L’essentiel
• Le télétravail a provoqué une révolution dans notre vie professionnelle et privée.
• On ne reviendra plus en arrière dans notre mode de fonctionnement.
• Les entreprises se rendent compte du coût humain de la visioconférence et du travail à distance.
• Il est devenu plus difficile de créer un sentiment de cohésion avec des employés en présentiel.
• La frontière entre vie privée et vie professionnelle et rendue de plus en plus poreuse.
Fort d’une enquête approfondie, Alexandre des Isnards explique comment la généralisation du télétravail a provoqué une révolution dans notre vie professionnelle et… privée.
Comment évolue la vie de bureau quand il n’y en a plus? Le journaliste Alexandre des Isnards s’est penché pendant plusieurs mois sur les conséquences du télétravail, désormais généralisé, sur les relations entre employés, la cohésion des entreprises et la vie personnelle. Agrémenté de nombreux exemples de mutations, son livre La Visio m’a tuer pose un diagnostic tantôt amusé tantôt inquiet sur cette révolution.
Qu’avez-vous appris de la pratique du télétravail lors de votre enquête?
Je parlerais d’un basculement dans notre mode de fonctionnement. On a réorganisé notre travail de manière telle qu’on ne reviendra plus en arrière. C’est une révolution des usages plus qu’une révolution technologique. Quand on se lève le matin, on se demande si on va aller au bureau ou si on va rester chez soi. En trois ans, des scènes inédites sont apparues. Il ne s’agit pas de dire si on est «pour» ou «contre» le télétravail. La question est qu’avec ce changement de notre façon de travailler, on pressent qu’on y perd quelque chose, comme dans toutes les révolutions. C’est ce que j’ai voulu montrer. Mais au-delà des excès, il y a forcément des éléments positifs dans cette évolution.
Depuis la fin du Covid, n’y a-t-il tout de même pas une forme de retour en arrière dans l’organisation du travail?
Oui. Les entreprises se rendent compte du coût humain de la visioconférence et du travail à distance. On ne crée pas un esprit d’entreprise chez soi en pyjama et derrière son écran. Il faut qu’on se croise à la machine à café. Il faut récréer ces moments informels qui lient les employés de sorte qu’ils arrivent à mieux travailler ensemble. Le problème est que les salariés, et même les managers, réclament le télétravail. Offrir des journées de télétravail est devenu un argument pour recruter. La visioconférence s’est imposée comme le mode de réunion par défaut. On télétravaille, même au bureau. Je vois plein de gens qui viennent au bureau pour enchaîner les visioconférences…
Est-il possible de créer ce sentiment de cohésion avec des employés en présentiel, deux ou trois jours par semaine?
C’est compliqué. Vous pouvez essayer de créer un sentiment de convivialité, par exemple en multipliant les afterwork. Mais il est de plus en plus difficile de synchroniser les présences de tous les employés. Dans le livre, je cite le cas d’un tournoi de babyfoot qui n’a jamais pu avoir lieu parce que les gens n’arrivaient pas à faire concorder leur présence pour pouvoir jouer ensemble.
«Désormais, on télétravaille, même au bureau.»
Un des effets les plus importants de cette révolution réside-t-il dans la difficulté de distinguer vie privée et vie professionnelle?
C’est l’un des aspects les plus importants de cette révolution. Quand on peut travailler de partout, le travail est partout. Je raconte une saynète authentique dans un centre de massage. Une personne a ouvert son PC, s’est connectée derrière le comptoir, et «a foutu en l’air» toutes les ondes feng shui du lieu. On en voit plein des scènes comme celle-là. J’ai même vu une personne qui, ayant dû se tromper dans son agenda, s’est aperçue qu’elle serait en retard à sa visioconférence. Elle a déplié son ordinateur sur une borne de travaux sur le boulevard Magenta, peut-être l’endroit où il y a le plus de circulation à Paris; elle a mis un casque qui isole du bruit extérieur; et elle a pu mener sa réunion. Ces scènes témoignent d’un nouvel âge.
Cela donne l’impression d’une fluidité dans le travail. Mais quels sont les effets pervers?
C’est pervers parce que quand vous avez des préoccupations professionnelles, elles prennent généralement le dessus. On peut l’observer dans les moments de «tracances» (NDLR: néologisme originaire du Québec pour désigner la volonté de travailler sur son lieu de villégiature). La personne qui travaille au milieu de gens en vacances, dans un Airbnb mal insonorisé ou à l’arrière d’une voiture un vendredi après-midi, stresse tout le monde. Cela montre que la frontière entre vies privée et professionnelle est de plus en plus poreuse. Cette évolution crée un nouveau rapport au travail. J’ai l’impression que nos nations ne pensent plus qu’à travailler.
Vous évoquez l’utilité qu’il y aurait à mettre en place un «code de conduite» des outils collaboratifs…
J’ai emprunté le concept à un chroniqueur du New York Times, Cal Newport, auteur d’un livre intitulé Travailler sans e-mails. Réimaginer le travail à l’heure de l’hyperconnexion. Il explique que la façon dont on utilise les outils collaboratifs fait que l’on échange dans tous les sens. Il nomme cela des «ruches hyperactives». En effet, il faudrait établir un «code de la route» qui permette, par exemple, de se convaincre que «le voyant de mon PC est gris, acceptez que je ne réponde pas immédiatement à vos sollicitations sur Teams». Mais aujourd’hui, conçoit-on qu’un collègue ne réponde pas à notre message? Ou est-on plutôt tenté de réagir sur le mode «Tu n’as pas répondu à mon message, cela fait deux heures. Qu’est-ce que tu fous?»?
Souvent naît un sentiment de culpabilisation à ne pas répondre rapidement à une sollicitation. Comment l’expliquer?
Ce sentiment de culpabilité s’explique par une intériorisation de la norme. Le travail peut être intangible. Il est parfois difficile de prouver ce que l’on a fait. Pour certains, d’ailleurs, plus ils sont à distance, plus ils ont envie de prouver qu’ils sont actifs. Ils vont utiliser des stratégies de visibilité en étant, par exemple, hyperactifs sur les réseaux sociaux professionnels.
Les jeunes employés ne sont-ils pas plus exigeants sur leurs conditions de travail? N’inventent-t-ils pas une forme de résistance qui incite à l’optimisme?
On peut nourrir un espoir, en effet. Les jeunes ont de plus en plus tendance à remettre le travail à sa place ou, du moins, les conditions dans lesquelles ils vont l’exercer. Ils ne vont pas travailler à tout prix. C’est pour cela qu’ils n’hésitent pas à réclamer des jours de télétravail au moment de leur embauche. Mais n’est-ce pas le résultat d’un rapport de force conjoncturel? C’est peut-être fragile.