dimanche, septembre 8

Vladimir Poutine a beau fantasmer une responsabilité de l’Ukraine dans l’attentat contre du Crocus City Hall, l’Etat islamique au Khorasan avait plusieurs «raisons» de frapper la Russie au cœur.

Devant l’évidence, Vladimir Poutine a bien dû se résoudre à reconnaître, le 25 mars, la responsabilité de l’Etat islamique dans l’attentat qui a coûté la vie, le vendredi précédent, à au moins 144 personnes dans la salle de concert du Crocus City Hall de Krasnogorsk, dans la banlieue de Moscou. Ceux qu’il avait omis de citer lors de sa première allocution après le carnage alors qu’ils l’avaient pourtant déjà revendiqué, il les a désignés sous la formule générique d’«extrémistes radicaux», sans signaler qu’ils appartiennent à l’Etat islamique au Khorasan (EI-K), ce qui aurait donné sur leur motivation à frapper la Russie une indication claire mais fort éloignée de l’obsession fabriquée du maître du Kremlin.

Contre toute évidence, Vladimir Poutine a donc réitéré, ce même 25 mars, et en dépit de sa reconnaissance de l’implication d’un groupe islamiste, les accusations portées, dès le lendemain de l’attentat, contre l’Ukraine, désignée comme son commanditaire. «Immédiatement, on se demande à qui cela profite-t-il?, a avancé le président russe. Cette atrocité peut être un nouvel épisode de la série de tentatives de la part de ceux qui, depuis 2014, combattent notre pays à travers le régime néonazi de Kiev. Et les nazis, c’est bien connu, n’ont jamais dédaigné utiliser les méthodes les plus sales et les plus inhumaines pour atteindre leurs objectifs.» Cette accusation, Vladimir Poutine l’appuie sur l’argument que les quatre auteurs de l’attentat ont été arrêtés sur une route entre Moscou et Briansk, soit en direction de l’Ukraine ou du Bélarus. Argument unique qui n’a pas été authentifié par une source indépendante.

Tout, en réalité, invite à se tourner vers l’Etat islamique au Khorasan et son foyer originel, l’Afghanistan, pour expliquer ce qui s’est passé à Moscou le 22 mars. Revue des questions que pose l’un des attentats les plus meurtriers ayant frappé la Russie, avec Michaël Levystone, chercheur indépendant et auteur de Asie centrale. Le réveil (1).

L’Etat islamique au Khorasan compterait entre 4.000 et 6.000 combattants de diférentes nationalités. © AFGHANISTAN-ANALYST.ORG

1. Pourquoi l’EI-K a-t-il visé la Russie?

Une branche de l’Etat islamique attaque la Russie. Qu’elle soit implantée aux marges de l’ex-espace soviétique n’est pas anodin… «Sur le plan symbolique, la Russie est une superpuissance nucléaire, un régime qui est devenu policier depuis le déclenchement de son « opération militaire spéciale » en Ukraine, le 24 février 2022, souligne Michaël Levystone. Sur un plan politique, Moscou fait figure d’adversaire majeur de la branche afghane de l’Etat islamique pour avoir combattu sa maison mère, Daech, en Syrie, en y maintenant Bachar al-Assad au pouvoir; pour être plus que jamais l’allié de l’Iran, lui-même frappé en plein cœur par le même groupe le 3 janvier 2024 à Kerman (NDLR: un attentat qui a fait 94 morts); enfin, pour entretenir, depuis 2014, un dialogue très actif avec les talibans, dans lesquels la Russie, comme tous les autres Etats voisins de l’Afghanistan hormis le Tadjikistan, veut voir un facteur d’endiguement de la menace djihadiste qui pèse sur l’Asie centrale, bastion stratégique de Moscou face à l’Asie du Sud.»

«Frapper la Russie est aussi paradoxal parce que, bien qu’ orthodoxe, la Russie est peuplée par 15% de musulmans, notamment dans le Nord-Caucase, complète l’expert. Vladimir Poutine n’a eu de cesse, ces dernières années, de mettre en avant la composante musulmane de l’identité russe à l’appui d’une diplomatie plus active auprès des pays musulmans du Sud global, tel le Pakistan. Mais cela ne compte guère aux yeux des djihadistes de l’EI-K, qui accusent la Russie d’avoir tué des musulmans en Syrie.»

«La Russie fait figure d’adversaire majeur de l’EI-K pour avoir combattu sa maison mère, Daech, en Syrie.»

2. Qui compose l’EI-K?

Les auteurs de l’attentat du Crocus City Hall ont été identifiés comme de nationalité tadjik, ce qui est cohérent avec la composition variée de l’Etat islamique au Khorasan, appelation ancienne d’un territoire qui comprend l’Afghanistan, une partie de l’Iran et les territoires méridionaux des Etats d’Asie centrale voisins de l’Afghanistan – le Turkménistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. «L’évaluation du nombre de ses membres varie entre 4.000 et 6.000 combattants, détaille Michaël Levystone. L’EI-K s’est constitué en septembre 2015 dans la province de Nangarhar frontalière du Pakistan, à l’est de l’Afghanistan. Il se compose d’Afghans, de Ouïghours, de Centrasiatiques ethniques du nord de l’Afghanistan et d’Asie centrale, mais également de Moyen-Orientaux qui ont reflué vers l’Afghanistan à partir du moment où les Russes ont fait très mal à Daech en Syrie et où les Américains l’ont affaibli en Irak. C’est donc une force hétéroclite sur le plan ethnique

«On avait vu chez les « nouveaux talibans » une volonté de ne plus se focaliser sur l’ethnie majoritaire de l’Afghanistan, les Pachtounes, et d’ouvrir le jeu sur le plan ethnique, notamment envers des Centrasiatiques du nord de l’Afghanistan (les Tadjiks du Badakhchan, les Turkmènes et Ouzbeks qui vivent dans les provinces du nord afghan frontalier des pays d’Asie centrale, telles que Balkh et Djôzdjân), ajoute le chercheur. En fait, on assiste depuis plusieurs mois à une «repachtounisation» de l’establishment politico-militaire taliban. Donc, un certain nombre de Centrasiatiques qui avaient grossi leurs rangs au cours de la décennie 2010 peuvent s’estimer déçus. Ces gens ont pu se tourner vers l’EI-K. Il ne faut pas mésestimer ce phénomène. Même s’il a été délogé de la province de Nangarhar, son bastion originel, par les talibans, l’EI-K est une force diluée en Afghanistan qui n’a visiblement pas trop de difficultés à recruter dans et hors du pays, et à commettre des attentats à fort effet traumatique, à l’instar de celui perpétré le 22 mars au Crocus City Hall de Moscou.»

3. Quel enjeu l’Afghanistan représente-t-il?

L’EI-K est internationaliste comme l’ont été l’Etat islamique et Al-Qaeda. Mais son objectif premier concerne l’Afghanistan et les républiques d’Asie centrale. «L’EI-K est le principal opposant à l’autorité politique des talibans revenus au pouvoir à Kaboul depuis 2021, auxquels il mène une guerre ouverte depuis le milieu de la décennie 2010. On avait cru en 2023 que l’EI-K s’était anémié parce qu’il avait commis moins d’attentats, était moins visible, et avait vu d’importantes sources de financements en provenance de Turquie – un pays qui compte une importante communauté afghane – lui être coupées par les talibans, décrypte Michaël Levystone. En fait, on remarque depuis le début de cette année – précédents iranien et désormais moscovite à l’appui – qu’il conserve d’importantes capacités opérationnelles et qu’il demeure capable de frapper bien au-delà du seul théâtre afghan. C’est une démonstration de puissance, et une façon de rappeler que l’EI-K est bien présent face à des talibans à propos desquels on doit toujours se poser la question de savoir s’ils sont en mesure de tenir l’Afghanistan. Au printemps 2023, deux tiers de la population afghane était soumise à une insécurité alimentaire critique. La situation en Afghanistan ne cesse d’être préoccupante.»

Le modus operandi de l’attaque de Moscou, typique de l’Etat islamique. © DR

4. Pourquoi avoir aussi ciblé l’Iran?

Avant l’attaque de Moscou, le principal «fait d’armes» de l’Etat islamique au Khorasan a consisté à commettre un attentat de grande envergure le 3 janvier dernier à Kerman, en Iran, à la veille de la commémoration de l’assassinat par les Etats-Unis, en 2020, en Irak, du général des Gardiens de la révolution Qassem Soleimani. Une solide provocation envers les dirigeants de Téhéran. Mais pourquoi cibler l’Iran? «L’EI-K est un groupe sunnite fondamentaliste qui est viscéralement, vigoureusement antichiite, rappelle l’auteur de Asie centrale. Le réveil. Pays phare de l’islam chiite, l’Iran représente donc une cible de choix aux yeux des djihadistes de l’EI-K. En Afghanistan, il y a une grande différence entre le comportement envers les chiites des actuels talibans et celui des talibans d’avant, ceux du mollah Omar, au pouvoir entre 1996 et 2001. Ces derniers persécutaient ouvertement les chiites hazaras de l’Afghanistan central. Les néotalibans les ont ménagés, en promouvant même certains à la tête de provinces. Les Hazaras sont, bien davantage, ciblés par l’EI-K, qui a pu commettre des attentats dans des mosquées chiites d’Afghanistan, depuis le rétablissement d’une autorité talibane à Kaboul le 15 août 2021.»

«Les menaces de l’EI-K pèsent naturellement sur les régimes laïcs, la France, mais aussi les républiques d’Asie centrale.»

5. Une attaque est-elle possible en Europe de l’Ouest?

La France a rehaussé à son niveau le plus élevé, «urgence attentat», son plan Vigipirate de lutte antiterroriste, après l’attaque de Moscou. L’Europe serait donc une cible possible de l’EI-K. Le spécialiste des questions terroristes, Hugo Micheron, l’avait souligné dans son livre La Colère et l’oubli (Gallimard, 2023): la menace la plus prégnante émanait de l’Afghanistan. Il évoquait alors un attentat déjoué en France en novembre 2022. Et en juillet 2023, l’arrestation d’individus liés à l’Etat islamique au Khorasan en Allemagne et aux Pays-Bas dans le cadre d’une enquête sur un projet d’attentat confirmait cette crainte.

«Au sein de la galaxie Etat islamique, l’EI-K incarne actuellement, et de très loin, l’organisation la plus puissante et dangereuse, capable de commettre des attaques d’une violence et d’une inhumanité qui nous rappellent que les guerres conventionnelles ne mettent pas en suspens les menaces asymétriques, lesquelles pèsent naturellement sur les régimes laïcs, la France, mais aussi les républiques d’Asie centrale, sans s’y circonscrire, analyse Michaël Levystone. A l’instar du changement climatique, le terrorisme constitue une menace universelle au sujet de laquelle il est primordial que les Etats poursuivent, en dépit des tensions aiguës qui fragmentent l’ordre mondial depuis 2022, un dialogue en haut lieu. Une ligne de conduite à laquelle se sont rigoureusement astreints les Etats-Unis et le Canada, en alertant la Russie sur l’imminence d’une attaque de grande ampleur sur son territoire.»

(1) Asie centrale. Le réveil, par Michaël Levystone, Armand Collin, 264 p.

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