mardi, octobre 22

En décortiquant les données officielles, il apparaît que le secteur agricole est très diversifié, certains exploitants gagnant très bien leur vie, et d’autres pas du tout.

Ils sont de retour. Ce mardi, les agriculteurs expriment à nouveau leur mécontentement dans les rues de Bruxelles, à l’initiative d’une organisation hollandaise, à laquelle se sont joints quelques participants belges. Leurs revendications n’ont pas changé: dénoncer leurs conditions de travail et de rémunération.

Les agriculteurs gagnent-ils si mal leur vie? Oui et non, répond Bruno Henry de Frahan, professeur émérite à la faculté des bioingénieurs de l’ULouvain. Certains agriculteurs rencontrent de nombreuses difficultés, mais c’est loin d’être une généralité. Les données récoltées par la Région wallonne en attestent. En fonction du type d’exploitation, des différences importantes apparaissent au sein du secteur. Et certains se portent même très bien.

Des revenus très diversifiés

Pour parler des revenus des agriculteurs, la Région wallonne utilise l’expression de “revenu du travail par unité de travail” (RT/UT). Une formule un peu compliquée qui qualifie un concept simple. Il s’agit de ce qui reste pour rémunérer la main d’œuvre (chef d’exploitation compris), après avoir pris en compte tous les coûts, précise Bruno Henry de Frahan.

Sur cette base, la région a créé un graphique qui, de prime abord, semble interpellant. Certains exploitants seraient très aisés, 3% d’entre eux ayant des revenus supérieurs à 75.000 euros par an, alors que d’autres seraient très pauvres. Selon cette synthèse, 20% des exploitations wallonnes seraient même déficitaires.

“Attention: ces exploitations en-dessous de zéro euro de revenus sont peut-être non professionnelles, ou liées à des exploitants sur le point de prendre leur retraite, etc. », alerte le néo-louvaniste, pour qui il serait incompréhensible que des exploitations continuent de travailler à perte.

Traduction: en se limitant aux agriculteurs professionnels, ce pourcentage serait bien moins élevé que 20%. Puis la Région wallonne donne une précision importante sur ce pourcentage: “Rappelons qu’un RT/UT négatif n’est pas signe de faillite. Cela signifie que si l’agriculteur devait louer toutes ses terres et emprunter tout son capital, il n’aurait plus les moyens de s’octroyer une rémunération”. Or un agriculteur loue rarement toutes ses terres.

Les éleveurs bovins ont-ils intérêt à produire du lait ou de la viande?

Il est toutefois possible d’aller plus loin dans l’analyse, en découpant le secteur agricole en types d’exploitations, en “orientations technico-économiques » dans le jargon. Il apparaît ainsi qu’en Wallonie, les bovins règnent en maître. Ils représentent près de la moitié des exploitations (agricoles et d’élevage) de la région, devant les “grandes cultures” (qui comptent pour 31,5% du total).

En entrant encore plus dans les détails, les données montrent que l’orientation “bovins à viande” (très présente dans les Ardennes) représente 20,5% du total des exploitations agricoles de la région. Le secteur laitier (concentré dans l’est de la province de Liège) compte pour 12,8%, et les exploitations mixtes 13,9%.

Il pourrait sembler logique que les exploitations “à viande” soient plus rémunératrices, puisqu’elles sont plus nombreuses. En réalité, ce n’est pas du tout le cas. Il s’agit même de l’orientation qui rapporte le moins, tous secteurs confondus, avec 112 euros par hectare de SAU (surface agricole utile), selon les derniers chiffres. En comparaison, l’orientation laitière atteint 529 euros, et les “cultures agricoles” 466 euros.

Ces disparités expliquent en partie pourquoi les revenus par hectare de SAU sont beaucoup plus élevés en région herbagère liégeoise, avec 489 euros (un record!), là où les terres sont également réputées très fertiles. En Ardenne, ce montant atteint péniblement les 211 euros (le minimum en Wallonie).

Bref, à en juger par les revenus, il vaudrait mieux faire du lait que de la viande de bovin. Oui, sauf que les exploitations laitières figurent aussi parmi celles où le temps de travail est le plus important, “puisqu’il faut être là pour la traite du matin, la traite du soir, etc.”, ajoute Bruno Henry de Frahan.

Des bons et des mauvais côtés dans chaque secteur

À l’inverse, selon l’universitaire, un secteur où le temps de travail est plus faible, c’est celui des grandes cultures. En schématisant, il suffit de semer, de mettre les pesticides, et d’attendre que ça pousse jusqu’à la récolte. S’investir dans cette orientation peut donc s’avérer intéressant.

Évidemment, certaines cultures rapportent plus que d’autres. “Traditionnellement, c’était la betterave sucrière qui rapportait le plus”, se souvient le néo-louvaniste. Aujourd’hui, c’est moins vrai, et la pomme de terre a tendance à rapporter plus d’argent… quand la météo s’y prête. “Cette année, la pomme de terre va rapporter très peu parce que les sols sont gorgés d’eau”. Il y a donc d’importantes variations d’une année à une autre.

Chaque secteur a donc ses avantages et ses inconvénients. Un bon exemple pour l’illustrer, ce sont les exploitations porcines. En France, Le Monde a démontré qu’il s’agissait d’un secteur où les revenus étaient particulièrement élevés. De quoi aiguiser les appétits des agriculteurs wallons? Peu se lancent dans l’aventure, du fait d’une réglementation très attentive aux nuisances liées à ces exploitations, constate Bruno Henry de Frahan. Pratiquement toute la production porcine nationale est donc en réalité flamande.

Au-delà du revenu purement agricole

Avec ces informations, il est donc possible d’y voir un peu plus clair dans ce que gagnent vraiment les agriculteurs. Mais le professeur émérite met en garde: au sein d’un même secteur, les différences peuvent être importantes d’un exploitant à l’autre. “Il serait d’ailleurs incorrect de considérer uniquement le revenu agricole. Il existe aussi d’autres sources de revenus au niveau du ménage agricole: magasin de proximité, gîte, chambre d’hôte, accueil d’écoles…”

Les revenus des agriculteurs sont également liés aux aides qu’ils reçoivent. Des subsides qui se déclinent en deux piliers: les aides régionales du Programme wallon de Développement Rural, et celles européennes de la PAC (Politique agricole commune). Les premières sont essentiellement distribuées selon des critères environnementaux (plantation de haies, etc.), déclare Bruno Henry de Frahan, qui ajoute que cela explique que cet argent finit plus souvent dans la poche d’agriculteurs habitant au sud du sillon Sambre-et-Meuse.

Pour la PAC, c’est surtout la surface agricole qui compte. Plus un agriculteur possède des terres, plus l’Union européenne le soutient. De fait, ce sont donc principalement les grandes cultures et les exploitations bovines qui les captent, pas les petites cultures de lin ou de colza, constate le néo-louvaniste. C’est ce qui explique en partie qu’au fil des ans, les exploitations agricoles n’ont cessé de grossir (bien que la mécanisation croissante de l’agriculture ait aussi contribué à ce phénomène).

Cet effet collatéral de la PAC a fait l’objet de grands débats dans le cadre des manifestations de cette année. Faut-il réformer le système pour éviter le regroupement des terres aux mains de grands propriétaires? Oui, selon les partisans du Green Deal européen, qui voulaient distribuer les aides non plus seulement à partir de la superficie mais aussi sur base de règles environnementales. “Mais le lobby agricole essaye de limiter ces contraintes”, constate Bruno Henry de Frahan, avec succès d’ailleurs. Ces dernières semaines, l’UE a reculé sur plusieurs mesures phrases, comme la mise en jachère obligatoire, qui a été assouplie.

Les grandes exploitations ont donc encore de beaux jours devant elles. Mais pour l’universitaire, ce rétropédalage n’est que temporaire: “Il y a quand même une lame de fond, celle de la lutte contre le changement climatique. Pour l’instant, on n’ose pas toucher au secteur agricole avec des contraintes environnementales, alors que dans d’autres, on le fait (transport, etc.). Mais il est temps que le secteur agricole s’y mette”.

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