La recherche sur la manière dont l’environnement et les habitudes de vie modifient l’expression des gènes permet déjà de mieux diagnostiquer et soigner certains cancers. Des thérapies épigénétiques qui devraient gagner en efficacité d’ici quelques années.
Ils ont le même patrimoine génétique: 46 chromosomes hérités de leurs parents et 25.000 gènes. Pourtant, les jumeaux monozygotes ne sont pas sujets aux mêmes maladies et ne présentent pas les mêmes compétences et habiletés. Certaines de leurs caractéristiques physiques, comme la corpulence, peuvent aussi varier. La raison de cette dissociation est que ces parfaits jumeaux n’ont pas vécu les mêmes expériences de vie et n’ont pas adopté les mêmes comportements (habitudes alimentaires, activité physique, tabac, alcool, gestion du stress, etc.).
Grâce à l’épigénétique, la science qui étudie l’influence de l’environnement sur l’expression des gènes, il est aujourd’hui possible d’expliquer, du moins en partie, pourquoi des jumeaux monozygotes évoluent différemment au cours de leur vie. Et à quel point ces facteurs environnementaux sont à l’origine de cette diversité biologique et comportementale.
L’épigénétique fait l’objet de recherches depuis le milieu du XXe siècle. Mais ces 20 dernières années, elles ont fait de grands bonds en avant. Si bien que la biologiste Edith Heard, spécialiste mondiale de l’épigénétique, a récemment été récompensée par le Centre national de la recherche scientifique français, le CNRS, pour ses contributions exceptionnelles à l’avancement de sa discipline. Ses travaux, notamment sur l’inactivation du chromosome X, ouvrent de nouvelles perspectives tant en biologie qu’en médecine. «Nous savons désormais que les parents ne transmettent pas seulement leurs gènes à leurs enfants. On a observé, par exemple, que le comportement de la femme enceinte influence le développement cellulaire du bébé dès le stade embryonnaire. Ce que nous faisons et ce que nous vivons n’est donc pas sans conséquences sur l’expression de nos gènes, retrace Joël de Rosnay, docteur en sciences et ancien chercheur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), dans La Symphonie du vivant. Comment l’épigénétique va changer votre vie (Les liens qui libèrent, 2019). Nos modes de vie, mais aussi les événements marquants de l’existence (traumatismes, guerre, famine, ou au contraire abondance, insouciance…), auront des répercussions sur notre santé et nos comportements. Ils auront aussi des conséquences sur la façon dont les gènes hérités s’expriment dans l’organisme de nos descendants.» Et d’annoncer: «Le défi consiste maintenant à réussir à appliquer les mécanismes moléculaires de l’épigénétique pour nous maintenir en bonne santé, voire ralentir le processus de vieillissement.»
«Ce que nous faisons et ce que nous vivons n’est pas sans conséquences sur l’expression de nos gènes.»
Défaut de ponctuation
Pour saisir ce que la recherche en épigénétique peut apporter à la santé de chacun, il faut comprendre comment ces facteurs environnementaux modifient la manière dont les gènes s’expriment.
Durant le développement de l’individu, l’ADN contenu dans ses gènes accumule des marqueurs chimiques qui déterminent l’intensité de l’expression des gènes. L’ensemble de ces marqueurs, autrement dit des modifications épigénétiques d’une cellule, forment l’épigénome. Les gènes hérités des parents biologiques détermineront certaines caractéristiques, comme la taille ou le tempérament de la personne. L’environnement, les expériences positives ou négatives et les habitudes de vie modifieront quant à elles les marqueurs génétiques responsables de l’expression génétique et détermineront si les gènes exprimeront ou non une information reçue, et de quelle manière. C’est ce qui explique que si toutes nos cellules contiennent la même information, elles n’en font pas toutes le même usage. Et qu’une cellule du foie ou du poumon n’a pas les mêmes fonctions qu’une cellule du cœur ou de la peau.
«La génétique, illustre François Fuks, directeur du laboratoire d’épigénétique de l’ULB, peut être comparée à un texte dépourvu de syntaxe. L’ensemble des points, des virgules et des autres signes de ponctuation qui vont rendre ce texte intelligible, est l’épigénétique.» Ce processus de syntaxe, appelé méthylation de l’ADN, ne modifie en rien la séquence d’acides nucléiques de l’ADN mais changera la façon dont le corps lit cette séquence. Il va ainsi déterminer si un gène est actif/exprimé ou inactif/éteint et assurer qu’une cellule osseuse reste une cellule osseuse, qu’une cellule du foie reste une cellule du foie.
«Ce changement de fonction d’une cellule se transmettra d’ailleurs à toute sa descendance cellulaire, expose Charles De Smet, professeur et membre du groupe de recherche épigénétique du cancer à l’Institut De Duve (UCLouvain). Grâce à cette mémoire cellulaire, lorsqu’une cellule de peau se divise –ce qui se produit en permanence–, sa descendance reste une cellule de peau, bien qu’elle soit éloignée du site initial où elle a reçu l’instruction de prendre ce chemin de différenciation.» C’est ainsi que chaque cellule crée son propre programme d’expression génique que l’épigénétique va aider à fixer en activant les gènes dont elle a besoin et en éteignant ceux dont elle n’a pas besoin. C’est ce qui explique que les jumeaux ayant exactement le même patrimoine génétique évolueront différemment au cours de leur vie. «Avec l’âge, ces différences entre jumeaux sont de plus en plus marquées. Et davantage encore s’ils ont été séparés tôt. Ce qui démontre bien que ces marques de méthylation évoluent avec le temps et sont influencées par l’environnement», complète le Pr. Charles De Smet.
Cependant, toutes les évolutions ne peuvent être attribuées à l’épigénétique. L’exposition au soleil, par exemple, peut à la fois créer des mutations génétiques, irréversibles, et des modifications épigénétiques, réversibles. Par ailleurs, certains mécanismes de l’épigénétique restent inexpliqués, comme le temps d’exposition nécessaire à un facteur épigénétique pour que celui-ci puisse avoir un réel effet sur le fonctionnement des gènes.
Réinitialisation partielle
L’autre spécificité de l’épigénétique est que les changements qu’elle apporte peuvent se transmettre de génération en génération. «La plupart des marques épigénétiques s’effacent et le nouvel embryon recommence sa propre histoire. Mais il a été démontré que certaines de ces marques se transmettent à la descendance», poursuit le Pr. De Smet.
Une étude menée par des chercheurs suédois sur une population de 300 habitants nés entre 1890 et 1920 et ayant toujours vécu dans la commune d’Överkalix, a montré que les hommes dont le grand-père a connu dans son enfance une période de disette affichaient un taux de mortalité deux fois plus faible que ceux dont le grand-père avait connu l’abondance au cours de la même période, ainsi qu’un taux plus élevé de maladies cardiovasculaires et de diabète. Pour les chercheurs, ces spécificités ne peuvent s’expliquer qu’en raison d’un effet épigénétique transgénérationnel.
En quoi la compréhension des mécanismes fascinants de l’épigénétique peut-elle permettre de mieux soigner certaines maladies? L’épigénétique concerne toutes les fonctions biologiques. Mais elle joue un rôle particulièrement important dans le développement de la plupart des cancers, étant donné que seuls 5% à 10% des cas sont des cancers héréditaires. Une proportion identique de cancers sont exclusivement épigénétiques, sans qu’il y ait de mutation du gène. Une récente étude menée par une équipe comprenant des scientifiques du CNRS confirme que les mutations génétiques ne sont pas indispensables à l’apparition de la maladie.
Mieux diagnostiqué, mieux soigné
«Les modifications environnementales qui influencent l’épigénétique peuvent avoir des conséquences lentes ou rapides. Dans les cas de cancers, il faut des années, voire des dizaines d’années, et une accumulation de plusieurs événements pour que ces effets se produisent. Avec le tabagisme, par exemple, c’est l’accumulation de microdommages, tant génétiques qu’épigénétiques, qui mènera au cancer du poumon», développe le Pr. Fuks.
Les dernières découvertes sur les cancers d’origine épigénétique ont déjà permis de réaliser de grandes avancées, tant pour le diagnostic que les traitements. Il a notamment été mis en évidence que l’hyperméthylation de l’ADN au niveau des gènes suppresseurs de tumeurs est un marqueur de carcinogenèse, soit le phénomène par lequel une cellule saine devient cancérigène. Un peu comme si, pour reprendre l’exemple du texte brut (gène) et de la syntaxe (épigénétique), les phrases contenaient trop de signes de ponctuation, au point d’en devenir illisible.
«La méthylation verrouille l’expression du gène. Or, un gène suppresseur de tumeur ne peut être verrouillé car il n’est alors plus capable de freiner la prolifération des cellules. C’est un peu comme si tous les freins lâchaient d’un seul coup, illustre le chercheur de l’ULB. Dans le cas d’un fumeur, par exemple, les agents chimiques contenus dans le tabac vont provoquer une méthylation de l’ADN qui, si elle touche un gène suppresseur de tumeur, peut avoir de graves conséquences. Dans le cas du cancer du sein, c’est notamment le gène BRCA1 qui se trouve hyperméthylé. Les dernières avancées scientifiques ont permis d’identifier toute une série de gènes impliqués dans les cancers liés à une hyperméthylation, mais pas encore tous.»
Aujourd’hui, des études sont en cours afin de détecter certains défauts épigénétiques avec un simple test salivaire ou une prise de sang. «Lorsqu’un gène anormalement méthylé est détecté, il peut être possible d’établir des prédictions sur le développement d’un cancer avant l’apparition des symptômes.» Les travaux sur ces gènes prédictifs intéressent fortement les sociétés pharmaceutiques. A terme, il y a bon espoir que ces études puissent conduire à l’utilisation de ces simples tests de routine en clinique.
«Il a été démontré que certaines marques épigénétiques se transmettent à la descendance.»
L’autre grande avancée de ces dernières années? Le développement de thérapies épigénétiques. La réversibilité des modifications épigénétiques ouvre en effet la voie à de nouveaux traitements. Des médicaments spécifiques ont été déjà été approuvés par la Food and Drug Administration (FDA) et sont utilisés en première ligne pour traiter des cancers, notamment certaines leucémies. Des traitements qui s’ajoutent à l’arsenal thérapeutique actuel, dont font partie la chimiothérapie ou l’immunothérapie. «Par leur action, ils empêchent le verrouillage des gènes mais ils gomment également toute la syntaxe, effaçant ainsi d’autres fonctions utiles.» L’enjeu pour l’avenir est donc de parvenir à développer des thérapies plus ciblées. De nombreuses recherches en phase clinique sont en cours afin d’identifier les combinaisons de traitements les plus adaptées à base de médicaments épigénétiques. L’objectif étant d’arriver à une médecine la plus personnalisée possible.
Dans son ouvrage, Joël de Rosnay se montre très enthousiaste quant à la possibilité de «manager son corps avec l’épigénétique», simplement en en comprenant le mode d’emploi pour chacun d’entre nous. «Imaginez que vous soyez en mesure de prendre le contrôle de votre corps […] Qui n’a jamais souhaité adopter un mode de vie plus équilibré, manger mieux et se dépenser plus, s’accorder plus de loisirs, passer du temps avec ses proches? Comment se motiver sur la durée ? […] L’épigénétique est votre meilleure alliée. En vous offrant la possibilité d’agir, en vous transformant en acteur de votre propre évolution, elle ouvre une nouvelle voie à la responsabilisation et à la liberté des êtres humains.» Un texte inspirant mais qui, selon Charles De Smet et François Fuks, est représentatif d’une certaine forme de dérive autour de la recherche en épigénétique. S’il est nécessaire de conscientiser le patient sur les bonnes habitudes de vie à prendre et sur la manière de préserver au mieux sa santé, affirmer qu’il a la possibilité de façonner lui-même son génome et d’en corriger certains traits, c’est aller trop loin.
L’optimisme est toutefois de mise concernant non seulement le traitement des cancers, mais peut-être aussi d’autres maladies majeures: le diabète ou les maladies neurodéveloppementales, comme Alzheimer.