samedi, décembre 21

Les technologies dédiées à la santé et au bien-être des femmes pourraient combler le retard médical en la matière. Les investissements dans cette «FemTech» peinent pourtant à décoller.

Deux salles, deux ambiances. A l’étage, l’heure est à la concentration silencieuse pour les étudiants de la formation en digital marketing. En bas, dans la classe de graphisme, c’est le moment des échanges, celui où l’on compare la réinterprétation par chacune de la clémentine, après une matinée de travail. D’humeur joyeuse, les élèves ont entre 18 et 60 ans. Thé en main, l’enseignante, Sakina, se faufile entre les tables pour commenter l’ouvrage diffusé sur les écrans d’ordinateur de cette petite salle surchauffée, tapie à l’ombre de la Tour de l’horloge, à la gare de Bruxelles-Nord. C’est ici que Womenpreneur, l’un des premiers centres de formation tech du pays entièrement dédiés aux femmes, a pris ses quartiers depuis quelques mois. «Nous proposons un programme d’apprentissage aux métiers du Web, à la cybersécurité et à la réparation des appareils technologiques», engage Sana Afouaiz, 30 ans, la fondatrice. Régulièrement, elle reçoit des invitées déjà actives dans la tech pour inspirer à ses pupilles différentes voies à suivre. «D’ici à dix ans, nous aimerions que nos élèves puissent influencer l’économie belge avec leurs start-up, en particulier dans le domaine de la FemTech. Parce qu’elles auront une expertise technique et, surtout, parce qu’un homme ne pourra jamais mieux connaître le corps de la femme qu’elle-même.»

«C’est une technologie comme une autre; elle permet de se préparer, de se rassurer et de se libérer de la charge mentale.»

Utilisation quotidienne

Le terme «FemTech», pour «Female Technology» (technologie féminine), regroupe toutes les innovations, de l’objet connecté à l’application mobile en passant par le logiciel, visant à améliorer la santé et le bien-être des femmes. Celles-ci font en effet face à des spécificités qui touchent à la sphère gynécologique ou reproductive, la santé mentale, la maternité ou encore à certaines maladies, comme l’asthme, dont elles souffrent plus facilement que les hommes, protégés par la testostérone. Plusieurs applications de la FemTech portent donc une attention particulière au suivi de la grossesse et du développement du bébé, à la prise de contraceptif ou encore au cycle menstruel et aux symptômes associés.

Le mot «FemTech» est assez récent. On le doit à la Danoise Ida Tin, à l’origine de Clue, une appli d’aide au suivi des périodes de règles et d’ovulation. S’il peine encore aujourd’hui à intégrer le vocabulaire du quotidien, de nombreuses femmes ont recours à ces technologies, parfois même sans s’en rendre compte. Elodie Léger l’a constaté lors de la réalisation de son mémoire de fin d’études intitulé «FemTech et bien-être féminin: démystification des avantages et inconvénients». «Beaucoup de patientes ont tendance à ne plus simplement obéir aux ordres des médecins, commente la toute jeune diplômée en communication économique et sociale à l’ULiège. Elles veulent prendre les devants, pouvoir être maître de leur santé et connaître leur corps pour s’expliquer devant le docteur.» A cela s’ajoute une volonté de plus en plus affirmée de se passer de contraceptifs hormonaux pour privilégier des techniques naturelles et gratuites grâce à une application. «Sur les 30 femmes que j’ai interrogées, la majorité m’a dit ne pas pouvoir se passer de la FemTech. C’est interpellant, mais c’est aussi une technologie comme une autre qui permet de se préparer, d’anticiper, de se rassurer et de se libérer de la charge mentale.»

Plusieurs applications de la FemTech portent une attention particulière à la surveillance du cycle menstruel. © Hans Lucas via AFP

Des hommes à convaincre

En 2023, le chiffre d’affaires cumulé des entreprises internationales de la FemTech atteignait, selon Le Figaro, 48 milliards d’euros; il devrait frôler les 100 milliards à l’horizon 2030, d’après l’agence Femtech Analytics. Cet écosystème mondial est actuellement composé de 1.800 entreprises, dont environ la moitié ont été fondées et/ou sont dirigées par des femmes. Pourtant, les investissements dans ce domaine restent à la traîne: une étude récente d’Avestria Ventures précise à ce propos que les financements relatifs à la santé féminine représentent à peine 2% des investissements en santé. La mise en faillite, en juin dernier, de la biotech liégeoise Mithra, qui commercialisait un contraceptif oral combiné, est une autre preuve que le secteur n’est pas complètement florissant. Plusieurs raisons expliquent la relative frilosité des détenteurs de capitaux, entre autres le tabou et la méconnaissance entourant la santé féminine: «Les problématiques concernées se rapportent aux dames alors que la plupart des investisseurs potentiels sont des hommes dont beaucoup, parmi ceux que l’on a rencontrés, ne voient pas concrètement où est le problème à régler, regrette Jerome Derycke, cofondateur de la start-up Lileo, qui développe un tire-lait portable et connecté. Ceux qui ont finalement décidé de financer notre projet avaient tous eu le réflexe préalable d’appeler leur fille, leur sœur ou leur épouse pour leur poser la question de leur vécu.»

Près de la moitié des FemTech ont été fondées ou sont dirigées par des femmes.

Issu du monde de la finance, Jerome Derycke a lui-même indirectement été «victime» des «tire-laits archaïques» peu après que son épouse a donné naissance à leur premier fils. «Ça m’a semblé tout à fait anormal de devoir utiliser du matériel de 20 ans d’âge pour réaliser quelque chose d’aussi fondamental qu’un allaitement», déplore celui qui a donc codéveloppé un appareil portable qui collecte des données pouvant être transformées en conseils et informations. Un objet novateur, mais peut-être pas suffisamment bankable de prime abord. «Face aux potentiels investisseurs, on a testé différents discours, mais certains restaient plus sensibles à la performance qu’au côté pratique. Parfois, on avait l’impression d’essayer de convaincre un passionné de musique classique d’écouter du hard rock.»

Les créations de la FemTech souffrent également d’un positionnement marketing difficile puisqu’elles se situent à la croisée de plusieurs secteurs (santé, nourriture, vêtement…) suivant leur dispositif. «En plus, chez Lileo, on propose un produit physique et hardware, poursuit le fondateur. La majorité des investisseurs préfèrent du software et de l’IA, qu’ils connaissent mieux car ils en financent beaucoup, et dont le risque-retour est, selon eux, plus intéressant.»

La start-up belge Lileo développe un tire-lait portable et connecté. Sa commercialisation est proche. © LILEO

Le vide de la santé féminine

Ingénieur physicien de formation, Julien Penders a passé dix années de sa vie à appliquer des nouvelles technologies aux soins de santé. Lors de la première grossesse de son épouse, il a lui aussi été marqué par la vétusté des appareils utilisés pour l’accompagner. Il a alors quitté son job à l’Imec, l’Institut de microélectronique et composants, pour réfléchir à la meilleure façon d’aider les futures mamans à mieux comprendre leur grossesse, à monitorer leurs contractions… Bref, moderniser la médecine. «On a d’abord sorti un simple capteur qu’on a progressivement transformé en dispositif médicalisé, aujourd’hui prescrit par le médecin et remboursé par les assurances aux Etats-Unis.» Car depuis 2014, Julien Penders développe principalement sa société Bloomlife de l’autre côté de l’Atlantique. «Il faut bien se dire qu’il y a dix ans, rares étaient les Européens prêts à mettre de l’argent pour la santé, au contraire des USA, où c’est plus courant puisque les aides sont moins avantageuses. Le marché était donc plus mature là-bas.» Le Liégeois se souvient malgré tout de débuts «très difficiles». Pendant quatre ou cinq ans, on a beau lui accorder que son produit, sa technologie et son équipe sont tous très sympathiques, on lui ajoute ensuite qu’il ne pourra pas sortir du marché de niche

Le vent tourne avec l’apparition du terme «FemTech» et au fur et à mesure que la société commence à percuter que la médecine est totalement biaisée parce que trop souvent basée sur des études menées sur l’homme. Jusque dans les années 1990, les tests cliniques pour les médicaments ont ainsi été interdits aux femmes enceintes, tandis que les détections de maladies cardiaques ont longtemps uniquement reposé sur les symptômes présentés par les hommes… qui ne sont pas les mêmes que pour les femmes.

Dans son mémoire, Elodie Léger rappelle que les pathologies féminines, excepté l’oncologie, représentent moins de 2% du pipeline actuel des soins de santé, alors que les femmes forment la moitié de la population mondiale. «On prend seulement conscience aujourd’hui de l’importance d’avoir une médecine plus inclusive, qui intègre les différences de genre, de race, etc.», observe Julien Penders. La FemTech a notamment pour objectif de combler le manque de données spécifiques à la santé féminine, ce qui pourrait avoir le don de rassurer les investisseurs qui ne peuvent pas, pour l’heure, se baser sur des chiffres médicaux ou de marché précis. Reste que réaliser un essai clinique pour prouver l’intérêt d’un dispositif coûte cher, très cher. «De notre côté, ce sont des médecins qui nous communiquent ce qui est validé scientifiquement, mais pas encore opérationnalisé de manière efficace, enchaîne le CEO de Bloomlife. Finalement, notre collaboration avec ces obstétriciens et gynécologues permet la mise en place d’outils technologiques qui les aident à améliorer leur travail.»

Un des objectifs de la FemTech: combler le manque de données spécifiques à la santé des femmes.

Histoire de données

Reste la question de la confidentialité. Car si le Règlement général sur la protection des données (RGPD) protège les informations de santé personnelles en Europe, les risques de leur partage à des fins marketing restent réels. Pour Jerome Derycke et Lileo, cette question est encore en chantier avec l’objectif de distinguer clairement ce qui est privé de ce qui est censé améliorer le dispositif de façon anonymisée. De son côté, Julien Penders, chez Bloomlife, assure que le cadre légal américain, l’ADPPA, empêche l’utilisation des informations privées autrement que dans un but d’amélioration de la santé féminine.

En attendant, le petit univers de la FemTech belge continue de grandir. Grâce à sa victoire au dernier Innovative Starters Award, Lileo a reçu 500.000 euros de soutien de la Région de Bruxelles-Capitale. «C’est un véritable coup de boost dans cette phase de développement particulièrement difficile à mener, sourit le cofondateur. On s’approche de notre toute première commercialisation, qui nous permettra ensuite de rassembler de nouveaux capitaux pour financer l’industrialisation.» Après avoir concrétisé une nouvelle levée de fonds de 12,2 millions de dollars en septembre dernier, Bloomlife espère atteindre la rentabilité dans le courant de l’année 2025. Pour conforter sa success-story et ainsi encourager les investissements dans la FemTech, qui ne représentent qu’entre 2% et 4% des financements de capital risque. «C’est trop peu, déplore Julien Penders. Il faut encore davantage de conscientisation, mais je suis très optimiste: les financements sont tout de même en augmentation et l’importante médiatisation devrait finir par convaincre des gouvernements de lancer des initiatives pour combler le retard et les inégalités qui touchent la santé féminine.»

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