Il arrive que des enquêteurs aient besoin d’entendre un mineur en qualité de victime ou témoin. Ces auditions abordent des sujets graves et délicats, et la parole incertaine d’un enfant peut influencer une décision judiciaire. Comment la justice belge aborde -t-elle la parole des très jeunes?
Voilà longtemps qu’un fait divers n’avait plus déchaîné tant de passion. Soraya Sahli, influenceuse mais surtout maman, comparaissait la semaine dernière devant la cour d’assises de Bruxelles. Elle était accusée d’avoir étouffé sa fille de deux mois dans un hôtel bruxellois en février 2019. Soraya Sahli soutenait pourtant que c’est la grande sœur, âgée de trois ans au moment des faits, qui s’était assise sur un coussin sur le visage du bébé, l’étouffant mortellement. Lundi soir, elle a été condamnée à deux ans de prison pour homicide involontaire par défaut de prévoyance.
L’histoire de Soraya Sahli s’inscrit dans un contexte familial compliqué. En procédure de divorce, la jeune femme avait fui le foyer avec ses deux filles. C’est notamment ce contexte que les enquêteurs ont cherché éclairer en convoquant la fille de l’accusée pour une audition TAM (Technique d’Audition audiovisuelle de Mineurs). Une procédure délicate, codifiée, et guidée par une obligation de moyens plutôt que de résultats.
100 auditions d’enfants à Uccle en 2023
Renée Toussaint est policière au sein de la zone Marlow (Uccle, Auderghem, Watermael-Boitsfort). Elle n’a pas travaillé sur l’affaire Sahli, mais procède à des interrogatoires TAM depuis leur mise en place en 1998. «A l’époque, on avait deux ou trois auditions par an. Et puis, il y a eu un gros boom avec l’affaire Dutroux.» Selon les chiffres de la police fédérale, en 2021, 6.500 auditions TAM ont eu lieu dans le pays. Cette année-là, 56,74% des cas s’inscrivaient dans des dossiers de voyeurisme, d’attentat à la pudeur ou de viol. Mais la réforme du Code Pénal en 2022, incluant les crimes sexuels sur le net notamment a fait grandir ces chiffres. «L’an dernier, rien que pour Uccle, on a eu une centaine d’auditions TAM, et 200 pour l’ensemble de la zone», recense Renée Toussaint.
Dès qu’on a un élément, on va un peu plus dans le détail, mais s’il ne veut pas nous en parler, on ne peut surtout pas le forcer.
Auditionner un enfant de trois ans ne va pas de soi. Les policiers y sont donc formés en collaboration avec le département des sciences comportementales de la police fédérale. Et avant chaque audition TAM, ils posent le cadre à l’auditionné: qui sont les personnes face à lui, pourquoi il est filmé, et lui rappellent aussi qu’il a le droit de ne pas répondre. «On demande d’abord à l’enfant de parler de tout ce dont il a envie, c’est la phase de la mise en confiance, explique Renée Toussaint. S’il veut nous parler de son chien, on parle de son chien. Une fois qu’il est en confiance, on évoque avec lui le pourquoi de sa présence. Dès qu’on a un élément, on tente d’avoir davantage de détails, mais s’il ne veut pas nous en parler, on ne le force pas. On ne pose pas non plus de questions fermées.»
Le bien-être de l’enfant est naturellement primordial, pour lui comme pour le bon déroulement de l’enquête. «Ce n’est pas spécialement défini, mais l’enjeu, c’est l’équilibre entre les besoins de l’enquête et l’intérêt supérieur de l’enfant, appuie le Délégué Général aux Droits de l’Enfant Solayman Laqdim. Globalement, cet intérêt est pris en compte. Mais il y a des cas où l’on est uniquement dans une vision judiciaire des choses. Cela peut avoir un effet traumatisant. C’est particulièrement difficile dans des faits de mœurs où l’auteur est souvent le parent. Très jeune, l’enfant se rend compte qu’il va bousculer l’équilibre familial.»
Quand l’accompagnateur devient parasite
Pour chaque audition, l’enfant peut désigner une personne de confiance pour l’accompagner. «Quand l’affaire touche à la famille, on demande souvent que ça ne soit pas un membre de la famille, explique Renée Toussaint. Régulièrement, on passe par l’école et on propose à un professeur de nous accompagner.» Théoriquement, cette personne peut se trouver dans la salle d’audition, mais doit se ternir derrière l’enfant et ne peut communiquer d’aucune manière avec lui afin de ne pas influencer sa déclaration. «Mais il arrive que l’enfant refuse de quitter la main de son grand-père ou de sa grand-mère.»
C’est assez exceptionnel, mais c’est ce qu’il s’est passé dans le dossier de Soraya Sahli. «Dans l’audition qui a eu lieu juste après les faits, la petite ne veut pas parler, elle se cache sous la table» expose Me Florence De Cock, désignée tutrice ad hoc des enfants de Soraya Sahli par le juge. Après un retour dans la famille de son père, certains membres déclarent aux enquêteurs que la petite aurait parlé et amené de nouveaux éléments. Ce qui a ramené la petite de trois ans en audience TAM en désignant, cette fois, sa grand-mère paternelle (qui s’est constituée partie civile) dont elle ne quitte pas les genoux. «Les révélations ont été faites à la suite des propos rapportés par la famille. Dans ce contexte, on a estimé qu’il y avait des chances de parasitage.» La cour aussi, et a décidé de ne pas prendre en compte ces déclarations.
Car la finalité des auditions TAM est d’aider la justice à déterminer la matérialité de faits. Initialement, des experts psychologues étaient présents lors des TAM, «mais ça pouvait bloquer l’enfant qui s’inquiétait si le psy notait quelque chose», se souvient Renée Toussaint. Les psychologues sont depuis quelques années rattachés aux tribunaux et formés pour juger de la crédibilité des propos de l’enfant afin d’en remettre un avis dans le dossier. Problème: l’absence d’experts de ce type au tribunal de Bruxelles et l’obligation de solliciter des experts d’autres cantons, dans le Brabant Wallon par exemple.
C’est un problème que pointe aussi Solayman Laqdim, le manque de moyens qui peut retarder la procédure. Or, la parole des enfants n’attend pas, «un enfant de trois ans, un mois après les faits, a souvent tout oublié».