Dans un budget très serré, la Fédération Wallonie-Bruxelles cherche à réduire les coûts de l’enseignement qualifiant. Les élèves majeurs en décrochage ou déjà diplômés devront se former ailleurs. Mais, surtout, les petites options peu fréquentées seront fermées. Décryptage.
«Nous avons pris acte que cette grève a été fort suivie. Nous ne vivons pas dans une tour d’ivoire», déclarait sur un ton ferme Elisabeth Degryse (Les Engagés), au lendemain de la grève des enseignants du 26 novembre. Face aux députés de l’opposition, lors de la séance plénière du parlement communautaire, la ministre-présidente a redit que son exécutif ne renoncerait pas à ses réformes, qu’il souhaite mener «dans la concertation». Mais, pour Elisabeth Degryse, «se concerter ne veut pas dire être d’accord sur tout». Elle a justifié, une fois encore, les mesure d’économies par le «contexte budgétaire extrêmement compliqué». Celui-ci est bien identifié: en 2024, la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) affiche 1,2 milliard d’euros de déficit (c’est-à-dire ce qu’il faut emprunter à long terme pour assumer les dépenses). En 2025, ce sera 1,3 milliard et en 2029, 1,6 milliard.
Face à cette «dérive budgétaire», l’exécutif prévoit de réduire les dépenses de 100 millions chaque année. L’enseignement qualifiant, c’est-à-dire le technique et le professionnel, à temps plein ou en alternance, qui «qualifient», certifient les élèves à exercer un métier, supportera une partie des efforts.
«Les mesures annoncées s’inscrivent dans la philosophie du pacte mis en œuvre depuis 2017. Il n’y a rien de neuf ici.»
Il s’agit d’abord de le réformer. En réaction au coup de gueule, plutôt inhabituel, des fédérations des pouvoirs organisateurs (PO), dénonçant un «manque de concertation et des coupes budgétaires» dans le qualifiant, Valérie Glatigny (MR), ministre de l’Education, déclarait, un rien agacée: «Les mesures annoncées s’inscrivent dans la philosophie du pacte mis en œuvre depuis 2017, à savoir mettre un terme au rénové qui multipliait les options et mieux piloter l’enseignement qualifiant. Il n’y a donc rien de neuf ici.»
Ce n’est pas faux. Le «Pacte pour un enseignement d’excellence» avait tracé les lignes. On y lit qu’«il faut resserrer les normes de création et de maintien pour aboutir à la fermeture des options les moins fréquentées et surreprésentées dans un bassin donné». Quant au précédent exécutif alliant le PS, le MR et Ecolo, sa Déclaration de politique communautaire (DPC) prévoyait, elle aussi, «de revoir l’offre d’options au sein de chaque bassin en mettant en avant celles qui sont les plus porteuses d’emplois». C’était l’un des chantiers initiés sous la précédente législature par Caroline Désir (PS). Il avait déjà crispé les syndicats qui étaient descendus dans la rue et est donc quasiment resté à l’état de friche.
Car l’exercice se révèle épineux. Il y a les élèves et leurs parents qui craignent de devoir changer d’établissement. Il y a aussi des enseignants qu’il faudra reconvertir. Ils pourraient se voir contraints de se réorienter dans d’autres matières, d’autres fonctions, voire d’enseigner dans un autre établissement.
Des rapports-sources
Les arguments de l’exécutif MR-Les Engagés s’appuient, notamment, sur le rapport de l’asbl privée Agir pour l’enseignement (qui a esquissé les grandes lignes du pacte), auprès de laquelle les exécutifs de la FWB, des Régions wallonne et bruxelloise ainsi que de la Cocof avaient commandé un état des lieux, livré en février 2023 et exposé en 632 pages. Il en ressort une analyse peu enviable du qualifiant: une orientation par «toboggan», un risque important de décrochage, des enseignants éloignés de la réalité du terrain, une vaine concurrence entre les différents opérateurs communautaires et régionaux –Forem, Actiris, Institut wallon de formation en alternance et des indépendants et petites et moyennes entreprises (IFAPME)…), etc. Et des chiffres surprenants: parmi 5.390 options de base groupées (soit les cours techniques et professionnels, à côté de la formation générale commune) en 5e et 6e secondaires, la moitié (c’est-à-dire 2.720) ont des tailles de classe inférieures, en moyenne, à dix élèves, dans des écoles distantes de moins de cinq kilomètres (51% des options). A l’opposé, moins de 10% (518) ont des tailles de classe supérieures, en moyenne, à quinze élèves. Résultats: un ratio d’encadrement enseignant/élèves parmi les plus élevés de l’OCDE. Ce qui entraîne un coût financier parmi les plus onéreux de l’Union européenne comme de l’Organisation de coopération et de développement économiques. Ce nombre important de petites classes aggrave également la pénurie d’enseignants, puisque, mécaniquement, cette multitude d’options accueillant peu d’élèves augmente les besoins de professeurs. Il y a donc une déperdition d’énergie et d’argent (2,16 milliards d’euros, dont 1,7 milliard supporté par la FWB).
Le nombre important de petites classes aggrave la pénurie d’enseignants.
Pour quels résultats? Actuellement, il manque de données fiables et systémiques pour estimer la qualité d’insertion professionnelle des diplômés du qualifiant. Les auteurs du rapport se sont donc tournés vers les chiffres fournis par les offices régionaux de l’emploi, mais qui concernent uniquement les demandeurs d’emploi s’y inscrivant. Ces chiffres rassemblent les données par catégories de diplôme et ce, six mois après leur inscription. Le diplôme qui permet le plus d’insertion est le bachelier (78% en Région bruxelloise, 77% en Wallonie). Celui de master affiche un taux presque similaire (75% et 68%). Celui du qualifiant pointe à 63% en Wallonie; à Bruxelles, qui distingue le technique et le professionnel, on atteint 57% et 54%, soit un taux de chômage de 37%, 43% et 46%. Mais ces chiffres ne livrent aucune information sur ce taux et les filières d’études, ou sur l’adéquation entre le diplôme obtenu et le travail occupé.
D’autres rapports récents documentent de manière chiffrée les politiques envisagées. Ainsi le «Cadastre de l’enseignement qualifiant ordinaire», édité chaque année par l’Observatoire du qualifiant, des métiers et des technologies de l’administration générale de l’enseignement, analyse la fréquentation des différentes options et leur offre géographique. Sa dernière publication, en 2023, conclut que la ventilation des effectifs par secteurs est différente de celle de l’offre des options. Ainsi, 35% des élèves fréquentent la branche des services aux personnes, 23% celle de l’économie et 15% celle de l’industrie (alors qu’elle propose le plus grand nombre d’options). Selon son décompte, 35% des options concentrent 70% des élèves, tandis que 193 des options en accueillent 10%. Par exemple, les options «techniques sociales» et «auxiliaire administratif et d’accueil» figurent parmi les plus fréquentées et les plus organisées –et les moins coûteuses à gérer– mènent-elles facilement à un emploi? Aucune information n’existe sur le devenir de ces diplômés.
Certaines, en revanche, peinent à attirer, notamment celles qui débouchent sur des métiers techniques et en pénurie. Entre les années scolaires 2015-2016 et 2020-2021, le nombre d’élèves inscrits dans une filière en pénurie a diminué de 8%. Le qualifiant voit d’ailleurs sa fréquentation diminuée (-1,2% entre 2014 et 2020), au profit du général (+1,2%).
Le rapport de l’asbl Agir pour l’enseignement livre d’autres statistiques, cruelles. Chaque année, 11.300 élèves quittent le secondaire sans diplôme. Parmi eux, 80% sont issus du qualifiant et 54% sont majeurs.
120.000
élèves (soit un sur trois) fréquentent l’enseignement qualifiant.
En 2022-2023, à peine quatorze options ont fermé. Chaque année, de 250 à 400 dérogations de maintien d’option sont accordées, certaines de façon automatique, alors qu’elles n’accueillent pas assez d’élèves, selon la norme communautaire.
Chaque année, 11.300 élèves sortent de l’enseignement secondaire sans diplôme. A elles seules, les écoles qualifiantes totalisent 80% de ces élèves en décrochage, dont 54% sont majeurs.
Des sujets surprises
Si l’exécutif MR-Les Engagés affirme suivre l’esprit du pacte, des sujets surprises ont cependant été coulés dans le décret-programme, adopté le 14 novembre en seconde lecture, qui sortiraient, selon les syndicats et les pouvoirs organisateurs, de la feuille de route du pacte. Pour les syndicats, il s’agit de «mauvaises surprises», de nature, surtout, à réduire l’emploi et à fragiliser l’ambition affichée par le pacte: lutter contre le décrochage scolaire, notamment. Ainsi la volonté de réduire l’encadrement et le financement de l’école qualifiante de 100% à 97% figure parmi les gros points de crispation. Cela permet d’économiser huit millions en 2025. Mais selon la CGSP-Enseignement, l’impact peut se calculer en pertes d’emplois: de 500 à 550 équivalents temps plein menacés. Face à ce chiffre, Valérie Glatigny insiste: «On parle de cours, pas de profs.» Si à l’échelle macro, il n’y a pas de perte nette d’emplois, selon le gouvernement, on ne peut pas exclure des glissements. Une série d’enseignants sont susceptibles de perdre des heures et pourraient, par exemple, être chargés d’autres fonctions, d’autres cours, qu’ils pourraient devoir enseigner dans d’autres écoles.
Selon la CGSP-Enseignement, de 500 à 550 équivalents temps plein seraient menacés.
Il y a aussi l’interdiction pour les élèves majeurs (plus soumis à l’obligation scolaire et donc non financés par une dotation fédérale) ayant été en décrochage scolaire depuis au moins un an de se réinscrire en 3e et 4e secondaires. Ces jeunes devraient être dirigés vers l’enseignement pour adulte, l’IFAPME, le Forem (en Wallonie) ou Actiris (à Bruxelles), les Centres d’insertion socioprofessionnelle… En 2022, environ 50% d’entre eux avaient 19 ans ou plus.
D’autres élèves sont visés: ceux qui fréquentent une 7e année technique ou professionnelle et qui détiennent déjà leur diplôme de fin de secondaire (CESS). Selon les chiffres du Cadastre de l’enseignement qualifiant ordinaire, en 2021-2022, 15% des élèves sont en 7e année. La moitié ont 20 ans ou plus, 30%, 21 ans ou plus. Ils sont, par exemple, sept en «opérateur de maintenance de drones», 25 en «barman», 154 en «chocolatier-confiseur-glacier», trois en «tailleur», 31 en «esthéticien social»… Ces 7es années de spécialisation sont donc condamnées, sauf exception, parce qu’elles sont par ailleurs organisées par d’autres organes, comme l’Enseignement pour adulte, par exemple, et (ce n’est pas dit) pour un coût moins élevé. Au total, cela représente quelque 2.000 élèves, dont près de 1.000 «décrocheurs», et une économie de 7,5 millions d’euros. Un budget de deux millions d’euros est prévu pour accompagner ces jeunes.
Des 7es années de spécialisation sont condamnées parce qu’elles sont organisées par d’autres organes.
De terribles statistiques
Pas de quoi rassurer les syndicats pour autant. Ils craignent encore que les diplômés du qualifiant voient leur accès à l’enseignement supérieur limité, voire bloqué. Ce ne serait pas prévu et l’alternative aux 7es années ne se limite pas «à l’enseignement pour adultes et le secteur de la formation, mais il y a aussi les hautes écoles et l’université», précise Valérie Glatigny. En off, au sein des établissements supérieurs entre autres, on sait qu’il s’agit d’une mauvaise idée. Dans les tableaux de l’Ares (Académie de recherche et d’enseignement supérieur), on trouve ainsi de terribles statistiques. En haute école, le taux de réussite en 1re bac des titulaires d’un CESS professionnel n’est que de 14%, contre 62% pour les détenteurs d’un CESS du général. Les diplômés du technique de qualification font un peu mieux: 27%. Ceux issus du technique de transition affichent 41%. A l’université, les chiffres font s’étrangler les observateurs: à peine 6,9% et 7,3% de taux de réussite pour les détenteurs d’un CESS professionnel et du technique de qualification; 22% pour ceux du technique de transition et 45% pour les diplômés du général. De terribles statistiques.