Malgré un programme plus social et moins libéral qu’auparavant, le Vlaams Belang s’active et tente de recruter dans les milieux entrepreneuriaux, surtout chez les patrons déçus par la N-VA.
Let’s Talk Elections, parlons des élections, les organisations patronales sont en campagne. La Fédération des entreprises de Belgique (FEB) a publié son mémorandum pour le scrutin de juin, et a lancé, avec la collaboration de la chaîne de télévision Canal Z, une série d’émissions de bonne tenue intitulées, donc, Let’s Talk Elections.
Pendant une petite heure, Pieter Timmermans, CEO de la FEB, y confronte les revendications des grandes entreprises à celles des présidents des partis francophones et flamands.
« La FEB ne danse pas seulement sur la musique de la Vivaldi, mais aussi sur celle des élites globalistes »
Tous n’ont pas encore été diffusés sur Canal Z, mais les échanges valent la peine d’être vus. Ils seront, au fil des diffusions, archivés sur YouTube, notamment. Tous les présidents de parti y sont passés. Tous, sauf deux.
Raoul Hedebouw, du PTB, parce que les patrons de la Fédération des entreprises de Belgique considèrent son programme comme trop hostile aux entreprises, d’abord.
Et Tom Van Grieken, du Vlaams Belang, parce que les patrons de la Fédération des Entreprises de Belgique considèrent son programme comme trop hostile à la Belgique, ensuite. Mais pas seulement. Une invitation au Vlaams Belang aurait compliqué celles faites aux présidents de parti francophones, tenus de respecter le cordon sanitaire, et donc réticents à participer à une opération à laquelle aurait été conviée l’extrême droite.
Et puis, les positions socioéconomiques du Belang ont, depuis quelques années, pris une tournure que dénoncent les organisations patronales tout comme les formations, de la N-VA au MR en passant par les libéraux flamands, qui en sont traditionnellement plus proches. La défense de la pension à 65 ans ou la pension minimum à 1 500 euros notamment, si bien qu’à l’été 2019, alors que Bart De Wever négociait avec Tom Van Grieken la constitution d’un gouvernement régional flamand, Pieter Timmermans avait grondé. «Le programme socioéconomique du Vlaams Belang est similaire à celui du PTB», déclarait-il ainsi au Soir. C’est ainsi que les fédérations des grandes entreprises reprochent à l’extrême droite du Vlaams Belang un virage à gauche.
Laten we met de ondernemingen praten, parlons aux entreprises, le Vlaams Belang est aussi en campagne. En septembre, à la suite d’un congrès tenu à Affligem, baptisé Vlaanderen Welvarend, la Flandre prospère, il a publié son programme socioéconomique pour le scrutin de juin prochain. Il s’est lancé, avec quelques notables recrues, dans une opération de séduction qui, bien que ne passant pas par la FEB, l’évitant même, doit réconcilier le Belang avec les puissants milieux économiques flamands, ou à tout le moins avec cette Flandre, pas moins puissante, qui entreprend, qui possède, qui investit et qui s’énerve. Le Vlaams Belang est coupé de la plus grande fédération patronale de Belgique, pas de tous les patrons flamands. Il prolonge, il amplifie et, dans une certaine mesure, il court-circuite un mouvement historique, dans le nationalisme flamand, accroché à des arguments économiques pour justifier la quête d’indépendance, qu’il poursuit lui-même. Et il s’attaque aux grandes entreprises multinationales et nationales, inscrites à la FEB, mais aussi actives au sein du Voka, le réseau régional flamand d’employeurs, pour leurs positions insuffisamment défavorables à l’immigration économique.
Les deux, en effet, ont lancé des initiatives célébrant la diversité dans les entreprises et veulent favoriser l’importation de main-d’œuvre étrangère dans certains secteurs. C’est ainsi que le Vlaams Belang reproche aux fédérations des grandes entreprises un virage à gauche.
Les entreprises pour la diversité et la migration
Certes, aucune des «Dix priorités pour une Belgique plus forte» d’«Horizon BE2030», comme s’appelle le mémorandum électoral de la FEB, ne porte nommément sur la politique migratoire ou la diversité. Mais le chapitre «Une solution efficace pour 190 000 postes vacants», prévoit, en plus de «limiter les allocations de chômage» et de «se concentrer sur l’activation», de «stimuler une migration économique souple», afin de combler les pénuries «pour les fonctions hautement et moyennement qualifiées». Cette revendication est évidemment aussi imbuvable pour le Vlaams Belang que celle, englobée dans la priorité de «supprimer les obstacles à la prise de décision», consistant à appeler les pouvoirs publics à «soutenir les accords de libre-échange».
L’extrême droite flamande s’est, depuis la publication de ces dix priorités, montrée fort solidaire de la révolte des agriculteurs, dont beaucoup sont des entrepreneurs, et dont tout autant s’insurgent contre les accords de libre-échange. «Seul le Vlaams Belang s’est opposé au Mercosur, néfaste pour les agriculteurs flamands», proclamait un communiqué du parti, le 4 février.
Ainsi les positions de la FEB et du Belang sur le Mercosur sont-elles rigoureusement opposées.
Mais ce n’est pas tout ce qui sépare les séparatistes du Belang des mondialistes très belges de la FEB, ni même des globalistes plus régionaux du Voka.
Car outre ces revendications électorales en faveur du libre-échange et de certaines formes de migration, la FEB s’efforce de promouvoir une approche heureuse de la diversité. Un exemple: fin 2022, elle a signé avec Unia, le centre fédéral pour l’égalité des chances, honni par l’extrême droite, un accord de coopération triennal, renforçant celui de 2019, qui encourage les entreprises à diversifier leur recrutement. En effet, récitent les communiqués patronaux, «en plus d’une valeur ajoutée sociale et sociétale, la diversité et l’inclusion offrent également une grande valeur ajoutée économique. Des études révèlent qu’un lieu de travail diversifié favorise la créativité et la volonté d’innover, élargit la clientèle et génère un chiffre d’affaires plus élevé.»
L’accord de coopération prévoit, entre autres, des dispositions pour lutter contre les discriminations et un monitoring serré, ce que le Vlaams Belang dénonce à la fois comme un inadmissible surcroît de bureaucratie et comme une soumission des entreprises à un agenda dit «globaliste».
La FEB, notons-le, n’est pas la seule à subir ce procès en mondialisme, puisque le Voka, comme d’autres organisations patronales flamandes (le Boerenbond et l’Unizo), wallonnes et bruxelloises, ont également signé cet accord de coopération.
Et en octobre dernier, «parce que la diversité et l’inclusion sur le marché du travail sont devenues des sujets qui suscitent de plus en plus d’intérêt, et légitimement», la fédération flamande des grandes entreprises publiait une note dispensant à ses membres une poignée de conseils pratiques («recruter différemment», «conscientiser», «créer une culture d’entreprise inclusive», etc.) afin d’aider «les entrepreneurs à effectivement implanter ces valeurs». Mais le Voka, parce qu’il se montre moins assertif sur ces causes, parce qu’il est moins belge que flamand, et parce qu’il invite, lui, des représentants du Vlaams Belang à ses débats préélectoraux régionaux, est moins virulemment incriminé que ne l’est la FEB par le parti de Tom Van Grieken.
Le Vlaams Belang pour les pensions et l’indexation
Certes, à Affligem, le Vlaams Belang n’a pas tenu le congrès le plus important de sa campagne. Celui sur l’immigration de novembre dernier, Vlaanderen Vlaams, et même celui sur le communautaire, Vlaanderen Vrij, de juin 2023, relevaient des priorités plus traditionnelles de l’extrême droite flamande, sur lesquelles se sont construits ses fondations comme ses succès. Il n’en reste pas moins que Vlaanderen Welvarend traduit et accentue des inflexions, sur le plan socioéconomique, déjà observées ces dernières années, et qu’on pourrait qualifier de sociales.
Le Vlaams Belang n’est plus opposé à l’indexation automatique des salaires, il la défend. Il prône aussi une augmentation, de l’ordre de 5%, du salaire minimum. Il n’est plus hostile à une sécurité sociale bureaucratique et dispendieuse, il la protège. Mieux, il se l’approprie: elle est désormais «onze sociale zekerheid» (et il en prévoit une, à la sud-africaine de l’ancienne mode, pour les migrants, qui ne serait pas la nôtre).
Et l’âge légal de la pension doit être ramené à 65 ans, exige le programme validé à la rentrée. De plus, chacun devrait pouvoir y accéder à partir de quarante années complètes de travail effectif, tandis que la pension minimum pour un isolé doit s’élever à 1 710 euros net. Dans le même temps, la pension maximum du premier pilier serait solidement rabaissée, des 7 800 euros brut actuels à 4 750 euros brut, parce que les hauts revenus peuvent plus facilement agrémenter leurs vieux jours de compléments financiers.
Ces préoccupations sociales s’ancrent dans un récit, développé dans le rapport du congrès et répété dans la communication du parti, défenseur d’un «modèle rhénan» d’économie sociale de marché, celui des Trente Glorieuses.
Ce narratif postule qu’un conflit entre globalistes et nationalistes s’est désormais substitué à la vieille opposition entre capitalisme et communisme. Les nationalistes, expliquent les rapporteurs de Vlaanderen Welvarend, défendent «le bien-être de l’ensemble du peuple, pas celui d’une classe sociale déterminée, ni même de l’économie», et les travailleurs comme les entrepreneurs y sont ensemble impliqués. C’est ainsi une nouvelle fracture qui traverse la société, non plus entre ouvriers et capitalistes, mais entre «les élites internationales» et «les populations nationales». Cette fracture sépare, géographiquement, les villes et les campagnes. Et dans le champ économique, elle éloigne irréductiblement les «grandes multinationales» des petites et moyennes entreprises «ancrées localement». La réaction du Belang au mémorandum de la FEB, publié début décembre, et qui propose la suppression du mécanisme d’indexation des salaires, est à cet égard révélatrice. Onbespreekbaar!, s’énervait le député fédéral Hans Verreyt dans le communiqué du parti. «Dire que l’indexation nuit à notre compétitivité par rapport aux pays voisins est un mythe créé par des organisations qui veulent profiter d’une main-d’œuvre toujours moins chère», ajoutait-il, avant d’attaquer la FEB, qui «ne danse pas seulement sur la musique des partis de la Vivaldi, mais aussi sur celle des élites globalistes».
Tout ce qui précède justifie l’hostilité du Vlaams Belang envers le grand patronat, en particulier envers celui qui s’organise dans la Fédération des entreprises de Belgique, et en légitime la réciprocité. Pour autant, l’offensive du Belang vers les entreprises et les entrepreneurs est bien réelle. Et elle n’est pas inefficace. L’opération ne se fait pas seulement sans la FEB, elle se fait malgré elle, et elle se fait aussi contre elle: Tom Van Grieken, introduit par quelques relations, multiplie les visites d’entreprises et les interventions dans de plus petites organisations. Il fait reposer son offensive sur trois ressorts.
Un ressort scriptural, par le programme
Dans les mémorandums patronaux comme dans le programme électoral du Belang, il n’y a en effet pas que les incompatibilités répertoriées plus haut. Les deux, par exemple, prônent une limitation des allocations de chômage à deux ans, et une politique d’activation plus répressive. «Il faut une politique de sanctions beaucoup plus ferme contre les profiteurs d’aides, qui préfèrent bénéficier de l’argent de la collectivité, pour lequel d’autres ont travaillé, plutôt que d’y contribuer par eux-mêmes», stipulent les signataires de Vlaanderen Welvarend, très complémentairement à deux des trois «solutions pour les 190 000 postes vacants» des priorités de la FEB, et aux propositions des partis de la droite classique.
Entre globalistes et nationalistes, un compromis est également possible sur les sujets fiscaux.
Car au Vlaams Belang aussi, on trouve que les impôts en Belgique sont trop élevés, et on souhaite les baisser, tout comme les cotisations patronales. Dans les organisations patronales également, on estime le fonctionnement de l’Etat inefficace et coûteux, et on souhaite le rendre plus agile. «Nous allons tailler dans les milliards qui sont gaspillés», est-il écrit en gras dans Vlaanderen Welvarend, alors que le Vlaams Belang s’engage à cantonner son (futur) Etat flamand «aux fonctions de base» et à introduire une limite constitutionnelle aux dépenses publiques, qui jamais ne pourraient représenter plus de 0% du PIB: aucun entrepreneur ne pourrait jamais y trouver à redire.
Un ressort social, par le recrutement
Le processus de normalisation entamé par Tom Van Grieken se traduit par un programme censément plus crédible, y compris dans ses adresses aux entreprises, surtout petites. Cette crédibilisation devait s’incarner, et c’est avec une prise de guerre que le Vlaams Belang croit l’avoir accompli. Un des deux présidents du congrès socioéconomique d’Affligem (l’autre était le député européen Tom Vandendriessche), et rapporteur de Vlaanderen Welvarend, présenté comme sa véritable tête pensante, est Lode Vereeck. Docteur en économie de l’université de Maastricht et professeur à l’université d’Hasselt, Lode Vereeck est de ces experts qui, en Flandre, dénoncent depuis longtemps d’un point de vue libéral, voire libertarien, les turpitudes de l’économie belge. Il affiche aussi un parcours politique exposant de louables états de service flamingants. Entré d’abord au VLD, avant de le quitter avec Jean-Marie Dedecker pour fonder la Lijst du même nom, qu’il présida même brièvement, en 2010. Il revint en 2014 à l’Open VLD, qui le coopta sénateur jusqu’en 2019. Arrivé au Belang comme conseiller des députés européens, il travaille désormais pour le service d’études du parti. C’est à ce titre, mais aussi à celui de tête de liste au fédéral dans la circonscription d’Anvers, une place qu’avait occupée en 2019 Tom Van Grieken lui-même, que Lode Vereeck présida la confection du programme socioéconomique de son employeur. Et c’est à ces titres qu’il en est un ministrable très plausible, si d’aventure…
Un ressort sentimental, par la colère
Lode Vereeck n’est pas la seule recrue censée crédibiliser, auprès des entreprises, le narratif économique de son parti. L’ancien patron de Brantano (et des vélos Eddy Merckx), Kurt Moons, également président de l’organisation indépendantiste flamande Pro Flandria, sera candidat, comme deuxième effectif, sur la liste Vlaams Belang pour le parlement régional dans le Brabant flamand. Avec Vereeck et d’autres, il veut manifester la déception d’une classe managériale en colère, de ces nationalistes déçus depuis longtemps par les libéraux et par les démocrates-chrétiens, mais frustrés, aussi, par une N-VA décrite comme essoufflée par le pouvoir et engourdie dans la normalisation à la belge.
Et le Vlaams Belang, dont toutes les enquêtes montrent qu’il rassemble l’électorat le plus en colère, parvient aussi à récolter le salaire de cet investissement sur les entreprises. Malgré le rejet formel de la FEB, et malgré les fort explicites réticences du Voka, l’entreprise fonctionne. On l’a vu avec les exploitations agricoles. On le verra bientôt avec les autres. Une enquête publiée en juin 2023 par la fédération ouest-flandrienne du Voka, dans une sous-région historiquement peu favorable à l’extrême droite, le démontre. Sur 517 entrepreneurs interrogés, 10% se disaient convaincus de voter Vlaams Belang. Il n’y en avait que 2% quatre ans plus tôt. Et de ces 517, il en restait 10% pour se dire déçus et en colère contre le système politique. Tom Van Grieken et les siens ont bien l’intention de toujours plus leur parler.
190 000
postes sont à pouvoir en Flandre.
517
entrepreneurs ont été interrogés par la fédération ouest-flandrienne du Voka. 10% se disaient convaincus de voter Vlaams Belang.