lundi, mai 20

Après avoir cédé le contrôle de son groupe à Vivendi, le groupe du milliardaire Vincent Bolloré, Arnaud Lagardère vient d’être mis en examen pour abus de biens sociaux. Il a annoncé, le 30 avril, sa démission du groupe dont il assurait encore la présidence. Retour sur la vie agitée de l’enfant turbulent du patronat français.

Le coup de grâce, la chute, l’épilogue, l’ultime épisode de la saga. Depuis une semaine, les formules et métaphores fusent pour décrire la démission d’Arnaud Lagardère de son poste de PDG du groupe qui porte son nom, tombé dans le giron de Vincent Bolloré en novembre 2023. L’homme d’affaires de 63 ans, héritier d’un empire médiatico-industriel bâti ex nihilo par son père, est soupçonné, dans le cadre d’une information judiciaire ouverte en avril 2021 par le parquet national financier (PNF), d’avoir puisé dans les comptes de son entreprise pour financer son train de vie et ses dépenses personnelles. L’enquête a été lancée à la suite d’une plainte d’un ancien actionnaire de son propre groupe, le fonds d’investissement Amber Capital, dirigé par Joseph Oughourlian, qui n’est autre que l’actuel président du club de football RC Lens.

Confronté aux questions des juges d’instruction financiers, Arnaud Lagardère a été mis en examen, le 29 avril, pour «diffusion d’informations fausses ou trompeuses, achat de vote, abus de biens sociaux et abus de pouvoir et non-dépôt de comptes». Dans le cadre de cette mise en examen, «une mesure provisoire d’interdiction de gérer a été prononcée» contre lui, laquelle «le contraint à se démettre de ses mandats exécutifs au sein du groupe», précise-t-il dans un communiqué publié le lendemain de la décision des juges. Précisément, Arnaud Lagardère est soupçonné d’avoir «fait financer son train de vie et ses dépenses personnelles en puisant dans les fonds de ses sociétés Lagardère SAS et Lagardère Capital & Management (LCM)» entre avril 2009 et décembre 2022.  Du côté du groupe, on essaye, tant bien que mal, de sauver la face. Dans un communiqué, il conteste cette décision, «contre laquelle il [Arnaud Lagardère] va faire appel». Les administrateurs de Lagardère précisent qu’ils «se réuniront très prochainement pour prendre toutes les dispositions provisoires requises» afin d’«assurer la bonne gouvernance» de la société.

Rien de prévu pour la succession

Cet épisode est le dernier d’une saga qui remonte à 2003. Cette année-là, le 14 mars, Jean-Luc Lagardère, le père d’Arnaud, 75 ans, décède subitement  à la suite d’une banale opération de la hanche qui tourne mal. Un cas rarissime; si bien que l’hypothèse d’un assassinat circule dans les dîners en ville. La rumeur, infondée, est rapidement démentie. Mais la mort inopinée du fondateur du groupe prend tout le monde de court: ses proches, ses collaborateurs, ses associés, sa famille, à commencer par son fils unique, Arnaud.  Arnaud Lagardère, qui venait de fêter ses 42 ans deux jours avant cette disparition fulgurante, se retrouve, du jour au lendemain, aux commandes d’un groupe de dimension mondiale présent dans plus de 40 pays.

Rien n’a vraiment été prévu pour organiser la succession. L’absence de testament du défunt n’arrange pas les choses. Jean-Luc n’a laissé à Pierre Leroy, son homme de confiance, que deux simples lettres, sans aucune valeur juridique, à ouvrir en cas de décès.  La première indique qu’il faut assurer à Bethy, la belle-mère d’Arnaud, le même train de vie qu’avant le décès de son mari. La seconde, décachetée sous les yeux d’Arnaud, indique sur une page les dispositions de la gestion de son groupe dans l’hypothèse, exclue à ses yeux, convaincu de sa nature d’immortel, où il disparaîtrait. « A ma mort, je souhaite que…». Le nom d’Arnaud surgit rapidement. Le jeune homme est au pied du mur. Un coup de fil, affectueux mais autoritaire, vient enfoncer le clou: «Tu es le fils de Jean-Luc. Le meilleur service à lui rendre c’est de prendre en main le groupe. Tu dois le faire vite et fort». A l’autre bout du fil, la voix chaude de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur.

«Tu es le fils de Jean-Luc. Le meilleur service à lui rendre c’est de prendre en main le groupe. Tu dois le faire vite et fort.»

«Arnaud a-t-il les épaules et le charisme pour succéder à son père?», «ce jeune désinvolte et beau-parleur ne risque-t-il pas de couler l’empire du père?», s’interroge-t-on dans le milieu patronal. Ses détracteurs le pensent incapable d’assumer: pas de stature, pas de vision industrielle, pas d’expérience, laxiste et en même temps brutal, ignorant et transgressant les codes délicats du milieu des affaires français, différents de ceux des Etats-Unis où son père l’avait envoyé, de 1994 à 1998, faire ses armes dans le Connecticut, chez un éditeur du groupe, Grolier.
Gouailleur raffiné, Arnaud, étudiant moyen, paraît aspirer à la normalité et à la vie rêvée et branchée de la jeunesse dorée parisienne: tennis au Lagardère Paris Racing, club de papa, boîtes de nuit et études sans brio, prépa HEC abandonnée et cursus d’économie en cours du soir. Fils unique, Arnaud s’est vu épargner les rudes épreuves de la vie par un père surprotecteur qui l’a entouré très tôt de tuteurs, de gardes du corps et l’a éduqué suivant les préceptes des «Miroirs des princes», ces traités éthiques de compilation de préceptes moraux destinés aux dauphins.

L’ennemi de Chirac

Avant la mort de son père, Arnaud avait déjà ses propres ennemis. En 2003, il doit désormais composer avec ceux de Jean-Luc qui, ne pouvant affronter le père, reportent les règlements de compte sur le fils. Déjà en bras de fer avec Claude Bébéar, le «suzerain» du capitalisme français et fondateur d’Axa Assurances, auquel il a toujours refusé de prêter allégeance, Jean-Luc Lagardère avait de surcroît un ennemi de taille: le président de la République Jacques Chirac. «Depuis le milieu des années 1980, le divorce est consommé entre les deux hommes. La raison? Personne ne la connaît», résume Thierry Gadault dans la biographie Arnaud Lagardère. L’insolent (éd. Maren Sell, 2006). Néanmoins, plusieurs hypothèses sont plausibles: Jean-Luc Lagardère n’aurait pas apprécié que son rival Martin Bouygues lui soit préféré pour la vente de TF 1; de son côté, Jacques Chirac n’aurait jamais digéré le soutien apporté en 1995 par le magazine Paris Match, détenu par l’homme d’affaires, à la candidature de son rival Edouard Balladur. Aussi, la station Europe 1, également dans l’escarcelle du groupe Lagardère, affichait une insolente liberté de ton à l’encontre de Jacques Chirac.

Arnaud Lagardère n’hérite donc pas uniquement de l’empire de son père. Il hérite aussi de ses ennemis. Le paternel n’est pas encore enterré que le ministre de l’Economie et des Finances de Chirac, Francis Mer, diligente déjà une pression fiscale d’une rare intensité contre le successeur. Mais le dauphin tient bon et réussit son intronisation. C’est qu’il peut compter sur un allié de poids, Nicolas Sarkozy, vieil ami de la famille, voisin à la villa Montmorency, un ghetto du gotha niché au cœur du XVIe arrondissement de Paris, et ministre de l’Intérieur bientôt élu président de la République. Une fois intronisé, très vite, l’enfant turbulent du capitalisme français détonne. Désinvolte, style «à l’américaine», décontracté, il fait d’entrée de jeu tache dans le paysage du patronat français. Le jeune quadragénaire viole insolemment les règles de bienséance du capitalisme «à la française».

Ayant appris la réalité de la vie des entreprises aux Etats-Unis, pays du capitalisme sauvage, Arnaud se montre rapidement plus dur que son père. Celui-ci, dont la capacité à déléguer et le souci de ménager faisaient la réputation, contrastait avec son fils qui se veut plus «pragmatique». Sa doctrine est simple: sur l’échiquier du pouvoir, il y a des pions – qui peuvent être sacrifiés. C’est la règle d’un jeu sans pitié. Une attitude qui passe parfois pour de la brutalité. Affichant délibérément la morgue de celui qui est propriétaire, il ne consent à aucun effort pour séduire et persuader. «Une fois sa décision prise, il fonce, sans se préoccuper des possibles dégâts collatéraux», rapporte Thierry Gadault. Ce mépris des usages du capitalisme à la française lui vaut sinon l’animosité, du moins la méfiance, du milieu patronal hexagonal. Autant dire que c’est mal parti pour Lagardère junior.

Depuis qu’il a repris les rênes de l’empire familial bâti par son père, Jean-Luc Lagardère, la trajectoire de son groupe tient de la Bérézina. Avec sa démission de la semaine dernière, l’histoire retiendra le nom d’Arnaud Lagardère comme celui qui a décomposé ce fleuron médiatico-industriel dont s’enorgueillissait la famille. La vitesse de la chute du fils n’a d’égal que celle de l’ascension du père. En 2003, le chiffre d’affaires du groupe dépassait les treize milliards d’euros. Aujourd’hui, il atteint péniblement les huit milliards d’euros; il a été réduit de 60 %. Le groupe a, en effet, nettement rétréci, entre autres après la vente, qui a fait couler beaucoup d’encre, de sa participation dans EADS (aujourd’hui Airbus Group), fondé par Jean-Luc Lagardère, ou encore dans Canal+ ou plus récemment le magazine Elle.

Le jeune quadragénaire viole insolemment les règles de bienséance du capitalisme «à la française».

Au fil des années, le milieu industriel, médusé, s’interroge sur la politique de vente des joyaux de la couronne familiale. Dès 2005, Arnaud Lagardère veut imposer sa touche et s’endette lourdement. Il investit à peu près 340 millions d’euros entre 2005 et 2007. Sous sa houlette, sa société, Capital & Management, cumule une dette de 544 millions d’euros en 2008. Quatre ans plus tard, il cède la participation de 15% qu’il détient dans le géant de l’aéronautique et de la défense EADS, maison mère d’Airbus. Quant aux médias, prestigieux et stratégique levier de pouvoir du groupe, ils fondent comme neige au soleil. Il ne reste plus que dans le giron du groupe que le Journal du Dimanche, dont l’influence directe de Vincent Bolloré sur la ligne éditoriale est patente. Récemment, le groupe de médias a reçu une offre d’achat concernant le titre  Paris Match  émanant du groupe LVMH de Bernard Arnault, qui a toujours rêvé d’avaler le magazine. Sauf surprise, la chose sera faite au cours des prochaines semaines.

Dans l’audiovisuel, Gulli, la chaîne axée sur les programmes pour enfants et très jeunes adolescents, a été cédée à M6. Les stations radio, Europe 1, Europe 2 et RFM, restent dans le groupe, mais sous le contrôle de Vivendi, celui de Vincent Bolloré. Quid des projets sportifs dans lesquels il a massivement investi quelques années après le décès de son père? Arnaud achète en 2006, pour la bagatelle de 865 millions d’euros, l’agence Sportfive, qui gère les droits de télévision de clubs et de fédérations de football. L’homme d’affaires n’a jamais caché sa dilection pour ce domaine. Ses proches décrivent son bureau comme «un musée du sport». Enfant, on le voit sur les photos, skier, jouer au tennis, participer à un marathon. Cela ne suffit pas à assouvir les énormes ambitions qu’il nourrit dans le marketing sportif: Sportfive, agence dédiée à cette activité, est vendue avec toute la branche  Lagardère Sports en 2019; pour une valorisation de 110 millions.

Dans ce sombre tableau, quelques points lumineux clignotent. Arnaud Lagardère peut revendiquer d’avoir réussi dans deux secteurs: les fameux magasins duty-free dans les gares et aéroports, et l’édition, avec le groupe d’édition Hachette qui regroupe, entre autres, les maisons d’édition Grasset et Fayard. De quoi, peut-être, sauver l’honneur d’un nom qui faisait, il y a quelques années encore, la nuit et le beau temps dans le milieu industriel.

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