Les sanctions, la répression et l’exil ont fortement réduit la scène culturelle sous Bachar al-Assad. Cette fois, les artistes sont bien décidés à faire entendre leur voix.
De deux étoiles à trois: en un tournemain, l’agence officielle syrienne Sana a adopté le nouveau drapeau national, et ses employés, qui vantaient le président déchu Bachar al-Assad et qualifiaient de terroriste le mouvement islamiste Hayat Tahrir al-Cham (HTC), désormais au pouvoir, expriment aujourd’hui le contraire de ce qu’ils disaient début décembre. C’est le cas aussi de l’ambassadeur syrien à Moscou, Bachar al-Jaafari, pourtant un des plus fidèles défenseurs d’Assad tout au long de sa carrière. Ainsi va la vie dans la nouvelle Syrie à la gouvernance encore incertaine, qui tente de réorganiser le pays, d’éviter les règlements de compte et de renouer les liens qui permettront de lever les sanctions occidentales.
Soumis à une sévère répression sous Bachar al-Assad, les artistes syriens, eux, voudraient bien profiter de l’aubaine. «Personne autour de moi ne se concentre trop sur le nouveau gouvernement de transition», précise l’artiste photographe Sara Kontar, 28 ans, réfugiée en France depuis 2016, et qui a fondé Al-Ayoun («Les yeux»), une communauté de partage d’images entre Syriens restés au pays et ceux de la diaspora. «Ce qu’on veut à présent, c’est voter, poursuit-elle. Pour l’heure, nous savourons cet appel d’air frais, cette joie, cette fête, ces gens qui nettoient les rues, qui dessinent sur les murs… A l’époque où j’ai quitté le pays, c’était dangereux de se balader avec un appareil photo. Maintenant, on peut déposer le trépied sans se faire interpeller.»
Ceux qui sont restés
Sous le régime Assad, la censure et la prison étaient le lot de ceux qui s’aventuraient à critiquer le régime à travers leur expression créative, ou s’ils abordaient des sujets sensibles. Beaucoup ont choisi de quitter le pays, à tel point que la scène culturelle syrienne s’est trouvée éclatée de par le monde, avec des «hubs» à Dubaï, Paris ou Berlin, ce qui leur a permis de se faire connaître à l’international. A l’instar de Miryam Haddad, peintre parisienne née à Damas, dont l’ascension fulgurante lui a valu d’être épinglée par Beaux Arts Magazine parmi les «dix artistes stars de demain».
D’autres n’ont jamais quitté le pays, tel le photographe Issa Touma, dont la galerie Le Pont, à Alep, est restée un phare dans la nuit de la guerre, «car les civils ont besoin d’art comme de pain», argue le sexagénaire. Ou encore l’écrivain Khaled Khalifa, auteur de La Mort est une corvée (Actes Sud, 2018): «Je craignais qu’en partant, je ne puisse plus jamais retourner dans mon pays, témoignait-il dans Le Vif en 2018. Je n’ai pas envie que d’autres racontent ce qui se passe en Syrie, je préfère témoigner moi-même.» Khaled Khalifa, décédé en 2023, n’aura pas eu le loisir de voir sa terre natale débarrassée de Bachar.
Dans les faibles marges de liberté qui leur étaient laissées, ces artistes résistants ont maintenu l’espérance en des jours meilleurs. «Mes vrais amis me disent que j’ai de la chance de pouvoir rester à Damas, et ne me considèrent pas du tout comme un complice du régime», répondait Khaled Khalifa. Ce courageux écrivain n’avait pas hésité à déclarer que «les grands oubliés, ce sont les détenus, ceux dont on n’a aucune nouvelle. C’est un énorme dossier, et le plus urgent. On parle de dizaines de milliers de personnes. C’est un sujet effrayant.» On vient de le mesurer à l’occasion de la libération de détenus transformés en morts-vivants.
La Syrie, plus fermée que ses voisins, est toujours restée à la traîne sur le plan culturel. L’école des beaux-arts de Damas n’a ainsi vu le jour qu’en 1960, des décennies après des écoles similaires en Egypte et au Liban. La capitale ne possède pas de musée d’art moderne. Au début des années 1960, Alep comptait une trentaine de cinémas. A la veille de la révolte de 2011, on ne trouvait plus que deux salles pour l’ensemble du pays. «Avant que la guerre n’éclate en 2011, personne ne me soutenait, je ne recevais aucun subside des ambassades à Damas, car je n’étais pas en phase avec le régime», se remémore Issa Touma, qui soupçonne certains artistes d’être partis pour continuer à bénéficier de soutiens financiers. Des galeries ont malgré tout ouvert, malgré la censure, la guerre et l’économie à plat.
Le nouveau pouvoir continue de susciter la méfiance des artistes.
Le patrimoine commun
Aujourd’hui, s’il est un élément qui peut réunir les Syriens, c’est leur inestimable patrimoine. Monté à la hâte dans la foulée du changement de régime, le Rassemblement culturel syrien, un collectif d’artistes, d’écrivains et de journalistes, qui vise à protéger les libertés de création dans la nouvelle Syrie, en a même fait un point central de son manifeste. Ce volontarisme transcende toutes les divisions. Ainsi, la foule s’était pressée en 2022 à la citadelle de Damas pour assister à la projection sur un grand écran du film Le Serment de Cyriaque (2021), réalisé par le Français Olivier Bourgeois. Ce docudrame joué par les protagonistes de l’époque raconte comment un petit groupe d’archéologues, de conservateurs et de gardiens se sont efforcés de préserver, au plus fort du conflit, les collections d’antiquités du Musée d’Alep. Bien plus qu’une histoire de «vieilles pierres», ce patrimoine symbolisait leur identité commune.
S’il semble avoir renoncé à son projet djihadiste, Abou Mohammed al-Joulani, nom de guerre de Ahmed Hussein al-Charaa, chef du HTC, continue de susciter la méfiance des artistes. A Alep, des statues d’écrivains et de peintres locaux ont été décapitées. «Pourrais-je continuer à ouvrir ma galerie?», se demande Issa Touma. Et de quelle liberté jouiront les femmes artistes? L’actrice Iliana Saad rapporte que des miliciens l’ont interpellée à Damas avec ces mots: «Vous êtes trop libre, nous sommes désormais dans un Etat islamique. Les femmes ne peuvent pas sortir seules sans un tuteur, leur frère ou leur mari.» Tout dépendra de la volonté d’ouverture du HTC et de sa capacité de maîtriser les éléments extrémistes.