Traquer ses symptômes, consulter Internet avant son médecin, s’alarmer du moindre frisson: ces réflexes, jadis marginaux, se sont banalisés depuis le Covid. Entre vigilance légitime et anxiété persistante, les spécialistes craignent l’émergence d’une société devenue, en partie, hypocondriaque.
Il est 7 heures du matin, à Liège. C’est ainsi que Marc, 44 ans, narre le moment où l’angoisse l’a saisi. A peine éveillé, il ouvre un œil inquiet sur son smartphone. La veille, une quinte de toux nocturne l’a poussé à chercher fébrilement ses symptômes sur Internet. En quelques clics, le voici plongé dans un flot d’informations alarmantes: un simple chatouillement dans la gorge se transforme, sur l’écran, en présage de maladie grave. «Je vais finir par attraper quelque chose de sérieux», rumine-t-il en naviguant de forum en forum. Depuis la pandémie de Covid-19, cet employé de bureau avoue passer des heures sur des sites de santé, dont le célèbre Doctissimo, à traquer le moindre signe de trouble. Son historique de navigation défile comme un journal d’angoisses: «picotements doigts Covid long», «maux de tête tumeur», «ganglion cou danger». Chaque requête en amène une autre, comme un rituel anxieux dont il n’arrive plus à se défaire. Marc n’a jamais été diagnostiqué hypocondriaque, mais il se reconnaît dans cette hypervigilance sanitaire installée depuis le Covid: «J’ai l’impression d’être devenu mon propre médecin, toujours sur le qui-vive.» Le moindre pépin bénin, un bouton, une fatigue passagère, le pousse à consulter frénétiquement «Dr. Google» et parfois à solliciter un avis médical «juste pour être sûr», quitte à multiplier les téléconsultations.
Cette scène, qui aurait pu sembler caricaturale il y a quelques années, s’inscrit aujourd’hui dans un contexte largement partagé. L’anxiété sanitaire de Marc reflète un état d’esprit post-Covid répandu. Mathilde, 31 ans, raconte: «Chaque fois que je cherche des informations en ligne, je ressors presque toujours plus inquiète qu’avant. En général, ça m’affole complètement… au point de finir par prendre rendez-vous chez un médecin», témoigne cette jeune femme sujette à des crises d’angoisse. Un père de famille avoue, lui, avoir gardé du confinement la manie de prendre sa température «au moindre frisson». Les récits se ressemblent: la pandémie semble avoir durablement changé le rapport intime à la santé. Constat que de nombreux professionnels disent observer, en consultation, depuis la pandémie. Certains généralistes décrivent des patients qui prennent désormais rendez-vous pour des symptômes bénins qu’ils n’auraient pas évoqués auparavant, simplement parce qu’ils s’en inquiètent davantage, ou demandent des examens «au cas où», alors que tout indique qu’il n’y a rien d’alarmant.
Cette tendance s’appuie sur un fait: jamais les individus n’ont eu autant accès à l’information médicale, et jamais ils ne l’ont autant sollicitée eux-mêmes. Avant d’appeler un médecin, le réflexe Google s’est généralisé. Selon Eurostat, un citoyen européen sur deux (55%) âgé de 16 à 74 ans a déclaré avoir recherché en ligne des indications concernant des blessures, des maladies ou encore l’alimentation. En Finlande, championne en la matière, ils étaient 80% la même année à avoir consulté Internet pour un sujet de santé dans les trois mois précédents. Partout, la cyberchondrie, à savoir ce besoin irrépressible de tout vérifier en ligne, a gagné du terrain. En une décennie, la part des Européens s’informant sur leur santé en ligne a bondi de 17 points (de 38% en 2011 à 55% en 2021), un phénomène que la crise sanitaire n’a fait qu’amplifier. Et le phénomène dépasse l’Europe: une récente étude de l’OMS estime que mondialement la pandémie a entraîné une augmentation de 25% des troubles anxieux dans la population générale, dans un contexte où l’accès à l’information en ligne est universel.
Or, Internet agit souvent comme une loupe déformante. «C’est une véritable machine à anxiété. Prenez le fourmillement dans les doigts. Il peut aussi bien indiquer un problème cardiaque qu’une simple sensation désagréable après avoir cherché vos clés dans votre sac à main!», explique la psychologue Michèle Declerck, autrice de l’ouvrage L’Hypocondrie. La société hypocondriaque (In Press, 2018).
Face à l’écran, le profane voit défiler des listes interminables de maladies potentiellement liées à son malaise, souvent anodin. «Le Web est la kryptonite de l’hypocondriaque. Cette masse d’informations disponibles alimente son angoisse, lui fait découvrir des sources d’inquiétude qu’il ne soupçonnait pas», constate le médecin généraliste Dominique Dupagne dans un entretien dans Psychologies Magazine. Les forums en ligne, mêlant témoignages véridiques et rumeurs, ajoutent à la confusion. Sur Doctissimo, une internaute paniquée décrit ses maux de tête; en réponse, dix «diagnostics» amateurs fusent, de la simple migraine à la tumeur cérébrale. Chercher à se rassurer en ligne tourne alors souvent à la spirale de stress: plus on lit, plus on s’affole, au point de consulter un médecin pour lever le doute.
Nombre de personnes, inquiètes, préfèrent désormais l’autodiagnostic en ligne à l’avis direct d’un médecin. En parallèle, les consultations médicales, loin de diminuer, ont explosé… à distance. La crise Covid a fait entrer la téléconsultation dans les mœurs. Selon l’Inami, en 2023, les médecins généralistes belges ont facturé 5,6 millions de consultations téléphoniques, contre 4,4 millions en 2022. La facilité d’un appel vidéo ou téléphonique incite à «voir un docteur tout de suite» pour la moindre alerte. Ces téléconsultations n’ont d’ailleurs pas remplacé les visites en cabinet: elles s’y sont ajoutées, générant des coûts supplémentaires sans alléger la charge des soins en présentiel.
Beaucoup de patients cumulent donc désormais les conseils en ligne, les avis médicaux à distance et, s’ils ne sont toujours pas tranquilles, une visite physique. Les autorités belges s’en préoccupent: le Comité de l’assurance souligne que cet usage intensif pose la question de la qualité et de la pertinence des soins prodigués à distance.
Aujourd’hui, une quinte de toux dans une salle d’attente suffit à crisper l’atmosphère.
Anatomie d’une peur tenace
Pour les psychologues et sociologues de la santé, le phénomène d’hypervigilance s’expliquerait en partie par le traumatisme collectif laissé par la pandémie: des images d’hôpitaux débordés, le décompte quotidien des cas graves et des décès ont ancré l’idée que le danger médical peut surgir n’importe quand, frapper n’importe qui. Aussi, la pandémie a changé la tolérance au risque. Durant des mois, les consignes officielles ont encouragé une prudence extrême (se laver les mains, porter un masque, éviter les contacts).
Pour la majorité de la population, en revanche, la crise a forgé de nouveaux réflexes anxieux. Aujourd’hui, une quinte de toux dans une salle d’attente suffit à crisper l’atmosphère. Stephan Van den Broucke, professeur à la faculté de psychologie de l’UCLouvain, invite pourtant à nuancer le diagnostic d’une «société hypocondriaque» en soulignant la fragilité du lien de cause à effet: «De nombreuses études montrent que la pandémie et les mesures prises pour empêcher sa propagation ont été associées à une augmentation des cas de dépression et d’anxiété au sein de la population. Mais affirmer que depuis, ou en raison de, la pandémie, il y a eu une augmentation de l’anxiété liée à la santé (un terme que je préfère à celui d’hypocondrie) est tout autre chose.»
Cette nuance n’efface toutefois pas un autre mouvement de fond, plus silencieux mais tout aussi déterminant: la manière dont la pandémie a altéré la relation de confiance entre le public et les autorités médicales. En effet, la confiance dans la parole médicale a été ébranlée, ce qui pousse nombre de personnes à vouloir vérifier par elles-mêmes. Polémiques autour des traitements, informations contradictoires sur les vaccins, discours politiques fluctuants… La crise a semé le doute. Conséquence: on préfère souvent croiser les sources, confronter l’avis du médecin avec ses propres lectures en ligne, voire avec un deuxième avis médical.
Vers une vigilance apaisée?
Faut-il alors s’étonner de voir persister cette sorte d’hypocondrie collective? Pas forcément, selon les experts. Avoir peur pour sa santé est un instinct humain, renforcé par une épreuve planétaire. «Tant que l’homme sera mortel, il ne pourra pas être totalement décontracté», disait malicieusement Woody Allen. Aujourd’hui, l’angoisse sanitaire post-Covid n’est plus un tabou; elle fait même l’objet d’études et de prises en charge spécifiques. Des cliniques de l’anxiété ont vu le jour, des forums d’entraide se multiplient pour aider ceux qui vivent un enfer d’angoisse à l’idée d’être malades. Les médecins généralistes, en première ligne, apprennent à composer avec ces patients d’un nouveau genre, entre hyperattention légitime et stress excessif. Certains praticiens privilégient désormais la pédagogie: expliquer posément pourquoi tel symptôme est bénin peut prendre du temps, mais évite des examens inutiles et rassure durablement le patient. D’autres recommandent des thérapies brèves pour apprendre à gérer la peur de la maladie quand elle devient handicapante au quotidien.
«Certains praticiens privilégient désormais la pédagogie: expliquer les symptômes pour rassurer le patient et éviter des examens inutiles.»
Pour autant, il ne s’agit pas de banaliser cette anxiété envahissante. «Ce qui caractérise les hypocondriaques, c’est le fait de ne jamais être rassuré par aucun diagnostic. C’est pourquoi ces personnes consultent un médecin de manière effrénée, parfois jusqu’à quatre fois par semaine», chiffre Michèle Declerck.
Prendre du recul aussi, face à l’infobésité médicale: si Internet foisonne de données, il n’a pas vocation à remplacer la relation de confiance avec le médecin, celle qui permet le dialogue et l’apaisement. Comme le résume le professeur Deneyer, vice-président du Conseil national de l’Ordre des médecins en Belgique: «On ne peut pas retenir la mer mais les digues et les canalisations restent nécessaires».




