Bart De Wever, Premier ministre de tous les Belges? Le nationaliste flamand peine encore à séduire les Wallons et Bruxellois, qui se méfient de ses intentions communautaires. Mais a-t-il réellement intérêt (et surtout envie) de gagner en capital sympathie auprès du grand public francophone?
7 janvier 2005. Une colonne de douze camions remplis de faux billets de banque débarque au pied des ascenceurs hydrauliques de Strépy-Thieu. Une portière claque. De l’un des véhicules surgit un tout jeune président de parti, héritier de la Volksunie. Le nationaliste flamand en détaille la cargaison: onze milliards d’euros, soit l’équivalent des transferts financiers annuels de la Flandre vers la Wallonie.

Vingt ans plus tard, Bart De Wever est propulsé au 16, Rue de la Loi. A la tête d’un Etat fédéral qu’il a pourtant longtemps juré haïr. Le coup médiatique de Strépy a-t-il laissé des traces dans l’imaginaire collectif wallon? A en croire un récent baromètre Ipsos/Le Soir/RTL, le président sortant de la N-VA peine encore à faire accepter sa nouvelle casquette au sud du pays. Seuls 36% des Wallons se disent ainsi satisfaits de son rôle en tant que Premier ministre. Un chiffre à peine plus élevé à Bruxelles (37%). Autre fait notable: six Wallons sur dix estiment que la politique de Bart De Wever va désavantager les francophones, et 59% d’entre eux sont convaincus que son objectif reste l’indépendance de la Flandre.
Alles in het Nederlands
Il faut dire que le nationaliste fait peu pour se départir de cette image teintée négativement auprès des francophones. Ses interventions médiatiques au sud du pays ces dernières années se comptent sur les doigts d’une main. A l’exception d’une interview donnée à La Libre en septembre 2023, Bart De Wever a fui les micros et les caméras francophones durant la quasi-totalité de sa présidence à la N-VA. Son accession au Seize aurait pu signer la fin de cette ère fantomatique. Les deux entretiens accordés à RTL et à la RTBF (avec qui il entretenait des relations épineuses depuis des années) au lendemain du bouclage de l’accord de gouvernement semblaient de bon augure. Le Premier ministre y jouait d’ailleurs la carte de la dédiabolisation de ses intentions communautaires. Sauf que depuis, c’est silence radio. En six semaines, pas une seule apparition en français sur les ondes du sud du pays.
Sur les réseaux sociaux, Bart De Wever ne cultive pas davantage le terreau francophone. Si son statut de Premier ministre apparaît dans les trois langues nationales sur ses différents profils, ses publications sont uniquement dirigées vers les Flamands. Hormis deux tweets traduits en français, l’ensemble de sa communication est rédigée dans la langue de Vondel. Sur Facebook et Instagram, on le voit parader au ski, au carnaval d’Alost ou à l’avant-première d’un film accompagné de ses enfants. Alles in het Nederlands. Une approche qui contraste avec celle de ses prédécesseurs, qui adoptaient systématiquement une communication multilingue. Un trilinguisme délibéré, pour honorer la fonction de Premier. Mais également justifié par des contextes différents. «Sous la Vivaldi, Alexander De Croo devait compenser la faiblesse politique de l’Open VLD, tandis que Sophie Wilmès, en pleine gestion de crise pandémique, incarnait une figure de consensus, dépassant les clivages partisans, analyse Nicolas Baygert, professeur de communication politique à l’ULB et à l’Ihecs. Bart De Wever s’inscrit davantage dans un rôle de leader communautaire (pré-confédéral) que de Premier ministre fédéral. En ce sens, il rappelle davantage Yves Leterme qui, bien qu’occupant la même fonction, peinait à incarner un leadership national.»
Le service minimum
Au Nord du pays, la mise en scène de Bart De Wever dans des situations quotidiennes (vantant les mérites d’une salade de pâtes achetées à la pompe à essence ou s’affligeant des nouvelles chaussures achetées par sa fille) a permis de construire son capital sympathie. «Il humanise son image et se positionne en leader accessible, contrastant avec le formalisme institutionnel», observe Nicolas Baygert. Une stratégie qui correspond à son statut de Bekende Vlaming (BV), mais qui peine à percoler en Wallonie, où il est toujours perçu comme un personnage austère, provocateur et méprisant. Sa causticité, largement appréciée en Flandre, reste d’ailleurs incomprise au sud du pays.
Dans ses activités politiques, Bart De Wever respecte toutefois les règles linguistiques. A la Chambre, le bilinguisme prévaut dans la majorité de ses interventions. Il met d’ailleurs un point d’honneur à répondre en français aux interpellations des députés francophones. «Il est courtois et joue les règles du jeu politique, mais uniquement pour sauver les apparences, estime François De Smet (DéFI), qui siège dans l’opposition. Il doit maintenir une certaine illusion de respect pour les francophones car c’est un coagulant de sa coalition, mais il ne fait pas plus que le service minimum.» Le Premier ministre n’a prêté serment qu’en néerlandais, rappelle d’ailleurs Pierre-Yves Dermagne (PS), et lorsqu’il a présenté ses ministres fédéraux, il l’a fait devant un lion flamand avec le slogan «Voor Vlaams Welvaart» (pour la prospérité de la Flandre). «Il ne faut pas être dupe, tranche le chef de groupe des socialistes à la Chambre. Son objectif reste d’affaiblir la Wallonie et Bruxelles au profit de la Flandre et démontrer que l’Etat fédéral ne fonctionne plus.» Des intentions qui se traduisent davantage dans son non-verbal et ses attitudes, estime l’ex-ministre. «On ne ressent pas de passion, de plaisir à être là. Ses réponses sont quasiment lues du début à la fin, avec un ton et une voix monocordes.»
«A l’impossible, nul n’est tenu»
Bart De Wever l’a lui-même reconnu: il n’a pas accepté de gaieté de cœur la fonction de Premier ministre. Séduire les francophones ne l’enchante pas davantage. «Cela ne correspond ni à sa stratégie, ni à son ADN politique», tranche Nicolas Baygert, qui garde en mémoire un clip vidéo adressé aux électeurs du sud du pays, dans lequel le nationaliste affichait ses «meilleures intentions» avec un «enthousiasme digne de la Famille Addams». «L’effort paraissait contraint, presque caricatural», rappelle le directeur du Think Thank PROTAGORAS. Stratégiquement, il a surtout intérêt à plaire à l’électorat flamand, rappelle Dave Sinardet, politologue à la VUB. Une main tendue aux francophones prêtait d’ailleurs le flanc à la critique flamingante, qui pourrait y voir une sorte de reniement identitaire. Du pain béni pour le Vlaams Belang, qui reste son principal concurrent électoral.
Au vu de l’hostilité ancrée dont fait l’objet Bart De Wever auprès de certains francophones, l’investissement dans une grande opération séduction peut en outre paraître vain. Si aucune image n’est totalement irréversible en politique, le leader nationaliste a-t-il intérêt à consacrer son énergie à convaincre l’électorat du PS, du PTB ou d’Ecolo? «A l’impossible, nul n’est tenu», estime Nicolas Baygert. D’autant qu’une impopularité auprès des francophones ne l’empêchera pas d’exercer pleinement sa fonction et de mener à bien sa mission. «Soit son gouvernement fonctionne sans l’aval d’une partie du public francophone, soit il échoue et il remettra la faute sur un Etat fédéral qui ne fonctionne plus», analyse François De Smet. «Il ne ressent donc ni le besoin, ni l’utilité d’élargir son audience», conclut Nicolas Baygert.
Cela étant, mieux s’adresser au public francophone serait dans l’intérêt de ses partenaires du MR et des Engagés, juge Dave Sinardet. «Globalement, cela renforcerait la crédibilité de l’Arizona, dont il reste le symbole. Il a donc intérêt à améliorer sa côte de popularité au sud du pays s’il veut conserver sa majorité sous la prochaine législature.» Une condition sine qua non pour mener à bien sa politique d’assainissement budgétaire, que le Premier ministre entend étaler sur dix ans.