Membre de la Coalition de l’opposition syrienne, Abdulahad Astepho est sceptique sur la conversion au pluralisme du nouveau maître de Damas. Il plaide pour la transition politique endossée par le Conseil de sécurité de l’ONU.
Le nouveau maître de la Syrie, Ahmed al-Charaa, multiplie les gestes d’apaisement depuis la prise de pouvoir le 8 décembre à Damas par son groupe Hayat Tahrir al-Cham (Organisation de libération du Levant, HTC) et d’autres formations armées. Tantôt, il accueille des dignitaires étrangers, y compris européens. Tantôt, il reçoit les responsables du clergé chrétien. Il promet le respect des droits des minorités, propose l’intégration des groupes miliciens dans une armée nationale et dessine un calendrier pour la transition politique. L’objectif est ostensiblement de séduire les pays occidentaux, les voisins arabes et les puissances de la région. Son premier voyage à l’étranger a eu pour cadre l’Arabie saoudite, un signe de la volonté de donner la priorité à la reconstruction du pays après treize ans de guerre civile, les dirigeants de Riyad étant potentiellement appelés à en être d’importants contributeurs.
Mais les bonnes intentions affichées seront-elles suffisantes pour tourner la page de la dictature en Syrie? Artisan militaire de la fuite de Bachar al-Assad, HTC n’a été, en regard de l’histoire de la révolution syrienne, qu’un des maillons de son succès. De surcroît, les antécédents de djihadiste armé radical de son leader Ahmed al-Charaa entretiennent la crainte d’une adhésion toute relative au pluralisme. Or, l’avenir de la Syrie a été inscrit dans le champ démocratique par la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations unies adoptée le 18 décembre 2015, qui dessinait les contours de la transition politique de l’après-Bachar al-Assad. Ahmed al-Charaa ne se sent plus lié par ce processus, estimant que le contexte a changé. Il estime cependant en respecter l’essence en déclinant les étapes de son propre plan: recensement de la population, tenue d’un dialogue national, rédaction d’une nouvelle constitution, tenue d’élections dans les quatre ans…
Interlocutrice de la communauté internationale au moment de l’adoption de la résolution 2254, la Coalition de l’opposition syrienne veut faire entendre sa voix dans la nouvelle Syrie et entend bien que soit respectée non pas l’essence mais la lettre de la transition politique endossée par le Conseil de sécurité de l’ONU. Représentant de l’Organisation démocratique assyrienne (ADO) au sein de la Coalition de l’opposition et coordonnateur du département des Affaires étrangères de celle-ci, Abdulahad Astepho, qui a longtemps vécu en Belgique et est retourné à Damas, décrypte les enjeux de l’immédiat après-Bachar al-Assad pour l’avenir de la Syrie.
Comment jugez-vous l’attitude d’Ahmed al-Charaa et du Hayat Tahrir al-Cham en matière de droits humains?
En politique, on ne peut pas juger les personnes sur leurs intentions. A ce stade, Ahmed al-Charaa fait des promesses. Il tente de séduire l’Occident. Mais ce qu’il a mis en œuvre depuis la prise de Damas incline à penser qu’un début de projet dictatorial guette la Syrie. A ce stade, nous attendons ce qui va se passer. Nous jugerons sur les actes. Mais nous pensons qu’il nous causera des problèmes. Le leadership de la Coalition de l’opposition syrienne et le Conseil national syrien (NDLR: la principale composante de la coalition) sont rentrés à Damas. La façon dont ils seront traités sera un test de la capacité du nouveau pouvoir à accepter d’autres opinions. Il importe de noter ici le rôle de l’opposition politique et de la société civile, qui ont contribué durant les treize années et demie de la révolution à construire un niveau de conscience et de sensibilisation aux questions des droits humains et de la préservation de la dignité et de la justice. La transition de la Syrie est l’accumulation des efforts et des sacrifices de tous les Syriens et Syriennes, et pas seulement de ceux des groupes armés. Une chose est sûre: notre rôle politique et celui de la société civile sont importants et nécessaires à cette phase. Nous le constatons par exemple à travers la déclaration de Madame Aïcha al-Debs, nommée à la tête d’un Bureau des affaires de la femme au sein du gouvernement en affaires courantes, le 28 décembre, à la télévision turque TRT, durant laquelle elle a appelé les femmes syriennes «à ne pas outrepasser les priorités de leur nature créée par Dieu», à savoir «leur rôle éducatif au sein de la famille». Aïcha al-Debs ne reconnaît pas les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Elle défend un concept très archaïque de la place de la femme dans la société.
«Ce qu’Ahmed al-Charaa a mis en œuvre depuis la prise de Damas incline à penser qu’un début de projet dictatorial attend la Syrie.»
Estimez-vous qu’Ahmed al-Charaa est sincère quand il dit vouloir garantir les droits des minorités?
Les nouveaux dirigeants parlent d’assurances données aux chrétiens et aux autres minorités. Ce sont des garanties constitutionnelles qu’il faut adopter et assurer leur application. Mais pas sur le modèle du Liban avec un système de répartition du pouvoir. Car si on stipule que le président doit être musulman, cela signifie que tous les Syriens ne sont pas égaux. Il faut que tous les Syriens soient sur un pied d’égalité. Cela dit, une remarque s’impose: les concertations et le dialogue mis en place par le gouvernement en affaires courantes doivent être élargis, en commençant par les représentants politiques des composantes de la Coalition de l’opposition syrienne et aussi ceux de la société civile.
Le nouveau pouvoir, soutenu par la Turquie, peut-il trouver un arrangement avec les forces kurdes qui occupent le nord-est du pays dans le respect de leurs droits?
Il n’y aura pas de solution à la question kurde syrienne tant qu’il n’y a pas de solution à la question kurde en Turquie. Les Kurdes syriens sont une carte du PKK kurde turc. Ce qui est sûr dans un premier temps, c’est que les Turcs tenteront d’élargir la bande de terre au nord de la Syrie, qu’ils voudront prolonger en Irak jusqu’à la frontière avec l’Iran. Ils voudront aussi garder un droit d’intervention dans la grande ville d’Alep. Et dans la nouvelle Syrie, il y aura sans nul doute des responsables proturcs à Damas pour influencer le paysage politique du gouvernement et du Parlement.
«Je ne pense pas que je pourrais convaincre aujourd’hui un Syrien de Belgique d’investir dans le pays.»
Les anciens partisans de Bachar al-Assad ont-ils les moyens d’opposer une résistance au pouvoir actuel?
On entend de plus en plus parler de la possibilité de ce scénario. D’abord, il faut savoir où ils sont partis, combien sont restés en Syrie. Ensuite, faire tomber les dictateurs, abattre leurs statues, c’est une chose. Mais le plus dur, c’est l’après. Le premier défi qui attend la nouvelle Syrie est celui de la justice transitionnelle. Que fait-on de tous ces criminels? Dans le processus mis en œuvre après la Seconde Guerre mondiale, les Allemands ont été jusqu’à juger les conducteurs de train… Dans un pays, la Syrie, à la population aussi plurielle, cela ne sera pas facile. Et puis, autre défi, tout le pays est détruit. S’il restait encore quelques usines et infrastructures, Benjamin Netanyahou a tout fait pour les mettre à plat. Il n’a pas seulement bombardé les aéroports militaires… Il a tout rasé. Que veut dire un pays désarmé, surtout dans cette région? Enfin, par rapport aux autres, le défi du renouveau économique apparaît le moins difficile. Même si je ne pense pas que je pourrais convaincre aujourd’hui un Syrien de Belgique d’investir dans le pays. J’imagine que ce ne sera envisageable qu’à l’horizon de trois à cinq ans, au minimum. D’ici là, cela sera très compliqué. Ensuite, il faut prendre en compte un autre facteur: les pays qui nous entourent n’encourageront pas la démocratie en Syrie. En Europe, après la chute du mur de Berlin et de l’Union soviétique, les Européens de l’Ouest ont donné un coup de main aux Etats d’Europe de l’Est pour se transformer en démocraties après quelques années. En Syrie, on n’imagine pas ce que l’héritage de la dynastie Assad a laissé comme séquelles. Sur mon passeport, il était indiqué qu’il m’était interdit d’aller en Israël et en Irak. Jamais les frontières avec l’Irak n’ont été ouvertes à mon époque. Les relations avec la Turquie ont été marquées par les tensions autour de la question kurde. Les Libanais, avec les Syriens, forment sans doute la population la plus contente du départ de Bachar al-Assad. Les Syriens ont de tout temps entretenu des relations houleuses avec les Jordaniens. C’était la politique du régime des Assad. Tous ces Etats n’accepteront pas que la Syrie ait un régime fort. Ils voudront nous mettre des bâtons dans les roues. Nos défis sont énormes.
Quelle est votre position par rapport à l’offre d’intégration des combattants des différents groupes au sein d’une armée nationale?
Cela fait partie de nos revendications. Mais nous avons des réserves sur la manière dont la proposition est faite. Si tu me dis de te donner mes armes, et que toi, tu les gardes, cela ne m’inspire pas confiance. Si un gouvernement inclusif, un vrai ministre de la Défense et une structure adaptée sont mises en place, là, je veux bien en discuter. Mais me demander cela hors de tout cadre sérieux, c’est non. Ahmed al-Charaa a déjà commencé à distribuer les morceaux du gâteau entre les groupes de sa coalition. Le nouveau bourgmestre d’Alep, par exemple, est le leader d’une de ces factions. A Lattaquié, à Hama, c’est la même chose, sans parler de cette mascarade de promotion et de délivrance des grades militaires à des «moudjahidines» étrangers. Ce n’est pas la bonne procédure. Ahmed al-Charaa réfléchit encore comme un chef de guerre et d’une organisation, pas comme un homme d’Etat. On ne construit pas un Etat comme cela. La révolution, c’est une accumulation de plusieurs actes. Pendant les treize ou quatorze ans qu’elle a duré, beaucoup de Syriens y ont participé positivement. Que faisait Ahmed al-Charaa il y a quelques années? Il attaquait ses ennemis, qui sont devenus ses complices d’aujourd’hui. Ok, il a un rôle à jouer. Il a saisi une opportunité. Mais Bachar al-Assad a fui avant qu’il ne fasse son entrée à Damas. En réalité, le régime n’est pas tombé. Il a disparu.
Que proposez-vous concrètement?
Politiquement, il faut revenir, au minimum, à l’application de la feuille de route pour le processus de transition politique expliquée dans l’article 4 de la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations unies. Cet article prévoit de «mettre en place, dans les six mois, une gouvernance crédible, inclusive et non sectaire, d’arrêter un calendrier et les modalités pour l’élaboration d’une nouvelle constitution», et se dit favorable à «la tenue, dans les 18 mois, d’élections libres et régulières, conformément à la nouvelle constitution, qui seraient conduites sous la supervision de l’ONU, à la satisfaction de la gouvernance et conformément aux normes internationales les plus élevées en matière de transparence et de responsabilité, et auxquelles pourraient participer tous les Syriens, y compris de la diaspora». Or, Ahmed al-Charaa ne veut pas entendre parler de la résolution 2254 et notamment de l’article 8 qui concerne «les actes de terrorisme et les groupes terroristes» condamnés et classifiés par la communauté internationale. Il propose une conférence générale à ses conditions. Le processus de transition est donc menacé. J’espère que mon pessimisme sera démenti. Les Syriens ont payé très cher la répression du régime. Ils méritent mieux que le retour d’une autre dictature.