lundi, décembre 8

Il y a un an, la dictature de Bachar al-Assad s’effondrait. Depuis, la Syrie cherche encore son chemin vers la paix, une épreuve parsemée d’embûches. Et si le plus dur était encore à faire?

Jobar est une ville fantôme. Bâtie aux portes de Damas, cette cité, qui comptait en 2011 quelques dizaines de milliers d’habitants, n’est plus qu’un enchevêtrement infini d’habitations désossées. Un océan de béton violemment silencieux, où le temps s’est arrêté. C’était en 2018, lorsque ce bastion rebelle était repris, après des années de combats et de bombardements, par les soldats de l’impitoyable Bachar al-Assad.

De cette période d’effroi subsistent seulement des mines, encore enfouies dans ses gravats, et de rares graffitis, visibles sur des pans de murs encore debouts. «Jobar, forteresse de la révolution», peut-on lire en plusieurs endroits. Un message qui frappe au cœur sa population exilée et qui rappelle qu’à un claquement de doigts de la capitale, la petite ville fut le poste le plus avancé des groupes armés qui ont fait trembler le régime aujourd’hui déchu.

Cyniquement, il faut se rendre près du cimetière pour croiser âme qui vive. Ils sont quelques-uns à revenir régulièrement sur le site afin de remettre en état ce qui peut l’être. «Je viens à Jobar quand mon cœur est trop lourd. Même s’il ne reste plus rien, j’ai l’impression de respirer à nouveau», plante d’emblée un homme d’une soixantaine d’années, qui se fait appeler «Rambo». Figure des lieux, cet ancien ambulancier regarde ses amis retaper des stèles endommagées par les frappes. «Jusqu’à la reprise de la ville, je suis resté. Je parcourais les rues pour ramasser les corps et les emmener au cimetière. La mort était partout, elle pouvait nous saisir à chaque instant», confie-t-il.

«Rambo», l’ancien ambulancier, dans les ruines de Jobar: «Nous serons vainqueurs, c’est une promesse», dit le graffiti.

Le gaz sarin à Jobar

Même s’il est méconnaissable, l’homme au regard aussi dur que les pierres qui l’entourent connaît toujours sa ville par cœur. Il maîtrise aussi parfaitement ses sous-sols, saturés d’innombrables galeries, utilisés comme bases opérationnelles par les combattants rebelles.

Car la bataille de Jobar fut aussi longue qu’acharnée: selon les estimations disponibles, environ 4.000 habitants y auraient perdu la vie, dont plusieurs centaines lors de présumées attaques chimiques au gaz sarin et au chlore, entre 2013 et 2017. Des faits proches de l’évidence, rapportés par de nombreux témoins, mais qui n’ont jamais pu être entièrement prouvés scientifiquement, faute d’accès aux sites et d’éléments exploitables par les enquêtes internationales. «La première fois, c’était en août 2013, se souvient Rambo. La frappe a eu lieu à 20h30. C’était un gaz lourd, qui ne montait pas au-dessus d’un mètre cinquante. La plupart des tués étaient les personnes qui se trouvaient sous terre, et les enfants qui dormaient au sol. J’ai transporté des dizaines de cadavres, aucun n’avait de sang. C’était effroyable.»

Keffieh enroulé autour de la tête, Abou Fahem, 70 ans, est le gardien du cimetière: «Rambo enveloppait les corps et les préparait, et moi je les enterrais. On travaillait ensemble jour et nuit pendant la guerre.» Les deux compères ont accompagné des connaissances, des amis, et des proches dans leur dernier voyage. «J’ai perdu treize membres de ma famille, dont mon fils dans un bombardement, et ma sœur et son fils lors de l’attaque à l’arme chimique de 2013», se souvient Abou Fahem. Avant de tonner, ivre de colère: «Tout cela n’est pas derrière nous: tant qu’il n’y aura pas de justice pour ces crimes et que ceux qui les ont commis sont encore en vie, personne ne dormira en paix. Il faut en finir avec eux», clame-t-il. «Assad est parti, aujourd’hui nous pouvons penser à l’avenir, assure néanmoins Rambo. Les douze derniers mois ont été les plus heureux de nos vies, nous sommes enfin libres.»

Autour d’eux, le petit groupe d’hommes explique vouloir convertir un jour leur ville en musée de la révolution. «Mais, vu le niveau de destructions, cela ne se fera qu’avec des investissements étrangers. Nous ne pouvons pas en vouloir à notre président, il ne peut pas tout faire. Nous avons entièrement confiance en lui, c’est un grand homme», s’enorgueillit Rambo. Son camarade renchérit: «al-Charaa n’est pas seulement le leader de la Syrie, c’est le leader du monde arabe. Un homme d’exception.»

La massacre des Alaouites

A la sortie de Jobar, une voie rapide fend l’horizon. Elle mène droit à la Ghouta orientale, située à quelques kilomètres. Un nom qui évoque à lui seul cruauté et trahison: c’est ici qu’en 2013, comme à Jobar, l’une des attaques chimiques les plus meurtrières du conflit s’est déroulée. Et les preuves, bien qu’accablantes pour le régime syrien, n’ont pas convaincu le président américain, Barack Obama, d’engager ses forces contre Assad. Une «ligne rouge» franchie sans conséquence par le dictateur, qui évoluera dès lors les mains libres.

Nour, 27 ans aujourd’hui, vivait tout près du point d’impact. Comme beaucoup de Syriens, il peine à évoquer cette journée qui a déchiré son adolescence: «Ce qui nous a frappés fut la soudaineté. On avait l’habitude d’aller dans les abris souterrains pendant les bombardements, mais celui-là était différent. En fait, ceux qui sont descendus sont morts. Tous ces corps sans sang… la mort si rapide…», se souvient-il, sans parvenir à finir ses phrases.

Devenu activiste antirégime, il a ensuite été témoin des affrontements fratricides entre l’Armée syrienne libre (ASL) et les groupes islamistes qui se sont enracinés dans le conflit. «La révolution a pris un visage religieux. Quant à Hayat Tahrir al-Cham (NDLR: HTS, alors dirigé par le nouveau président Ahmed al-Charaa), ils renvoyaient une image très négative. Des proches réfugiés à Idleb me racontaient que le drapeau de la révolution y était brûlé, que seul l’islam comptait.» Pourtant, il dit avoir célébré la fuite du «boucher de Damas», précipitée par ce même HTS: «Après une vie entière à avoir peur, je me suis juré de ne plus jamais me laisser impressionner. Dès la chute du régime, j’ai rencontré plein de gens de l’ASL et de HTS. Je les trouvais exceptionnels. On rêvait comme on n’avait jamais rêvé.»

Si le jeune homme parle au passé, c’est bien que le réveil fut brutal. Il s’est produit à la fin du mois de mars 2025, lorsque les massacres de civils alaouites (minorité dont était issu le clan al-Assad) sur la côte méditerranéenne –au moins 1.400 morts des mains de groupes armés liés au pouvoir– inondent les écrans du monde entier: «Je me suis forcé à regarder toutes les vidéos. J’ai pleuré. Ce fut un coup de poing dans la figure.» Pour la génération de Nour, arrachée à l’adolescence par la guerre, la peur d’un retour au chaos reste prégnante. Des craintes renforcées par les affrontements communautaires de l’été à Soueïda, où la minorité druze s’est à son tour retrouvée sous les balles du nouveau régime, faisant jusqu’à 600 morts selon certains rapports.

Dans le centre de Damas, des soldats de la nouvelle armée syrienne.

Appareil sécuritaire en question

Dans un café branché de Damas fréquenté par la jeunesse progressiste, l’atmosphère est légère, empreinte d’insouciance. Au moins en apparence, comme le souligne Sidra, 22 ans. Originaire de Deir ez-Zor, ville conquise par l’Etat islamique avant d’être reprise et presque rasée par l’armée d’Assad, la jeune diplômée en psychologie, sourire éclatant et piercing à la narine, dit être sur ses gardes: «Après la chute d’Assad, j’ai essayé d’envisager notre avenir, en tant que femme mais également politiquement. J’ai tenté de ne rien changer à mes habitudes, en sortant le soir avec mes amis.» Elle rapporte, comme d’autres jeunes femmes de son âge, avoir été importunée par des groupes d’hommes en armes à plusieurs reprises, près des bars de la ville.

«Le président al-Charaa a tourné la page de son idéologie, ça se voit. Il raisonne en chef d’Etat. Mais les dizaines de milices qui composent désormais l’appareil sécuritaire sont un danger pour tout le monde, et encore plus pour les femmes. Les tribunaux sont remplis de cadres religieux, l’impunité est totale pour les auteurs de violences domestiques, et les agresseurs l’ont compris», souligne-t-elle.

Sara, une jeune Alaouite de 21 ans étudiante à Damas, partage le même malaise. «Je suis sûre qu’il y a une majorité de gens bien dans les rangs des forces de sécurité, mais le risque de tomber sur des éléments radicaux est réel.» Jeune, femme et alaouite, elle se sent en danger, et dit éviter de se promener dans la rue après la tombée de la nuit. «Lors de chaque contrôle, on nous demande d’où nous venons. Je ne dis pas que je viens de la côte. Par chance, mes parents ont survécu au massacre, mais l’économie là-bas est paralysée. Notre région est punie.»

Même crainte chez les Druzes syriens. Dans le quartier de Jaramana, Majd, un étudiant en informatique de 25 ans, a quitté son établissement à la suite de menaces d’autres jeunes: «La seule manière de me protéger est de cacher mon identité druze, dans les habits, mais aussi notre accent qui est reconnaissable. Et je ne parle plus avec n’importe qui.» Car c’est une réalité de laquelle le pays ne peut s’extraire: marqué par plus d’un demi-siècle de dictature et quatorze années de guerre civile, pour le peuple syrien, la tentation de la violence est encore omniprésente. Et les efforts d’Ahmed al-Charaa, qui a multiplié les démarches à l’international pour desserrer l’étau sur la Syrie, ne sauraient à eux seuls pacifier une société rongée par le désir de vengeance.

Une écolière dans un faubourg de Damas en attente de reconstruction.

Désert politique

Reste une autre question centrale: comment faire éclore une pluralité politique, dans un pays habitué à l’autocratie et aux bruits de bottes? Certains, qui militaient clandestinement avant 2011, y réfléchissent sans cesse. C’est le cas de Mounira Ghanem, qui, à 62 ans, porte en elle la trajectoire d’une gauche invisibilisée, écrasée par la répression d’Hafez al-Assad dans les années 1980, puis de son fils Bachar à sa mort.

Arrêtée pour son engagement au sein du Parti communiste en 1985, elle a passé cinq années en prison, «sans procès, sans charge». Elle en garde des blessures à vie: «Ma fille n’avait que 3 ans lorsque j’ai été arrêtée, je l’ai retrouvée quand elle en avait 8. Mon mari, arrêté lui aussi, est mort en détention, sous la torture. Assad a créé un désert politique.» Après le début du soulèvement de 2011, elle a rejoint onze autres femmes syriennes d’horizons différents (kurdes, druzes, alaouites, proches du régime ou issues des zones rebelles) afin d’établir un espace de dialogue. Un projet connu sous le nom de Women’s Advisory Board, et qui a été plébiscité en 2015 par l’envoyé spécial de l’ONU, Staffan de Mistura. Mounira se rendra à Genève afin de participer aux discussions entre le régime et l’opposition, tentant de maintenir vivante l’idée d’un compromis au cœur d’un pays déchiré. Un processus qui va vite s’éteindre, après les conférences d’Astana puis de Sotchi, poussées par Moscou pour marginaliser Genève.

«On ne peut pas continuer à maintenir le pouvoir entre les mains d’un seul camp.»

Aujourd’hui, Mounira observe la nouvelle Syrie avec espoir, bien que la réalité lui fasse «mal aux yeux»: «Nous avons renversé un tyran, mais la transition n’a pas encore commencé. Sans justice, sans institutions rebâties de zéro, sans une place donnée aux femmes, nous ne règlerons rien. Et nous savons que notre pays ne guérira pas facilement de ces horreurs.» Elle dit, comme d’autres, ne pas attribuer la paternité de la chute d’Assad à Ahmed al-Charaa: «C’est évidemment le résultat d’un très long processus, il n’a joué que le dernier rôle. Et depuis, la conférence nationale ne s’est pas déroulée comme prévu, et le partage des décisions est un vrai sujet: on ne peut pas continuer à maintenir le pouvoir entre les mains d’un seul camp.»

Une demande qui, pour autant, ne paraît pas si simple à mettre en application: l’omniprésence du noyau dur de HTS autour d’al-Charah ressemble fort à un mécanisme de protection, visant à écarter une possible déstabilisation du nouveau président, cible, selon des rapports concordants, d’au moins deux tentatives d’assassinat par des djihadistes au cours de la dernière année. Des groupes radicaux, dont certains dans son orbite, ne font pas mystère de leur aversion face à certaines décisions stratégiques.

A Damas, les nouvelles couleurs du drapeau syrien.

Justice transitionnelle

Reste une autre demande, à laquelle souscrit une grande partie du peuple syrien, et qui semble être considérée par beaucoup comme un prérequis à un éventuel redressement du pays: le lancement d’un mécanisme de justice transitionnelle, articulé autour de quatre piliers: vérité, justice, réparation et garantie de non-répétition.

Après des mois d’attente, la tenue, presque par surprise le 17 novembre, des premiers «procès d’Alep», censés juger les acteurs des massacres de la côte, a partiellement rassuré la population. Si l’effort d’impartialité des juges a été globalement bien accueilli, beaucoup craignent que ce premier volet (d’autres procès devraient suivre) ne soit qu’un calcul politique, visant à solder cette page le plus vite possible.

Cet exercice, bien que difficile, est «indispensable», considère Hussein Moussa, psychiatre à Damas. Depuis des mois, il reçoit des patients polytraumatisés, de tous horizons, «des anciens prisonniers aux bourreaux en passant par des victimes druzes ou alaouites». «Quatorze ans de guerre ont fait naître une génération entière dans les camps ou sous les bombes. Beaucoup d’enfants et d’adolescents se sont construits avec une seule idée en tête: prendre leur revanche face à ceux qui ont gâché leur vie. Tuer les Alaouites en les assimilant aveuglément à Assad était un rêve pour certains. Après ces massacres, des proches de victimes rêvent de faire la même chose en retour. Ce cycle peut durer éternellement.»

C’est d’ailleurs ce qui continue de se produire, dans certaines zones sous tensions, particulièrement dans la région de Homs, toujours en proie à des violences communautaires sourdes et peu documentées. Hussein Moussa conclut: «La justice transitionnelle est la seule manière de briser la spirale de la violence. Sans ce travail difficile, personne ne dormira en paix.»

«Beaucoup d’enfants se sont construits avec une seule idée en tête: prendre leur revanche.»

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