En Wallonie, la terre n’appartient plus à ceux qui la cultivent. En sept ans, le prix moyen de l’hectare agricole a bondi de 51%. Derrière les hausses, des dynamiques foncières qui dépassent le monde rural, où investisseurs, héritiers et propriétaires citadins s’imposent désormais dans la cartographie du territoire.
Ce jeudi 18 décembre, Bruxelles sera partiellement paralysée par des tracteurs et des agriculteurs en colère. L’appel lancé par plusieurs organisations agricoles met en avant l’accord commercial Mercosur comme revendication première. Derrière ce mot d’ordre, se dessine une colère plus profonde, nourrie par une crise du foncier qui dépasse l’opposition au libre-échange. Au départ de la manifestation agricole, certains parleront plutôt du manque d’accessibilité aux terres pour ceux qui la cultivent, de la «dépossession silencieuse», qui caractérise une situation économique jugée «assassine» par les acteurs du terrain.
Ce constat est appuyé par le SPW Agriculture dans son rapport «Observatoire du foncier agricole wallon»: «La terre agricole est devenue un actif comme un autre. En une décennie, le marché des terres a connu une inflation continue. L’hectare, vendu en moyenne 27.000 euros en 2017, atteint aujourd’hui 41.128 euros. Le prix moyen d’un hectare a augmenté de 51% en sept ans. Avec une hausse annuelle moyenne de 6,1%, inflation comprise. La progression est telle qu’un agriculteur doit désormais consacrer plusieurs décennies de revenus pour espérer acheter ses propres champs.»
«En Wallonie, n’importe quel citoyen peut devenir propriétaire d’une parcelle agricole, confie un agriculteur du Brabant wallon qui sera présent à la manifestation de jeudi. La terre n’est plus un outil de travail réservé à ceux qui produisent mais un actif financier où l’on investit, puis qu’on loue. Mon père avait des terres mais j’ai dû les vendre pour continuer à vivre et financer mon travail. Aujourd’hui, je suis locataire des terres de mes ancêtres. C’est un échec. Mais attention, pas le mien. Celui de la Région wallonne.»
Le rapport de l’OFA donne un chiffre clé: «Sur 357.422 propriétaires de terres agricoles en Wallonie, à peine 17.700 sont des agriculteurs. Les non-agriculteurs détiennent près de 58% des surfaces, tandis que les agriculteurs n’en possèdent que 42%.»
Cette dissociation entre propriété et usage est accentuée par le système du bail à ferme. En Wallonie, 61% des surfaces agricoles utilisées sont exploitées sous ce régime
Quand la spéculation s’installe dans les campagnes
Le foncier rural attire de nouveaux profils. Des investisseurs institutionnels, des particuliers fortunés ou encore des sociétés patrimoniales y voient un placement sûr. La terre agricole devient une réserve de capital, une garantie successorale, voire un outil fiscal. Certaines acquisitions sont motivées par la chasse, d’autres par la volonté d’implanter des panneaux solaires ou des infrastructures de loisirs. Pour les agriculteurs actifs, cette concurrence rend l’accès à la propriété très compliqué.
En 2024, les exploitants ont payé en moyenne 42.505 euros par hectare, soit davantage que les non-agriculteurs (37.414 euros). Les fermiers doivent surenchérir pour espérer conserver les parcelles qu’ils cultivent, souvent au prix d’un endettement massif. Dans les faits, cette surenchère nourrit encore la hausse générale des prix. Le fermage suit la même courbe. Selon Statbel, un hectare de terre labourée se louait 348 euros en 2024, contre 299 euros pour une prairie. En dix ans, les loyers agricoles ont progressé de près de 20%. Les écarts régionaux demeurent marqués: 446 euros en Flandre contre 267 euros en Wallonie. Ce différentiel attire certains investisseurs flamands vers le sud du pays, où les rendements restent jugés attractifs.
Cette «dépossession foncière» transforme le visage de l’agriculture wallonne. La concentration des terres entre les mains d’un nombre restreint de grands propriétaires crée un déséquilibre. Certains héritages familiaux aboutissent à des partages où les parcelles sont vendues au plus offrant. D’autres terres, laissées en indivision ou rachetées par des sociétés, sortent durablement du circuit agricole.
«Les conséquences sociales sont palpables. Les jeunes agriculteurs peinent à s’installer, faute de terrains disponibles à des prix abordables. Le modèle de la ferme familiale s’effrite, remplacé par des exploitations sous contrat ou des locations à court terme», souligne le mouvement citoyen Terre-en-Vue. Le rapport de l’OFA documente qu’entre 2015 et 2024, la part des terres possédées par des sociétés a doublé, atteignant environ 9% du total.
Dans les campagnes, certains parlent de «dépossession silencieuse» pour expliquer que les agriculteurs deviennent des locataires sur le sol même qu’ils entretiennent. Le phénomène alimente un sentiment d’injustice, d’autant que la valeur spéculative du foncier ne bénéficie pas à ceux qui en tirent la production.
Des zones dépossédées
Dans les campagnes du sud du pays, les prix des hectares suivent une logique géographique avec des écarts de prix dantesques. Dans la région limoneuse namuroise, un hectare dépasse 70.000 euros. A l’autre extrême, les plateaux de Haute Ardenne liégeoise plafonnent autour de 13.400 euros.
«Les disparités reflètent la fertilité des sols, mais aussi la pression urbaine et les effets d’une demande de plus en plus détachée de la production agricole, explique ce même agriculteur wallon. J’ai reçu beaucoup de pression d’acheteurs extérieurs pour vendre mes terrains. Les hectares en province du Brabant wallon sont très prisés. Des acheteurs potentiels avaient l’ambition de transformer mes terrains en quartiers résidentiels. J’ai toujours refusé, et j’ai finalement pu les vendre à des particuliers qui se sont engagés à préserver ces terres des investissements immobiliers. A garder leur utilité première qu’est l’agriculture.»
Les grandes superficies de plusieurs hectares sont aussi devenues un luxe. Plus la parcelle est vaste, unie, plus le prix grimpe. Selon le rapport de l’Observatoire du foncier agricole wallon: les terrains de plus de vingt hectares atteignent en moyenne 62.600 euros par hectare. Les microparcelles ou terrains éparpillés sont souvent rachetées pour des projets de loisirs ou d’investissement, et elles se négocient autour de 35.300 euros. Dans le même temps, le volume des transactions explose. Plus de 41.000 hectares ont changé de mains en 2024, contre 27.000 en 2017.
Une ministre en embuscade
La ministre wallonne de l’Agriculture, Anne-Catherine Dalcq (MR), se dit consciente du problème. «Aujourd’hui, les agriculteurs ont peur. Peur de ne pas pouvoir acheter les terres qui entourent leur exploitation, peur de voir leur outil de production leur échapper. Les prix sont déconnectés de la rentabilité réelle d’une terre agricole. L’enjeu dépasse le simple équilibre du marché. C’est une question de souveraineté alimentaire. Souhaite-t-on que les terres agricoles wallonnes soient cultivées par des agriculteurs indépendants, ou détenues par des acteurs extérieurs, parfois même étrangers?»
La ministre propose de revoir le statut d’agriculteur actif. Elle souhaite mieux définir les critères permettant de «distinguer les véritables exploitants des sociétés de gestion qui font de l’agriculture à des fins d’investissement. Ces structures s’approprient peu à peu le cœur même de l’agriculture familiale. Il faut agir, sinon c’est tout notre modèle qui s’effrite», prévient Anne-Catherine Dalcq.
Cette dernière dit vouloir entreprendre une grande réforme foncière wallonne, et évoque plusieurs pistes: «Il faut encadrer les prix, faciliter l’accès à la propriété pour les jeunes exploitants, renforcer les droits des locataires agricoles et créer un observatoire plus contraignant.» Aucune mesure concrète n’a encore été adoptée, mais le gouvernement wallon reconnaît désormais que la spéculation foncière fragilise le modèle agricole.
Plusieurs organisations agricoles, dont la Fédération wallonne de l’agriculture (FWA), plaident pour un droit de préemption au profit des agriculteurs, à l’image de ce qui existe en France: «Ce mécanisme permettrait à un exploitant en activité d’acheter en priorité les terres qu’il cultive lorsqu’elles sont mises en vente. Une réforme complexe, qui nécessiterait un équilibre entre droit de propriété et intérêt collectif.»















