Le collège de Bouillon est au centre d’une enquête pénale à deux volets: l’un pour des faits de harcèlement, l’autre pour des infractions qui questionnent en profondeur la gestion de la commune: escroquerie, prises illégales d’intérêts, faux en écritures…
Il ne faut pas s’y fier: si les eaux de la Semois semblent calmes en traversant Bouillon en ces jours de septembre, elles bruissent pourtant de mille rumeurs. Depuis des mois, les Bouillonnais chuchotent, colportent ce qu’ils ont entendu la veille, s’interrogent. Même chez le coiffeur de la ville voisine, on en parle. «Vous savez, il paraît qu’à Bouillon…»
Mais que se passe-t-il, au fond? Et pourquoi ce très pesant silence sur ce qui précisément se passe et que d’aucuns qualifient d’omerta? Ce qui se passe, c’est la mise en cause de certains membres du collège communal, au cœur d’une instruction en cours depuis des mois. Le premier volet de cette enquête est confié à l’auditorat du travail de Liège, section pénale de Neufchâteau, pour faits de violences et de harcèlement, tandis que le deuxième l’est au parquet de Luxembourg. «Cette instruction porte sur les infractions suivantes, précise au Vif la magistrate de presse du parquet: entrave/trouble à la liberté des enchères ou des soumissions, prise d’intérêts, faux, usage de faux, escroquerie, infractions en matière de déchets et au code de l’environnement, harcèlement, accès illégitime à un système informatique.» Deux perquisitions ont été menées dans les locaux de la commune, le 21 mars et le 29 juillet derniers. Le bourgmestre et tous les échevins ont été auditionnés. Cette enquête n’est pas terminée à l’heure qu’il est. «Rien ne peut donc être déduit, à ce stade, ni quant à l’innocence ni quant à la culpabilité des personnes concernées», insiste la porte-parole.
«Plus les enquêteurs fouillent, plus ils trouvent de nouveaux éléments.»
Selon les informations récoltées, les noms les plus souvent cités dans ces dossiers sont ceux du bourgmestre Patrick Adam, de son directeur général faisant fonction Sébastian Pirlot, du responsable du service informatique et frère du premier cité, David Adam, ainsi que de l’échevin des travaux publics, Alain Houthoofdt. «Plus les enquêteurs fouillent et plus ils trouvent de nouveaux éléments», nous confirment plusieurs sources. Dans les locaux de la commune, qui emploie une cinquantaine d’employés et d’ouvriers, l’atmosphère devient irrespirable. Rétroactes.
Une histoire de tarmac
Le volcan couvait depuis longtemps, mais c’est ce jour-là que l’éruption s’est produite, mettant le feu à toutes les poudres alors en suspens. Le 22 août 2023, la directrice financière de la commune de Bouillon, Claire Jadoul, est convoquée vers 17h30 dans la salle du conseil. Elle s’y rend accompagnée de celle qui est alors responsable du service des travaux administratifs, donc des marchés publics, Isabelle Grosvarlet. Trois hommes les attendent: le bourgmestre Patrick Adam, qui n’est officiellement plus membre du PS depuis 2018, l’échevin des travaux Alain Houthoofdt (Les Engagés) et Sébastian Pirlot, directeur général faisant fonction depuis mars 2023. Ce dernier, ex-PS désormais membre du MR, est aussi bourgmestre de Chiny tandis qu’en sens inverse, Patrick Adam est directeur général de Chiny: ce sont de vieux amis.
Les trois hommes demandent à la directrice financière de trouver une solution au problème qu’ils rencontrent. Et que voici. Entre le 16 et le 18 août, quelque 300 camions traversent peu discrètement la ville de Bouillon. Ils sont chargés de tonnes de tarmac raclé lors de la réfection d’un tronçon de la N89, entre le Beaubru et Noirefontaine, qu’ils vont déverser en trois endroits, notamment à Menuchenet et à l’arrière du hall sportif de Bouillon. D’après nos informations, c’est l’échevin Alain Houthoofdt qui a décrété que la commune acquerrait ce tarmac, considérant qu’il s’agissait d’une opportunité financière à saisir. Mais aucun marché public et aucun engagement d’achat dans le chef de la commune n’ont été conclus à ce sujet –ce qui est légalement obligatoire– et aucune inscription budgétaire ne s’y rapporte pour en assurer le paiement. Hors de tout cadre légal, donc, un ouvrier communal est pourtant envoyé sur le lieu de stockage de Menuchenet, avec un engin de la commune. Contacté, Alain Houthoofd a préféré ne pas s’exprimer sur le sujet, l’instruction étant toujours en cours.
Le trio attend donc de cet entretien du 22 août qu’il permette de régulariser un marché qui n’en est pas un, y compris sur le plan budgétaire. Claire Jadoul et Isabelle Grosvarlet ont beau expliquer qu’il n’y a pas de solution légale à ce problème, dès lors que cette demande intervient trop tard, le ton monte. Personne n’est autorisé à quitter la salle tant qu’une solution ne sera pas trouvée. Pétrifiée, la directrice financière se rassied, secouée de sanglots. Elle ne dira plus un mot. Pendant trois longs quarts d’heure, les trois hommes réitèrent cette demande de solution qui avait déjà été formulée le matin même par Alain Houthoofdt au service concerné. En vain. Les deux femmes finissent par sortir de la salle. La directrice financière sera mise en congé médical le 28 août 2023 et ne reviendra au travail que le 3 juin 2024.
Pendant plusieurs mois, 9.000 tonnes de tarmac sont stockées sur des terrains communaux, sans autorisation légale ni permis d’environnement.
«Sachant qu’il n’y avait pas de marché public passé, j’ai arrêté la procédure à l’issue de la réunion, assure Patrick Adam. J’ai effectivement été auditionné par la police à ce sujet. Ce n’est pas moi, ni le collège, qui avons pris l’initiative d’envoyer un ouvrier de la commune sur place.» Questionné pour savoir qui avait alors pris cette décision, il a répondu qu’il l’ignorait et qu’il l’apprendrait sans doute à la lecture du dossier judiciaire.
Et le tarmac, dans tout ça? La commune de Bouillon n’ayant pu l’acquérir par la voie légale, c’est finalement le frère de l’échevin Houthoofdt, entrepreneur de son état, qui le rachète. Pendant plusieurs mois, ces quelques 9.000 tonnes sont pourtant stockées sur des terrains communaux, notamment derrière le hall des sports local, sans autorisation légale ni permis d’environnement. «Je n’avais pas reçu de rapport clair et précis m’indiquant que des dépôts avaient été effectués à ces endroits, assure le bourgmestre. Quand je l’ai appris, j’ai exigé leur évacuation rapidement.»
En avril 2024, l’agent constatateur réclame lui aussi leur déplacement auprès de l’entrepreneur qui en est propriétaire et qui s’exécute à la fin du mois d’août: le tarmac est finalement amené à l’ancien camping Halliru, toujours sans permis d’environnement. A l’heure d’écrire ces lignes, ce stockage est toujours illégal.
Les questions de la ruelle Lolette
Le dossier actuellement à l’instruction auprès du parquet de Luxembourg porte également sur une éventuelle prise d’intérêts dans le chef d’un membre du collège. Baptisé «ruelle Lolette», il concerne une étroite voie de circulation menant à un petit lotissement en projet de construction. Dès 2014, selon les documents consultés par Le Vif, plusieurs personnes d’une même famille, celle de ce membre du collège, souhaitent s’y établir. Le permis d’urbanisme délivré à l’époque l’est à condition que les propriétaires des parcelles et des futurs logement financent eux-mêmes l’aménagement de la voirie de la ruelle, la commune prenant en charge le reste des travaux. Ce que conteste le bourgmestre Patrick Adam qui n’était pas aux affaires lorsque ce permis a été délivré. En 2021, un cahier des charges est établi pour l’égouttage et la mise en œuvre de la voirie. Contrairement à ce qui était initialement prévu, les travaux de voirie et de distribution d’eau sont entièrement financés, sur fonds propres, par la commune. Coût total: 262.280 euros, dont 164.328 euros pour la seule partie voirie et 97.952 euros pour la distribution d’eau. La SPGE (Société publique de gestion de l’eau) finance, elle, l’égouttage, à hauteur de 156.004 euros. Le cahier des charges est approuvé tel quel le 25 août 2022 sans qu’aucune intervention financière ne soit demandée aux propriétaires des parcelles, selon nos informations. Ces travaux sont aujourd’hui terminés et les habitants prévus s’y sont établis.
Bradée, l’ancienne gare du TEC?
Parmi les diverses informations questionnantes qui remontent actuellement à la surface, plusieurs sources évoquent encore la vente de l’ancienne gare du TEC. Aux alentours de 2020, la commune envisage de revendre ce bâtiment. Appelée à se prononcer sur un accord de principe, l’opposition au conseil communal remarque qu’«il n’y a rien dans la farde « virtuelle » (NDLR: nous sommes en période de Covid) qui permettrait aux conseillers d’identifier ce qui motive ces transactions immobilières». Un accord de principe est toutefois acté le 29 avril 2021.
Invité à déterminer un prix possible pour ce bien, le comité d’acquisition avance une estimation de 110.000 euros. Parallèlement, une étude notariale mandatée par le collège pour accélérer la vente propose, elle, la vente à 30.000 euros de moins, soit 80.000 euros. Une proposition défavorable aux finances communales, mais que confirme le conseil communal, en date du 31 mars 2022. L’acheteur est la société Novagare. Deux avis de légalité défavorables sont toutefois rendus en janvier et mars 2023, la procédure réglementaire pour la vente de ce type de bien n’ayant pas été respectée. La vente est donc annulée puis reconfirmée. Le 30 mars 2023, la cession de ce bâtiment, contre 85.000 euros HTVA cette fois, est actée en conseil communal, toujours au profit de la société Novagare.
Des ordinateurs saisis
En 2000, David Adam est détaché du SPF Intérieur pour assurer la mise en place des cartes d’identité électroniques au service population de l’administration communale de Bouillon. Aujourd’hui encore, son salaire est payé par la commune qui se fait rembourser auprès du SPF. L’homme se débrouille en informatique, et plus que ça. Au fil des ans, David Adam quitte peu à peu le service population et est –officieusement– chargé de la gestion de tout le parc informatique de la commune. Le collège ne lui a pas assigné la fonction de gestionnaire de réseau. Mais, assure le bourgmestre, «il a été désigné responsable de la protection des données privées et celui qui prend cette mission en charge s’occupe généralement aussi du réseau informatique. Dans les petites communes, il n’est pas rare que des membres de la même famille travaillent au même endroit.»
Depuis ce poste, confirment plusieurs sources, il exerce une forme de pouvoir sur tout le personnel de l’administration, notamment par la gestion des mots de passe, des écrans et des imprimantes à remplacer. Selon plusieurs sources, David Adam dispose de tous les codes d’accès aux PC de ses collègues et de toutes leurs signatures. «Il ne se cache pas d’avoir cracké les ordinateurs de certains membres du personnel absents, au motif qu’il fallait vider leur messagerie trop remplie», témoigne une voix interne à la commune. D’après les informations récoltées par Le Vif, la deuxième perquisition organisée dans les locaux de l’administration le visait explicitement. Plusieurs ordinateurs ont d’ailleurs été saisis. «Les membres de la police judiciaire qui étaient sur place ne l’ont pas quitté une minute, même quand il a demandé à se rendre aux toilettes», précise un témoin de la scène.
«Il n’y a pas de hacking, assure le bourgmestre Patrick Adam. Il est possible qu’il y ait eu des connexions aux PC des employés en leur absence, mais uniquement à leur demande ou, en vertu de motifs professionnels, pour entrer dans des dossiers de subsides pour lesquels des échéances devaient être respectées.» D’après nos informations, ces intrusions dans les ordinateurs du personnel se sont toutefois déroulées sans leur aval, ce qui est illégal, même dans une boîte e-mail professionnelle.
Contacté, David Adam n’a pas souhaité répondre à nos questions, sur les conseils de son avocat.
«Le bourgmestre m’a dit qu’il savait comment pousser les gens vers la sortie et qu’il l’avait d’ailleurs souvent fait dans sa fonction précédente.»
Biesses et faux malade
Dans les couloirs de l’administration communale de Bouillon, ce ne sont pas des mots que l’on prononce face aux personnes concernées. Mais on les lâche à haute voix, devant témoins: «grosse fainéante», «faux malade», «grosse biesse» sont quelques-uns des surnoms peu flatteurs utilisés par certains membres du collège, et que plusieurs témoins de ces scènes ont rapportés au Vif. On évoque aussi des menaces directes et publiques. Ou encore des changements d’attributions soudains, décidés de manière unilatérale et sans aucune explication à des membres du personnel. Par mesure de rétorsion, certains se retrouvent à travailler dans d’autres services, voire dans des bâtiments implantés ailleurs, sans avoir rien vu venir, ni rien compris.
«Le bourgmestre pourrit la vie des gens qu’il n’aime pas puis se dédouane lâchement en affirmant que c’est le collège qui a pris telle ou telle mesure», témoigne l’un. «Il m’a dit qu’il savait comment pousser les gens vers la sortie et qu’il l’avait d’ailleurs souvent fait, rapporte un autre. Il fait partir les gens de la commune uniquement pour placer ses proches.» Et puis, il y a ce silence, imposé par des représentants du collège aux autres membres du personnel: il leur est par exemple interdit de se mettre en contact avec untel ou unetelle. Ou même de leur dire bonjour.
Ce sont ces faits, sans doute, qui ont mené à l’ouverture d’une enquête pour harcèlement moral et violences au travail auprès de l’auditorat du travail. Contacté, l’auditeur en charge du dossier n’a pas souhaité s’exprimer, l’enquête étant toujours en cours. Mais «à ce stade, cinq plaintes ont déjà été déposées pour harcèlement moral et violences au travail», a confirmé la porte-parole de l’auditorat, Pascale Malderez. «Vous me l’apprenez, assure Patrick Adam. Je n’ai pas été auditionné sur ce sujet.»
A ce jour, cinq plaintes pour harcèlement et violences au travail ont été déposées.
Dans une analyse des risques psychosociaux établie par l’organisme Mensura en novembre 2022 déjà, presque un employé sur deux (46%) s’était dit «énormément stressé». Quasi la même proportion du personnel (44%) souhaitait davantage d’écoute, de soutien et de reconnaissance pour le travail accompli de la part des membres du collège.
Dans le deuxième volet de cette analyse effectuée par Mensura, en mars 2023, certains membres du personnel avaient mis en avant «une forme de rupture de la communication entre le bourgmestre et l’administration. […] En cas de désaccord ou s’il est contredit, le bourgmestre aurait tendance à s’énerver et serait peut-être perçu comme menaçant par certains, peut-on lire dans le rapport. […] Les élus devraient être attentifs à ne pas être trop durs avec le personnel. Et le bourgmestre pourrait faire un mea culpa envers les personnes qu’il a pu blesser.»
Dans le procès-verbal du conseil communal du 16 mars 2023, l’inspectrice du travail Christine Lassence, appelée à intervenir dans cette situation, demandait à ce que «des actions simples soient mises en place […] notamment le fait d’aller dire bonjour au personnel et de présenter des excuses auprès des personnes blessées». Interrogée par nos soins en septembre 2024, pour savoir quelles mesures l’Inspection du travail avait prises afin de répondre aux plaintes déposées pour harcèlement, Christine Lassence a répondu qu’elle n’avait «aucun commentaire à faire concernant la situation à la commune de Bouillon, les dossiers de nos services étant confidentiels». Parmi le personnel, plusieurs assurent qu’il y règne un climat de terreur. Voire mafieux.
Calomnie?
Contacté par Le Vif, le bourgmestre se dit serein et assure, par e-mail, «avoir toujours œuvrer (sic) pour l’intérêt de la commune et seulement la commune, sans volonté autre». Patrick Adam n’exclut pas de déposer plainte pour diffamation et/ou calomnie. Il attend d’avoir accès au dossier pour savoir contre qui cette plainte serait dirigée. «Porter plainte contre X actuellement ferait perdre du temps à tout le monde», dit-il. On imagine que l’opposition est dans son viseur, dès lors qu’il a déjà accusé publiquement ses adversaires politiques d’être à l’origine des perquisitions menées à la commune.
L’opposition, elle, déplore de ne pas recevoir d’informations du collège lorsqu’elle l’interroge sur ces dossiers délicats. «Le collège ne répond pas à nos questions, arguant que le dossier est toujours à l’instruction», regrette la conseillère communale Marie-Julie Nemery (MR). Beaucoup espèrent que la vérité sorte enfin pour lever cette chape de plomb.» En conseil communal, le bourgmestre lit ostensiblement un ouvrage titré Comment survivre parmi les cons.
Les Bouillonnais qui, sur Facebook, soutiennent la liste d’opposition à celle du bourgmestre, baptisée Transparence, ont été immédiatement bloqués par ce dernier. Avec pour tout commentaire ce message: «Bye bye.» «Il s’agit d’un compte privé, justifie-t-il. Je ne souhaite plus avoir de contacts avec ces personnes et je le leur signifie simplement.»
A Bouillon, on croise désormais dans les rues des promeneurs arborant un tee-shirt portant ces quelques mots: Bye bye.