour faire fonctionner des écoles secrètes en faveur des filles…, toutes veulent partir parce qu’elles ont compris qu’elles et leurs filles n’avaient pas d’avenir dans l’Afghanistan des talibans.
La perception de ces mesures contre les femmes est-elle différente entre les milieux ruraux et les milieux urbains?
Elle est très différente. Les zones rurales ont très peu bénéficié des programmes d’aide, tout en étant davantage affectées par le conflit. Pour certaines femmes rencontrées dans les régions rurales conservatrices des provinces de Zabol ou de Wardak, la situation s’est améliorée parce que le conflit est terminé.
Cette répression aussi assumée démontre-t-elle que les Talibans ont renoncé à faire lever les sanctions internationales contre eux?
Oui et non. Les talibans ont compris qu’ils pouvaient «jouer la montre» dans le sens où ils sont en train d’obtenir une reconnaissance de facto sans avoir à faire la moindre concession. Ils ont déjà un certain nombre d’ambassades et d’ambassadeurs de pays de la région, comme l’Iran, la Chine ou d’autres, des pays qui ont repris des relations diplomatiques relativement normales. Il n’y a pas de reconnaissance officielle. Mais dans les faits, la reconnaissance est là, la coopération est effective que ce soit en matière de commerce, de contre-terrorisme, ou de lutte contre le trafic de drogue. Ils ont compris que comme ils contrôlent le pays et que la paix règne, ils pourraient obtenir une reconnaissance de facto sans avoir à faire quoi que ce soit. Ils disent, eux, que l’important est qu’ils respectent les recommandations de l’accord de Doha de 2020 (NDLR: conlu avec les Etats-Unis le 29 février) et, en particulier, celles qui comptent le plus pour les pays occidentaux. Elles sont au nombre de trois: la lutte contre le terrorisme, celle contre le narcotrafic, qui, c’est avéré, a baissé de 95%, et celle contre l’immigration illégale. Il n’y a pas eu de grandes vagues de migration illégale d’Afghans vers l’Europe, par exemple. D’une manière un peu cynique, on s’aperçoit que c’est quand même le plus important pour les pays de la région et les Etats occidentaux.
«Les Occidentaux ont instrumentalisé le droit des femmes pour intervenir en Afghanistan avant de les abandonner.»
La réaction des grandes puissances est-elle à la hauteur de l’enjeu?
Non. La réaction des pays occidentaux est très décevante dans le sens où ils ont une responsabilité énorme vis-à-vis de ce pays, notamment à l’égard des femmes et des filles en raison de l’intervention qui a duré 20 ans, de la manière dont on y a mis fin, et aussi de la façon dont on a instrumentalisé le droit des femmes pour la justifier avant de les abandonner en sachant très bien ce qui allait se passer. On voit très peu d’engagement de la part des pays occidentaux. On constate une baisse des financements de l’aide humanitaire. On observe une réponse finalement très peu coordonnée: certains pays parlent aux talibans, d’autres n’ont pas de contacts. Au lieu de faire front commun et d’avoir une réponse solide et unie, les Occidentaux agissent en ordre dispersé. Et cette désorganisation profite aux talibans.
Faut-il continuer à aider humanitairement le peuple afghan, au risque de conforter le pouvoir taliban, ou accroître les sanctions, au risque de pénaliser la population?
La réponse est très claire. Vous demandez à n’importe quelle Afghane, à n’importe quelle ONG, elles répondent qu’il faut continuer l’aide humanitaire. La couper signifierait la double peine pour la population. D’un côté parce qu’elle souffre des décisions des talibans, de l’autre parce qu’elle souffrirait de l’arrêt des programmes d’aide qui, littéralement, sauvent des vies, en raison de la crise économique qui dure depuis août 2021. Ce serait assez cruel en définitive de suspendre cette aide en raison des talibans. Alors que l’on est encore beaucoup dans l’aide humanitaire, l’action primordiale serait de reprendre l’aide au développement, c’est-à-dire la création d’emplois, le soutien au secteur privé, justement pour que les Afghans n’aient plus besoin d’aide humanitaire pour pouvoir se nourrir.