L’implant cérébral d’Elon Musk est une merveille d’ingénierie. Mais pour qu’émerge “une puce capable de lire les pensées, il faudra encore attendre au moins dix ou quinze ans”.
La Carolorégienne Anne Vanhoestenberghe enseigne au King’s College de Londres où elle dirige un centre de recherche dédié aux neurotechnologies. La scientifique souhaitait initialement devenir ingénieur et “ travailler sur les satellites ”. Ses plans ont changé au cours de ses études à l’ULB. “ Aujourd’hui, je développe des technologies afin d’implanter des circuits électroniques – des puces – chez les gens. Ces implants doivent être placés dans un petit boîtier, de manière à fonctionner durant toute la vie du patient. Cette “protection” est mon domaine de recherche. ” Depuis l’annonce, fin janvier, par Neuralink, société cofondée par Elon Musk, qu’une puce cérébrale a été implantée avec succès pour la première fois chez un être humain, le téléphone du centre de recherche d’Anne Vanhoestenberghe ne cesse de sonner. Que signifie ce nouvel exploit du visionnaire et excentrique milliardaire ? Où s’arrêtera-t-il ? Ces puces pourront-elles bientôt lire dans nos pensées ?
Les premiers bénéficiaires de Telepathy, l’implant Neuralink, sont, entre autres, des personnes qui ont perdu le contrôle de leurs membres à la suite d’un accident vasculaire cérébral. Grâce à Telepathy, ils pourraient communiquer directement avec un ordinateur ou un autre appareil. Une vidéo de Neuralink, visionnée des millions de fois, montre comment cela fonctionne : un singe parvient à jouer à Pong sans manette, juste par la pensée.
Ce premier essai clinique sur l’homme est-il une étape importante ?
L’implantation d’électronique dans le cerveau se fait depuis longtemps. Je pense à la stimulation cérébrale profonde utilisée chez les patients atteints de la maladie de Parkinson, et dans le cerveau desquels on place des électrodes. La technologie n’est donc pas neuve. En revanche, le fait que l’implant utilisé par Elon Musk possède plus de mille électrodes pour mesurer l’activité neuronale constitue une prouesse d’ingénierie. La partie de l’implant en contact avec le cerveau semble très avancée, mais comme tous les résultats n’ont pas été publiés, nous ne savons pas exactement à quel point elle l’est.
La technologie, auparavant principalement entre les mains d’universitaires et de chercheurs, est désormais entre celles d’un milliardaire dont le souhait, à terme, est de fusionner homme et machine. Cela vous inquiète-t-il ?
Je ne peux pas juger de l’éthique de l’entreprise d’Elon Musk, mais elle est soumise aux mêmes règles que les centres de recherche universitaires aux Etats-Unis. Les questions éthiques les plus difficiles, à l’heure actuelle, ne concernent pas les scénarios de science-fiction qui circulent mais les volontaires qui participent à ce type de recherche. Ces personnes doivent comprendre les risques, qui subsisteront tant qu’elles porteront l’implant, et être en mesure de les évaluer correctement par rapport aux avantages potentiels.
Ces risques semblent importants. Selon l’agence Reuters, des animaux seraient morts inutilement au cours du développement de la puce de Neuralink. Des vétérinaires ont également signalé des gonflements du cerveau et des paralysies chez les singes.
Je ne réponds qu’à ce qui est public, je préfère ne pas commenter les rumeurs. Le gouvernement américain a donné le feu vert à Neuralink pour ce test qui, en principe, devrait donc être sûr. Néanmoins, la pose d’une puce cérébrale est une procédure chirurgicale très invasive. On ouvre la boîte crânienne. Il y a donc toujours un risque, même si l’opération est réalisée par les meilleurs chirurgiens. En outre, Telepathy est un nouveau produit, dont on ne sait pas encore grand-chose. Il n’y a pas que l’opération en tant que telle, on peut aussi se demander comment le corps humain réagira à l’implant, y aura-t-il une réaction de rejet ? Après l’opération, un risque d’infection est également possible. Les participants à ce type d’essai sont des personnes très altruistes : c’est grâce à elles que nous, scientifiques, pouvons avancer. Les géants de la technologie ont également besoin d’un cadre législatif et réglementaire pour gagner la confiance du public dans les technologies qu’ils souhaitent commercialiser. Si un sujet d’expérience venait à décéder, la réputation de la technologie serait irrémédiablement ternie. Bien sûr, il y aura toujours des cow-boys. Comme dans le scandale des implants mammaires nocifs PIP, en France.
Devons-nous craindre ces puces qui liront bientôt nos pensées, est sans doute la question qu’on vous a le plus posée ces derniers jours…
(Elle rit) Nous recevons régulièrement des appels à ce sujet, en effet. Mais nous n’en sommes pas encore là, il faudra encore dix à quinze ans pour cela. Qu’y a-t-il donc sur un tel implant aujourd’hui, si ce n’est nos pensées ? L’implant lit les signaux nerveux dans une zone particulière du cerveau, mais il n’a pas l’intelligence pour les interpréter tant que nous ne l’avons pas entraîné. J’ignore comment Neuralink s’y est pris. C’est vrai que dans nos expérience, nous demandons aux participants de penser à bouger leur main gauche, par exemple. Cette activité de pensée génère des schémas spécifiques, et l’implant apprend à les reconnaître dans le cerveau. Il apprend donc à lire ce que nous lui avons appris. Et le patient lui-même s’entraîne à reproduire ces signaux clairement et toujours de la même manière.
La lecture de nos pensées sera possible dans dix à quinze ans au plus tôt, dites-vous. C’est en fait demain !
Lorsqu’il s’agit de lire les pensées de quelqu’un, il faut toujours garder à l’esprit que l’implantation d’une puce cérébrale est extrêmement invasive. Ce n’est pas une injection, ni une simple pilule qu’on avale. Ce n’est pas la “ Matrice ”. De plus, une telle puce cérébrale cible, du moins pour l’instant, une très petite partie du cerveau. La puce de Neuralink, de la taille d’une pièce de monnaie, est très précisément entraînée à interpréter les pensées dans une minuscule région du cerveau, qui contrôle l’intention de bouger. Des fils ultrafins, sur lesquels sont réparties les électrodes, transmettent ensuite les signaux du cerveau, par exemple à un clavier. D’autres implants ciblent une zone plus large du cerveau, mais commencent alors à interpréter les signaux cérébraux de manière superficielle. Nous sommes loin d’avoir la capacité d’interpréter toute l’activité cérébrale, et encore moins de la lire.
Mais ces puces permettent à leurs bénéficiaires de contrôler des ordinateurs ou des téléphones par la seule force de la pensée…
Dans un sens, c’est déjà possible aujourd’hui. Nathan Copeland, paralysé à la suite d’un accident de voiture, fut l’un des premiers patients à qui l’on a implanté une interface cerveau-ordinateur. Il faisait partie d’une vaste étude menée aux Etats-Unis, à laquelle de nombreux centres de recherche ont participé. L’implant qu’il a reçu a été fabriqué par la société BlackRock. Nathan Copeland peut utiliser son esprit pour contrôler le curseur d’un ordinateur : il le déplace de haut en bas, clique. Il a également déjà réalisé des dessins par la seule pensée. Mais cela s’est toujours fait avec des personnes autour de lui. Cela dit, l’utilisation d’un ordinateur nécessite bien plus d’interactions que le simple déplacement d’un curseur. Les scientifiques, nous travaillons actuellement beaucoup au développement de cet aspect de contrôle des puces. De plus en plus de schémas cérébraux sont reconnus et nous nous assurons que l’implant les interprète correctement, de sorte que l’ordinateur ou le téléphone les comprenne et les exécute.
Vous travaillez sur le boîtier de protection des puces cérébrales. On dit que le cerveau lui-même est souvent le plus grand ennemi des implants cérébraux, que le liquide céphalo-rachidien, par exemple, peut détruire la puce.
C’est exact. C’est aussi la raison pour laquelle le succès de Neuralink ne peut se mesurer qu’à long terme. Voyons dans deux ans si la puce fonctionne toujours. Nous savons, grâce à des études antérieures sur des humains, mais aussi grâce à tous les tests sur les animaux qui ont précédé, que la qualité des signaux dans la puce diminue assez rapidement. Au fil des semaines et des mois, l’implant perd systématiquement en précision dans l’interprétation des signaux. Nathan Copeland est exceptionnel en ce sens, son implant fonctionne toujours. Même si, dans son cas aussi, la qualité de la puce diminue, ce qui limite de plus en plus ce qu’il peut en faire.
Pourrons-nous un jour fusionner l’homme et la machine en une sorte de cyborg capable de rivaliser avec l’intelligence artificielle ?
C’est de la science-fiction. Le cerveau est tellement compliqué et le corps humain tellement doué pour rejeter, isoler et détruire tout ce qui est invasif. De plus, pour soi-disant rivaliser avec l’intelligence artificielle, nous devrions augmenter nos propres capacités intellectuelles avec de l’IA. Ça n’a aucun sens. Nous ne nous promènerons pas tous avec des implants cérébraux et il n’y aura pas de puce qui rendra tout le monde intelligent. Pas plus qu’on ne pourra nous implanter dans le cerveau toute la littérature mondiale. Encore une fois, à quoi cela servirait-il ? Posséder un livre dans notre tête, avoir son contenu à portée sans l’avoir lu, quel intérêt ? On lit un livre pour le plaisir, n’est-ce pas ? L’avoir dans la tête ne sert à rien.
Quel est votre regard de scientifique sur un personnage comme Elon Musk ? Est-ce un génie ? Un homme d’affaires talentueux ? Un fou dangereux ?
(Elle rit) Je ne suis pas sûre. En tous les cas, c’est un personnage médiatique excessivement talentueux – tout le monde connaît Neuralink maintenant. Il a engagé de grandes équipes de scientifiques, si bien que le projet Neuralink a produit des résultats très rapidement. Je ne sais pas si c’est un génie. Mais c’est quelqu’un qui a une énorme puissance financière et une vision.
Il veut notamment réapprendre aux paralysés à marcher et aux aveugles à voir. Est-ce possible ? Cela ressemble-t-il pas à une parabole biblique 2.0 ?
Par “ marcher ”, il faut entendre s’appuyer sur des béquilles, ou autre, et pouvoir bouger les jambes grâce à l’implant. Ces personnes n’ont pas l’équilibre nécessaire pour rester debout. Car la façon dont nous restons debout et pouvons ensuite marcher est liée à la sensation d’équilibre, à la position de notre corps. Nous n’y pensons pas, mais regardez un enfant qui apprend à marcher : il hésite, il tombe. Jusqu’à ce qu’il finisse par trouver l’équilibre. Il en va de même pour l’apprentissage du vélo. Tout est question de sensations. Une personne paralysée n’a rien de tout cela et l’implant ne le remplace pas. En revanche, il permet à la jambe d’effectuer des mouvements mécaniques, ce qui est génial en soi. Les premiers implants destinés à contrôler les jambes ont été fabriqués par mon directeur de thèse, à Londres, dans les années 1990. Il s’agissait d’implants pour la colonne vertébrale. Ce n’est donc pas tout à fait nouveau non plus…
Quel est le gain, pour les patients paralysés, d’à nouveau pouvoir bouger les jambes ?
L’exercice physique permet des gains cardiovasculaires et présente également de nombreux avantages pour les fonctions vésicales et intestinales. Il s’agit généralement de fonctions perdues après une paralysie et dont on parle rarement. Mais si vous interrogez les patients, ils y attachent une grande importance : ne pas être incontinent, ne pas avoir de problèmes de reflux urinaire. Les implants qui aident à se déplacer sont également très importants pour la santé musculaire et pour une meilleure santé mentale et sexuelle. Ils permettent aux personnes en fauteuil de mieux participer à la vie en société.