Auteur de La Vie intense. Une obsession moderne –essai paru en 2016, devenu culte et aujourd’hui réédité–, Tristan Garcia revient sur ce mythe contemporain d’une vie qu’il faudrait sans cesse intensifier et démonte les ressorts d’un idéal qui fascine autant qu’il épuise.
Vivre plus fort, plus vite, plus intensément. Tel est l’impératif diffus qui semble s’imposer, aujourd’hui, dans l’ère du temps. Dans l’amour, le travail, les loisirs, jusque dans la manière de souffrir ou de mourir, une pression sourde intime de tout vivre au maximum. Philosophe et romancier, Tristan Garcia avait déjà décortiqué, en 2016, les ressorts de cette injonction dans La Vie intense. Une obsession moderne, essai devenu culte, aujourd’hui réédité avec une postface inédite. Formé à l’Ecole normale supérieure, auteur d’une œuvre protéiforme qui conjugue romans et essais, Tristan Garcia ne se contente jamais de diagnostiquer l’époque: il en explore les zones grises, les failles et les illusions tenaces.
Dans notre échange, le penseur s’attaque au mythe contemporain d’une vie qu’il faudrait sans cesse intensifier. Il démonte les ressorts d’un idéal qui fascine autant qu’il épuise celui de la variation continue, de la montée en puissance émotionnelle, de l’électrisation du vécu –jusqu’à en perdre le sens même de l’expérience. A rebours des discours managériaux sur le dépassement de soi, comme des récits hédonistes qui sanctifient l’extase permanente, le philosophe décrit un modèle de soi devenu normatif. Un modèle qui s’infiltre partout: développement personnel, performances sportives, sexualité, réseaux sociaux, manuels de bonheur…
Mais l’auteur ne cède ni à l’éloge de la tiédeur ni aux appels à la tempérance. Il se méfie des solutions toutes faites, même bienveillantes. A ses yeux, la tâche de la pensée n’est pas de prescrire un chemin, mais d’éclaircir les logiques qui nous traversent à notre insu. Face à l’usure d’une société galvanisée à l’intensité, Tristan Garcia propose un temps de suspension, un détour salutaire pour interroger ce qui, aujourd’hui, nous brûle à petit feu.
Vous avez écrit La Vie intense en 2016, et vous en proposez aujourd’hui une réédition. Pourquoi revenir sur ce sujet aujourd’hui?
Il est toujours difficile d’isoler un trait d’époque et de définir le moment où nous nous trouverions. La réalité, c’est que tout le monde ne vit pas dans le même moment, parce que les conditions sociales d’existence des uns et des autres sont trop différentes, et qu’il y a le risque, en définissant «notre temps» d’écraser ces différences et de donner l’illusion d’une condition commune. Mais tout le monde se livre tout le temps à cet exercice au doigt mouillé («nous sommes entrés dans l’ère de…») et puis, c’est devenu un outil stratégique: chaque camp politique a intérêt à imposer son diagnostic de l’époque afin de promouvoir son programme de lutte. Est-on sorti du néolibéralisme pour entrer dans un moment illibéral? Du capitalisme tardif pour pénétrer dans une ère techno-féodale? Vit-on un moment préfasciste, fasciste? La fin d’une hégémonie culturelle woke?
Que vous inspirent ces différents diagnostics?
Tous ces diagnostics participent aux guerres culturelles. Donc à l’affrontement de camps, valeur contre valeur. Ils ont leur intérêt politique, mais ce qui m’intéressait alors et que j’essaie de réactualiser, c’est plutôt un diagnostic de «champ»; je m’intéressais en effet à une valeur partagée par des camps adverses. En 2016, il me semblait que l’idéal d’intensité était en effet partagé par presque tous, aussi bien les promoteurs des valeurs du capitalisme tardif (dans la langue du marketing, de la publicité, qui vendent des «expériences intenses» et des sensations fortes) que ses adversaires acharnés, qui cherchaient à opposer à la marchandisation de nos expériences une intensité de vie irrécupérable.
Comment la définiriez-vous? Cette quête d’intensité qui traverse notre époque…
L’intensité m’a semblé être un idéal, qui mêle confusément une idée et une image: l’idée d’une valeur inquantifiable, variable, presque purement qualititative, et l’image du courant électrique. La fusion des deux à l’orée du XIXe siècle m’a semblé participer à la formation d’un certain modèle de soi: nous nous concevons comme des corps nerveux, traversés par la vie comme par de l’électricité, et ce que nous pourrions faire de mieux avec le sentiment de la vie serait non pas d’espérer l’échanger contre l’éternité, sous une forme spirituelle, mais d’accentuer ou de faire varier sans fin notre «intensité vitale». Aussi l’intensité est-elle devenue une sorte de fétiche où se concentrent des impératifs contradictoires: échapper à toute mesure et être pourtant mesuré sans cesse…
Vous soutenez l’idée que nous sommes devenus les dépositaires d’une injonction d’intensité qui traverse désormais toutes les sphères de nos existences: amour, sport, etc. Cette pression est-elle encore plus forte aujourd’hui qu’en 2016, lorsque vous avez écrit le livre?
Je suis partagé. D’une part, il me semble bien que dans certains domaines la logique presque à vide de l’intensification s’est poursuivie, formant comme des bulles spéculatives: dans l’industrie du divertissement et du sport, avec une rationalisation accrue de la performance; dans certaines pratiques de musculation et de sculpture de soi; et puis, dans la recherche de records du nombre d’orgasmes par des influenceurs ou influenceuses d’OnlyFans, par exemple. Je pense également à la forme générale du flux, sous laquelle se présentent de plus en plus de contenus, qui n’ont pas vraiment de fin ni de début, mais qui continuent tout le temps. Ces flux formatent aussi bien la narration des «séries télévisées» que les discours politiques, les commentaires sportifs des lives Twitch ou YouTube. Ils relèvent aussi d’une intensification: un courant variable d’images, de récits, d’opinions et de réactions, avec des pics et des creux, et toute une logique de gestion des hauts et des bas… Mais ces bulles spéculatives et ces flux se trouvent d’autre part pris dans une atmosphère générale qui a changé, où le maître mot serait désormais de plus en plus l’autorité, plutôt que l’intensité.
Suggérez-vous donc que la recherche d’intensité n’est pas nécessairement émancipatrice? En quoi cette quête peut-elle nous aliéner?
Comme toute valeur, l’intensité n’est en soi ni émancipatrice ni aliénante. Tout dépend évidemment de son usage. Dans le livre, j’essaie de décrire la logique d’un idéal, d’une image et d’une idée que des sujets ont de ce qu’ils pourraient faire de mieux d’eux-mêmes. En ne cherchant rien d’autre qu’à augmenter en moi le sentiment de la vie, je l’amoindris peu à peu, parce que je m’habitue à cet accroissement, et que pour le faire encore croître, je dois l’amplifier de façon exponentielle. Or, une telle croissance indéfinie, dans un corps fini, produit tôt ou tard une impression de rupture, voire d’effondrement, dont le burnout a sans doute été un symptôme psychologique contemporain.
Mais malgré cela, l’idée de vivre intensément demeure séduisante aux yeux de nombreuses personnes…
Elle est évidemment séduisante! Elle implique l’idée d’une sorte de puissance –de manière plus contemporaine on dirait d’un «empouvoirement»– de soi, et lui donne une forme vivante, qui pourrait grandir sans fin. C’est au moins aussi attirant que la promesse de survivre éternellement sous une forme sublimée. C’est, au sens propre, galvanisant de se voir ainsi.

Dans quelle mesure la publicité, le divertissement, les modes de vie contemporains nous encouragent à rechercher toujours plus de sensations fortes?
Il y a eu une extension du marché vers le domaine des expériences et des sensations, aussi bien avec l’industrie des loisirs et des divertissements qu’avec la marchandisation des émotions. On a pu vendre des intensités: du chocolat intense, de la vodka intense, mais aussi et surtout le sentiment d’être vivant, de vivre fort, vite, de mieux se sentir… Ce qui est remarquable, c’est qu’«intensité» est alors devenu, peu à peu, le nom, presque le mot-clé d’une contradiction: l’évaluation de ce qui échappe à tout calcul, la valeur de ce qui échappe à toute mesure…
D’aucuns affirment rechercher aussi dans l’intensité une forme de souffrance, d’épuisement, voire d’ascèse. Que vous inspire cela?
Dans son sens étroit, l’intensité peut signifier une intensité forte. Mais au sens large, elle embrasse aussi bien les intensités fortes que les faibles, elle désigne plutôt la variabilité, et en effet un mouvement de soi livré sans fin à des hauts et des bas. Il me semble que l’avant-garde de ce modèle de soi-même comme support de la pure variabilité du sentiment de la vie, on le trouve dans la logique du junkie, le consommateur de drogue. Elle apparaît dans le traité de De Quincey sur l’opiomanie, traduit par Baudelaire. On la retrouve désormais dans les témoignages à propos de toutes sortes d’addiction. Plus largement, il y a eu en Europe, à chaque siècle, des sortes d’expérimentateurs de l’intensité vitale livrée à elle-même: les Libertins (Sade est fasciné par le fluide électro-nerveux pour expliquer le plaisir et la douleur), puis les Romantiques, puis les sujets de la contre-culture, du rock aux musiques électroniques; ils ont été les laborantins d’une nouvelle vie nerveuse, électrique, livrée à l’intensité.
«Les éthiques du ralentissement, du slow, sont des bricolages de modèles de vie.»
Aujourd’hui, l’injonction d’une vie intense semble particulièrement visible dans les manuels de développement personnel qui poussent à «vivre pleinement», à «se dépasser», à «sortir de sa zone de confort»…
N’importe quel modèle de vie, en tant que modèle, finit par être normatif, du moment qu’on est enjoint à l’adopter. Et la «vie intense» n’y échappe pas. La langue de l’intensité a abondamment servi de ressource à des discours autoritaires en régime libéral (management, développement personnel, pensée positive, modélisation des «savoir-être»), qui fusionnent des descriptions et des prescriptions de soi: voilà comment nous sommes/voilà comment nous devons être. Soyez plus, et mieux, vous-mêmes…
Il y a quelque chose de paradoxal et de curieux dans le fait que cette intensité soit à la fois une injonction sociale et une quête individualiste, désirée par les individus eux-mêmes. Comment expliquez-vous cette tension?
A mon sens, il s’agit simplement d’une forge parmi d’autres de l’individualité sociale, d’un modèle de soi promu par notre culture plutôt libérale depuis quelques décennies. Il y en d’autres: cela fait longtemps que j’aimerais étudier la figure du héros ou de l’héroïne, formée dans les cultures grecque, indienne ou chinoise sur le modèle du demi-dieu, intermédiaire entre les divinités et les êtres humains. Un modèle transféré vers le héros ou l’héroïne national(e) par la constitution d’Etats-nations, qui donne son corps à l’idée d’Etat, puis transfiguré dans des cultures plus libérales et moins nationales vers le modèle de la star, avant de se démocratiser complètement dans le développement personnel, où il peut désormais être question de devenir le «héros» de sa propre existence. A travers des formes de narration populaires, de l’iconographie, des représentations religieuses ou nationales, se forge ainsi un modèle de soi adaptable à chacune et chacun.
Si l’intensité est une valeur dominante, comme vous le décrivez dans le livre, quelles pourraient être les options? Peut-on imaginer un autre rapport au temps et aux expériences?
Il y a une différence, aussi, entre une valeur dominante et une valeur hégémonique, qui devient quasi exclusive. La vie intense est un type de vie qui a eu tendance, avec la modernité, à devenir une norme; quoique dominante dans certains discours et certaines pratiques, elle n’a jamais été hégémonique et a toujours cohabité avec d’autres idéaux, notamment religieux.
Certains prônent le «slow» comme réponse à cette saturation de l’intensité (slow food, slow life, etc.). Que vous inspire cette alternative?
Accélérer ou ralentir, ça reste de l’ordre d’une intensité. Les éthiques du ralentissement sont des aménagements d’une culture de la vie intense, destinées à la rendre soutenable. Encore une fois, je n’y vois en soi ni vertu ni défaut. Je ne crois pas à leur valeur proprement éthique ou politique; ce sont des bricolages de modèles de vie pour celles et ceux qui auraient les moyens de faire varier les vitesses de leur existence et de ne pas seulement subir un rythme imposé par leurs activités, leurs besoins et leurs obligations sociales.
Mais cette modération par le «slow» est-elle elle-même devenue un nouveau marché, une forme d’«intensité inversée»?
Bien sûr. Par une logique classique de poison et de contre-poison, l’antidote est intégré au marché de l’empoisonnement, en supplément. On connaît ces applications, telles que la bien nommée «Stay Free», qui permet de visualiser le temps passé sur son smartphone, afin de contrôler par le téléphone l’addiction au téléphone…
Le contraire de l’homme intense est l’homme tiède, écrivez-vous. C’est-à-dire? Et quelle serait une intensité plus juste, ou une intensité libérée de ses excès?
Je ne fais surtout pas l’éloge de la tiédeur! Je m’intéresse à la constitution, dans l’imaginaire romantique et postromantique européen, de l’homme tiède, souvent identifié au bon bourgeois, comme repoussoir de la vie intense: le moyen en toute chose, honni par les poètes et la vie de bohème. Cela a pris plus tard la forme des classes moyennes occidentales qui ont cristallisé toute une esthétique de l’ennui, du médiocre, de l’ordinaire et de la platitude… Les tièdes, ce sont tous ceux qui ont bénéficié de la domestication du courant électrique, pour se rendre la vie plus confortable, mais qui auraient endormi leurs nerfs et leur électricité intérieure…
A titre personnel, quel est votre propre rapport à la «vie intense»?
Je partage un goût pour l’idéal d’une vie intense. J’essaie simplement de montrer que si on ne lui oppose rien, elle s’épuise d’elle-même, et on tend à l’éprouver de moins en moins. Beaucoup de récits «déceptifs» de la modernité racontent comment une jeunesse électrique finit rangée parmi les tièdes qu’elle a honnis, et présente cette histoire comme une forme nécessaire du destin social. J’essaie au contraire d’indiquer la possibilité de venir contrarier les flux qui semblent nous traverser, non pour les neutraliser tôt ou tard, mais pour mieux les éprouver et en maintenir la force dans la durée, si on le souhaite.
Le philosophe Hartmut Rosa parle de résonance comme alternative à l’accélération. Son concept peut-il être une piste pour sortir de l’obsession de l’intensité?
J’ai mes réserves quant au concept de résonance, qui est, je crois, pour Rosa, un modèle positif de notre être en relation. Je tiens à ce que mes livres ne proposent pas de solution, d’alternative positive. A tort ou à raison, ce n’est pas l’idée que je me fais de la pensée philosophique. A mon sens, elle a deux vertus principales: examiner, comprendre la logique à l’œuvre dans des idées, et rendre possible. Or, rendre possible, ce n’est pas expliquer quoi faire, c’est simplement restituer sous forme de possibilité ce qui nous était présenté comme impossible ou nécessaire. Donner au lecteur un contre-modèle de vie ne relève pas à mon sens de cette activité-là et je m’en méfie; cela relève toujours plus ou moins d’un geste autoritaire, même sous les apparences d’une proposition bienveillante. Je me représente plutôt un essai tel que La Vie intense comme une tentative pour éclaircir, en compagnie du lecteur, quelque chose d’un peu brumeux dans quoi nous nous sentirions pris; puis un essai pour déboucher le possible encrassé par tout un tas d’injonctions, de modèles et de contre-modèles, de types de subjectivité et de normes de vie. Quant à savoir comment vivre, chacun s’y essaie également, à partir de sa condition, et je ne me vois pas conseiller à quiconque comment il devrait s’y prendre –comme si je le savais mieux que lui.
Vous ne proposez pas de solutions, mais vous invitez à repenser nos expériences, nos plaisirs, nos engagements. Comment retrouver un équilibre entre intensité et simplicité?
Mon livre essaie de nous désencombrer de représentations d’images et d’idées qui nous empêchent. S’il y parvient un peu, ce sera déjà bien. Pour nous représenter plus concrètement, en plein et non pas en creux, ce que peut être une vie désirable, je trouve la pensée critique et abstraite bien mal armée; les images, les textes, les films, avec des personnages concrets plutôt que des idées plus ou moins incarnées, y parviennent un peu mieux.
«L’intensité embrasse aussi bien les intensités fortes que les faibles, un mouvement de soi livré sans fin à des hauts et des bas.»
Si nous ne devions retenir qu’une leçon de votre essai, laquelle serait-ce?
Qu’en faisant la généalogie des idéaux, même émancipateurs, qui prétendent être des modèles pour notre vie individuelle, on trouvera à l’œuvre des logiques qui à la fois nous libérent et nous emprisonnent, nous augmentent et nous diminuent. Que la découverte de la nature électrique de nos corps a permis de nous représenter le bel idéal d’une vie plus intense; qu’il n’était pas nécessaire d’attendre la mort pour réaliser la vérité de notre vie; que la rendre plus intense ici et maintenant, c’était lui donner toute sa puissance et son sens. Mais qu’absolutiser cette intensité devenue une norme sociale, c’était cramer nos corps, les livrer à une variation ou une augmentation sans fin, nous épuiser, nous effondrer ou nous déprimer. Qu’il vaut donc mieux opposer au flux de la vie en nous une résistance têtue, obstinée –dont personne n’a le modèle général– pour maintenir et éprouver le sentiment de la vie, autant qu’il est possible.
Bio express
1981
Naissance, à Toulouse.
2000
Intègre l’Ecole normale supérieure (ENS).
2008
Publie son premier roman, La Meilleure Part des hommes (Gallimard), prix de Flore.
Soutient sa thèse de doctorat en philosophie.
2016
Remporte le prix Inter pour le recueil 7 (Gallimard), paru un an plus tôt.
2023
Sortie de Laisser être et rendre puissant (PUF).