La xénogreffe consiste à greffer un organe d’une espèce biologique différente sur un patient humain. Cette solution prometteuse pour pallier la pénurie d’organes a connu récemment des avancées remarquables. Une patiente, pour la première fois, a survécu plus de deux mois.
25 novembre 2024, New York. Towana Looney, une Américaine de 53 ans reçoit un rein de porc génétiquement modifié. Elle est la cinquième patiente américaine à bénéficier d’une xénotransplantation porcine. Avant elle, aucun des greffés n’avait survécu plus de 61 jours. David Bennett, le premier d’entre eux, en 2022, était décédé deux mois après l’opération.
Mars 2025. Towana Looney se porte bien. «Je ne peux pas trop en dire car les informations sont confidentielles, mais elle est rentrée chez elle après trois mois de surveillance», indique le néphrologue Valentin Goutaudier, chercheur au Paris Institute for Transplantation & Organ Regeneration (Pitor) de l’université Paris Cité et à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Le Pitor travaille en collaboration avec les équipes américaines à l’origine des xénogreffes et analyse les prélèvements des patients xénogreffés pour identifier et améliorer les risques de rejet.
150.000
patients étaient en attente d’une greffe en Europe en 2022; 19, en moyenne, sont morts chaque jour.
Pas (encore) une réalité pour tous
Depuis le début du XXe siècle, la médecine s’essaie à la xénogreffe. Si les Français furent les précurseurs, la Chine et les Etats-Unis dominent aujourd’hui la recherche en la matière. «En Europe, les études sur la xénotransplantation existait jusqu’au début des années 2000, mais les financements furent brutalement coupés à la suite de la crise de la vache folle», indique Valentin Goutaudier.
L’objectif de la xénotransplantation? Greffer un organe d’une autre espèce, animale, à un malade qui ne trouverait pas de receveur humain. Dans les années 1980, la recherche s’est d’abord intéressée aux singes. Aujourd’hui, c’est le porc génétiquement modifié qui est le donneur privilégié. «Il existe une forte similarité morphologique et physiologique entre les organes humains et porcins», précise Antoine Bouquegneau, néphrologue au CHU de Liège. De plus, «ils sont assez faciles à élever, ont de grandes portées et nous maîtrisons bien la modification de leur génome», ajoute Valentin Goutaudier.
De fait, Towana Looney a reçu un rein ayant subi dix modifications génétiques. «Des gènes sont enlevés ou ajoutés dans l’ADN du cochon au stade embryonnaire afin d’éviter un rejet. A partir de dix modifications génétiques, l’animal est un clone», stipule le chercheur français. «Cette technique permettrait d’avoir une quantité infinie de greffons disponibles, complète Antoine Bouquegneau. On en est encore loin, mais c’est le but.» C’est en tout cas, «la solution la plus prometteuse pour pallier la pénurie d’organes», assure Valentin Goutaudier.
Selon l’Institut européen de bioéthique, plus de 150.000 patients étaient en attente d’une greffe en Europe en 2022, et en moyenne 19 en attente d’une transplantation d’organe sont morts chaque jour. La Belgique fait partie du système Eurostransplant, auquel appartiennent aussi l’Allemagne, l’Autriche, la Croatie, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Hongrie et la Slovénie. «En janvier 2024, 13.000 à 14.000 patients figuraient sur liste d’attente; en 2023, seulement 7.000 ont reçu une greffe», indique Antoine Bouquegneau. Aux Etats-Unis, on recense plus de 100.000 candidats.
La xénotransplantation a connu des «avancées remarquables ces dernières années, mais elle est loin d’être une réalité médicale pour tous», tempère le spécialiste. Car la technique pose encore de nombreuses questions.
Risque de rejet et d’infection
Le rejet reste le problème le plus épineux de la xénogreffe. «Il y a toujours des signes de rejet humoral, affirme Valentin Goutaudier. Les anticorps présents dans le sang du receveur humain sont dirigés contre les antigènes porcins et provoquent une réaction immunitaire. Les modifications génétiques ont permis de tempérer la réponse et de supprimer le rejet hyperaigu, c’est-à-dire l’échec immédiat de la greffe. Notre travail est de mieux comprendre les mécanismes de ce rejet et comment mieux traiter les patients en conséquence.»
L’autre risque est la transmission de virus animaux à l’homme, ce qu’on nomme les zoonoses. «Il n’y a pas eu de cas formellement inquiétants de transmission, mais ça reste tout de même la principale crainte», concède l’expert français. Ainsi, le greffon du tout premier patient à recevoir un cœur de porc –David Bennett– était infecté par un virus porcin, sans pour autant que celui-ci soit la cause de son décès. «Il s’agissait d’un cytomégalovirus porcin, qu’on observe également lors des transplantations humaines classiques. Quatre-vingts pour cent des gens en sont porteurs, sauf qu’il reste quiescent grâce au système immunitaire. Dans le cas présent, aucune atteinte aux organes n’a été observée à l’autopsie. En revanche, ce virus a pu accélérer le phénomène de rejet. Le patient est décédé d’un rejet du cœur, pas du virus», insiste le néphrologue.
Que ce soit lors d’une greffe classique, ou d’une xénogreffe, le malade reçoit «un traitement immunosuppresseur pour éviter le rejet. Celui-ci diminue l’immunité et augmente donc le risque de développer des phénomènes d’infection, précise son confrère liégeois. Le traitement parfait lié à la xénogreffe n’a pas encore été trouvé.»
Ethique et acceptation sociale de la xénogreffe
La xénogreffe soulève en outre des questions éthiques. Pour un système performant, il faudrait développer une «ferme hôpital» pour que des organes de porc génétiquement modifiés soient à disposition en suffisance. Quid du bien-être animal? «Il faut s’assurer que les animaux soient élevés dans de bonnes conditions, ce qui est le cas actuellement dans le cadre de la recherche, appuie Valentin Goutaudier. Les groupes militants seront certes plus difficiles à convaincre. Le porc, consommé à large échelle, connaît cependant des conditions d’élevage pas toujours bonnes selon les endroits du globe et cela ne semble pas émouvoir grand monde. Il faudra veiller à ce que ça n’arrive pas dans le domaine de la xénotransplantation.»

Reste aussi à déterminer si la pratique fait consensus au sein de la population. Les néphrologues s’accordent à dire que la question est complexe, eu égard, notamment, au manque d’études sur le sujet. Selon un sondage sur l’acceptation sociale de la xénogreffe mené par l’American Society of Transplantation en 2023, 40% des personnes interrogées expriment une gêne à l’idée de recevoir un organe porcin, que ce soit pour eux ou un proche. Cependant, 57% considèrent que l’absence de preuves actuelles de réussite ou la crainte de complications restent leurs principales préoccupations. L’acceptabilité sur les singes était encore bien moindre, souligne Valentin Goutaudier: «Ce sont nos cousins… Et comme ils sont plus proches de nous, il existe aussi beaucoup plus de risques de transmission de zoonoses.»
L’aspect religieux entre aussi en ligne de compte. L’origine porcine pourrait gêner les personnes de confession musulmane, ou juive. Aux Etats-Unis, une étude a été menée auprès de représentants des communautés protestante, musulmane et catholique. Les chefs religieux interrogés ne considèrent toutefois pas la xénotransplantation contradictoire avec leur croyance.
La xénogreffe ne remplacera probablement jamais la greffe classique
A quand une réalité médicale?
A l’heure actuelle, seules des «xénotransplantations compassionnelles» sont possibles, c’est-à-dire des greffes à des patients «qui n’avaient pas d’autres solutions thérapeutiques». C’est le cas de Towana Looney. En 1999, elle avait donné un rein à sa mère. Mais après une grossesse compliquée, Towana a souffert d’hypertension artérielle endommageant son rein unique. Avant sa xénotransplantation, elle était sous dialyse depuis huit ans. «En cardiologie, si le patient n’est pas greffé, il meurt. Pour les reins, la dialyse le sauve mais nuit grandement à sa qualité de vie», argumente Valentin Goutaudier.
«De nombreuses études seront nécessaires pour prouver le bénéfice supplémentaire de la xénogreffe comparé à une greffe classique, avance toutefois Antoine Bouquegneau. Je ne crois pas qu’elle sera utile à tous les patients. Toutes les considérations médicales et éthiques devront être analysées pour éviter aux patients de se retrouver dans une situation où ils subiraient plus de complications avec la greffe que sous dialyse.»
Mais pour Valentin Goutaudier, la xénogreffe est «déjà une réalité médicale puisque des patients sont concernés». De plus, un essai clinique commencera bientôt aux Etats-Unis avec six patients, puis 50 si les premiers tests se passent bien.
Pour autant, «la xénogreffe ne remplacera probablement jamais la greffe classique», du moins pas à court ou moyen termes. «On peut éventuellement l’imaginer pour des patients non greffables parce qu’ils présentent trop d’anticorps dirigés contre les organes humains, ou pour ceux dont la probabilité de rester sur liste d’attente est grande.» Mais la science évolue rapidement…