L’ancienne ministre française évoque la violence à laquelle sont confrontés les politiques. Plus douloureuse encore pour les proches. «Maman, c’est dur d’être ton fils».
Ministre de l’Ecologie (2002-2004), de la Santé (2007-2010), des Solidarités (2010-2012) et de la Culture (2020-2022), Roselyne Bachelot est une figure érudite et joviale de la politique française. Depuis qu’elle l’a quittée, elle se plaît à en raconter ses vertus et ses travers. Son dernier livre, Sacrés monstres (1), raconte son compagnonnage avec Emmanuel Macron, Nicolas Sarkozy, Jacques Chirac, et esquisse le portrait en situation de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen. Il décrit surtout un monde politique en profonde mutation, avec ses évolutions positives et ses illusions perdues.
Comment définir un «monstre» en politique?
Un monstre, pour moi, n’est pas forcément un être répugnant, repoussant. Ce sont des personnes qui sont hors des normes communes. Elles ont surgi dans notre vie sociale par des chemins, chacun très différent, entre un Jean-Luc Mélenchon qui se sert du Parti socialiste et qui l’exécute pour arriver à promouvoir ses propres idées; un Emmanuel Macron qui, dans les faillites de la gauche classique avec Dominique Strauss-Kahn et de la droite classique avec François Fillon, n’est pas la cause de la destruction de la structure, mais en est l’effet, ce qui lui permet de surgir alors qu’il n’aurait pas dû surgir; et une Marine Le Pen, qui essaie de se dépatouiller d’un héritage sulfureux et de se respectabiliser. Les trois cheminements arrivent à produire des gens qui sont anomiques.
«Nous qui avons bâti les réformes sociétales de ces dernières années, nous l’avons fait de manière arrogante.»
Y a-t-il des éléments communs qui les caractérisent?
Sans doute, leur incapacité à l’universalisme. Elle n’est d’ailleurs pas de leur fait. Elle est le résultat d’une société qui est devenue, comme le disait Henri Bergson (NDLR: philosophe français 1859-1941), incapable du «moi social». La société est marquée par un fort désir d’autonomie des individus, par un haut niveau d’éducation, par un nouveau rapport au travail… C’est bien, je ne porte pas un jugement dévalorisant, je n’oublie pas que ma grand-père était analphabète comme énormément de gens et en particulier de femmes. Cependant, cette aspiration à la liberté et à l’autonomie combat aussi un certain nombre de rapports hiérarchiques, les médecins, les instituteurs, les sachants, les politiques.
Vous vous alarmez des «violences symboliques» encaissées par les Français ces deux dernières décennies. Pour certains d’entre eux, le monde bouge-t-il trop vite?
Oui, certainement. Et je le dis d’autant plus volontiers que je me suis battue pour que plusieurs de ces réformes, comme l’ouverture du mariage aux homosexuels, la procréation médicalement assistée (PMA)… adviennent. Mais, sans doute, nous qui les avons bâties, nous l’avons fait de manière arrogante alors qu’il fallait le faire de manière bienveillante. Les personnes qui nous ont combattus n’étaient pas toutes de mauvaises gens. Elles avaient le sentiment qu’on les brutalisait. Il aurait fallu une bienveillance commune. Certaines des personnes qui combattaient ces réformes nous ont aussi voués aux gémonies comme si on était des destructeurs de la famille, des diables. J’ai été visée par une pétition absolument abjecte. J’ai gardé les presque 30.000 lettres que l’on m’a envoyées après mon discours sur le Pacte civil de solidarité (Pacs). Les horreurs qui y sont contenues sont abominables. Il faut mettre de la bienveillance dans la société. C’est comme cela qu’on la fait bouger.
Les politiques sont-ils les principaux boucs émissaires de ce ressentiment de la population?
On observe ce mouvement à l’égard de tous les détenteurs de l’autorité. Cela peut quelquefois prendre des dimensions terribles comme des assassinats de membres du personnel de santé, de professeurs… Le ciblage des politiques qui étaient depuis longtemps épuisés par le jeu de massacre a pris encore une autre dimension avec les réseaux sociaux, avec cette jalousie féroce qui les frappe. Il est extraordinaire de constater que jamais la politique n’a été aussi moralisée, inspectée, regardée, que la moindre déviance, errance, est immédiatement sanctionnée, et que pourtant, chaque fois que l’on donne un bout de viande au lion, on a l’impression qu’il n’en a jamais assez, qu’il est de plus en plus vorace, et on ne fait qu’exciter le soupçon.
Les violences ne sont-elles pas encore plus insupportables quand elles touchent les proches des politiques, comme vous en avez fait l’expérience avec votre fils qui a été maltraité par un de ses professeurs?
La vie politique est dure sur tous les plans. Mais comme disait Freud, on a des récompenses. On est dans l’action, on fait avancer des dossiers… Les proches, eux, n’ont que le sac de cailloux sur les épaules. Ils n’ont pas les récompenses. Des personnes qui vous saluent de façon amène ne se gênent pas pour attaquer un conjoint ou un enfant. Que mon fils ait été battu avec une règle de fer par un professeur, c’est terrible. Ce qui me culpabilise le plus, c’est que je ne m’en sois pas tout de suite rendu compte. Il n’a pas voulu en parler en pensant que cela aggraverait son cas. C’est quelque chose qui me poursuit comme le petit mot que j’ai trouvé sur mon oreiller un soir, «Maman, c’est dur d’être ton fils»…
(1) Sacrés monstres!, par Roselyne Bachelot, Plon, 256 p.