En autorisant l’Ukraine à frapper le territoire russe avec ses missiles à longue portée, les Etats-Unis brisent une nouvelle ligne rouge fixée par Poutine. Une manière, pour Biden, de frapper un dernier coup avant de quitter le pouvoir. Mais le feu vert américain est tout sauf un chèque en blanc: chaque tir ukrainien sera passé au crible.
La réponse la plus ferme des Etats-Unis depuis le début de la guerre? Après la vaste attaque russe qui a frappé les infrastructures énergétiques en Ukraine ce week-end (120 missiles, 90 drones, dont une partie interceptée) et la présence avérée de troupes nord-coréennes en Russie, les USA envoient cette fois un message fort.
Dimanche, le New York Times a révélé que les Américains ont autorisé l’Ukraine à employer les missiles à longue portée pour frapper le territoire russe. Une avancée majeure sur le plan militaire et symbolique, réclamée à tue-tête par Zelensky depuis des mois, mais que les Etats-Unis avaient toujours fermement refusée.
1. Pourquoi la décision intervient-elle maintenant pour l’Ukraine?
La décision reste pour l’instant informelle: elle n’a pas été officialisée par la Maison-Blanche et provient d’officiels américains, qui ont conservé l’anonymat. A priori, l’autorisation n’est pas non plus synonyme de carte blanche pour les Ukrainiens. Les missiles, dont la portée atteint les 300 kilomètres, seront probablement soumis aux règles strictes établies par les Etats-Unis. «On parle d’une limitation géographique à l’Oblast de Koursk (NDLR: où sont infiltrées les forces ukrainiennes), avec les forces nord-coréennes présentes en Russie comme objectif principal. Avant chaque tir, les cibles devront être approuvées par les Etats-Unis», précise Tom Simoens, lieutenant-colonel et professeur d’histoire militaire à l’ERM.
Les Ukrainiens réclament cette autorisation depuis plus de six mois. La France et la Grande-Bretagne ne s’y sont jamais opposées, mais ont besoin de la technologie américaine pour opérer les tirs. Et les Américains avaient jusqu’ici posé leur veto.
Biden a l’intention d’envoyer tout ce qu’il peut encore envoyer en Ukraine avant le retour au pouvoir de Trump.
«Il est difficile de déterminer pourquoi Biden a toujours dit non, et aurait maintenant dit oui. Il est probable que les élections aient joué un rôle», déduit Tom Simoens. Car le président américain sortant «n’a désormais plus rien à perdre durant son dernier mois en fonction. Il est plus libre et donne l’impression de vouloir faire le maximum.» L’expert rappelle en outre que «Biden a l’intention d’envoyer tout ce qu’il peut encore envoyer en Ukraine avant le retour au pouvoir de Trump, qui limitera voire supprimera l’aide militaire.»
2. Les missiles à longue portée pour l’Ukraine: un coût exorbitant, une efficacité (presque) redoutable
Les budgets dont il est question sont déjà alloués (la fameuse enveloppe de 61 milliards), mais pas tous encore dépensés. S’ils ne sont pas utilisés sous Trump, alors l’argent revient à l’Etat. Trump pourrait même interrompre les livraisons en cours.
Les Occidentaux fournissent à l’Ukraine trois types majeurs de missiles à longue portée. Les ATACMS (américains), les SCALP-EG (français) et les Storm Shadow (anglais). Les deux derniers contiennent des technologies américaines. Dans les contrats d’utilisation, tout engagement doit donc également être approuvé par les USA. «Ces missiles de croisière volent à très basse altitude pour éviter les radars ennemis, et « lisent » le terrain. Leurs trajectoires doivent être planifiées selon les données GPS, mais également selon le relief, détaille Tom Simoens. Cette procédure requiert la connaissance américaine, à savoir leurs technologies, leurs renseignements et leurs cartographies.»
En Allemagne, le chancelier Olaf Scholz s’est quant à lui toujours fermement opposé à la livraison des missiles Taurus, de fabrication allemande. Malgré les demandes insistantes de Zelensky. Désormais, c’est Joe Biden himself qui mettrait la pression à Scholz pour qu’il suive le mouvement…
Pour rappel, ces missiles ont un coût exorbitant: un SCALP-EG («Système de croisière conventionnel autonome à longue portée» et d’«Emploi général») revient à 850.000 euros l’unité. Chaque décision de tir est donc savamment réfléchie, et approuvée par le pays donateur. Ce dernier contribue d’ailleurs à son lancement sur place. Seuls des opérateurs qualifiés en sont capables. Il ne suffit donc pas de donner un mode d’emploi aux Ukrainiens, tout est éminemment plus complexe à mettre en œuvre.
3. L’ATACMS, kesako?
Le missile à longue portée américain (ATACAMS) fonctionne différemment du SCALP-EG ou du Storm Shadow. «Il s’agit d’un missile semi-balistique, qui atteint son objectif de manière plus verticale et plonge vers sa cible à grande vitesse, explique Tom Simoens. Pour l’ennemi, l’ATACMS est plus complexe à intercepter qu’un simple missile de croisière, sorte d’avion sans pilote à la trajectoire horizontale.»
Tactiquement, l’ATACMS permet d’envisager un large panel de cibles: logistiques, militaires, aérodromes, concentrations de troupes, casernes, centres de commandement, dépôts de munitions (souvent fixes). «En revanche, le but n’est certainement pas que les Ukrainiens utilisent ces missiles à longue portée pour attaquer des raffineries.»
L’ATACMS est un missile semi-balistique, qui atteint son objectif de manière plus verticale et plonge vers sa cible à grande vitesse. Pour l’ennemi, il est plus complexe à intercepter qu’un simple missile de croisière.
S’ils sont très difficiles à intercepter, les missiles à longue portée n’ont pas une efficacité totale. L’Ukraine en a déjà utilisés, notamment pour frapper la Crimée. «On ne peut pas dire que toutes ces attaques ont été couronnées de succès, se rappelle Tom Simoens. Chaque missile peut être brouillé ou intercepté. Parfois, des erreurs de coordonnées ont également lieu.» D’autant que les ATACMS déjà fournis par les USA se sont avérés être de… vieux modèles dont la date de péremption d’utilisation était déjà dépassée.
4. 250 cibles de haute valeur en Russie
Selon l’Institute for the Study of War (ISW), 250 cibles de haute valeur ont été répertoriées en Russie. Les Ukrainiens ne pourront pas toutes les viser et devront opérer un choix. «Selon les circonstances, un missile n’est pas égal à une destruction d’objectif, précise le lieutenant-colonel. Pour abîmer suffisamment un aérodrome et le rendre inutilisable, il faudrait peut-être quinze missiles.»
Face à cette annonce, que la Russie a pu anticiper depuis des mois, des adaptations ont déjà lieu: renforcement la défense anti-aérienne, déplacement des stocks de munition et d’avions, etc. Il faut dire que la menace aérienne sur le sol russe n’est pas neuve, puisque les Ukrainiens lancent déjà des vagues de drones depuis plusieurs mois.
5. Ligne rouge de Poutine?
Plusieurs lignes rouges déterminées par Poutine ont déjà été clairement franchies par l’Occident: les armes lourdes, les chars, puis les F-16… «En fin de compte, on n’a jamais vu de réaction musclée du président russe, relève Tom Simoens. Cela ne veut pas dire qu’il faut ridiculiser les menaces de Poutine, mais plutôt les traiter de manière pragmatique et moins peureuse. Le but de Poutine, c’est justement que l’Occident ne fasse plus rien, se recroqueville dans son coin, parce que tétanisé par la menace.» Le temps a en effet démontré qu’il faut prendre les tentatives de dissuasion russe avec beaucoup de distance.
A travers cette nouvelle autorisation, on parle toutefois d’un nombre de missiles limité, que les USA devront approuver au cas par cas. Les objectifs seront tirés au cordeau.
Tom Simoens ne prévoit pas d’escalade notoire. Et conçoit surtout cette décision américaine comme une riposte diplomatique à l’engagement de soldats (et d’armes) nord-coréens en Russie. «Lorsque l’arrivée des soldats nord-coréens a été confirmée, il est fort à parier que les Etats-Unis ont également fait comprendre leur ligne rouge à Poutine. Le message diplomatique a pu être être le suivant: « Si vous engagez des soldats nord-coréens, alors nous permettrons les Ukrainiens d’utiliser des armes à longue portée. »»
6. L’Occident respecte le droit international
Enfin, un rappel utile: selon le droit international, l’Occident a le droit de fournir ces aides à l’Ukraine, afin qu’elle puisse frapper l’ennemi agresseur. «L’Europe et les Etats-Unis doivent peut-être davantage se référer à ce droit international pour appuyer et justifier leurs choix de façon forte et assumée. Contrairement à la Russie, qui conclut des accords avec des pays sanctionnés par les Nations Unies -Iran ou Corée du Nord.»
Pour sûr, la décision ne devrait pas bouleverser toute la situation sur le terrain. Au mieux, elle mettra des bâtons dans les roues russes, et permettra à l’Ukraine d’aborder en meilleure position le contexte galopant des négociations, dont le terme n’est désormais plus tabou, même dans la bouche de Zelensky…