Sur le Web, dans les bouquins ou les cabinets de consultation, les nutritionnistes et autres coachs en alimentation sont à la mode. Gare à ne pas s’y perdre entre les professionnels, les réformateurs et les charlatans.
Les concepts et terminologies employés sont parfois très techniques, mais Pierre Van Vlodorp ne veut pas tout vulgariser, «sinon j’ai l’impression d’être un imposteur». Face à lui, à l’Espace 23 de Bastogne, quelque deux cents personnes, en légère majorité féminines. Moyenne d’âge: 55 ans. Intitulé de la conférence: «Lutter contre l’anxiété, le stress et le burnout grâce à son alimentation.»
«Continuez à vous conscientiser», répète à l’envi le nutrithérapeute, pas avare en humour, qui tutoie le public et le fait plonger dans des cas pratiques pour expliquer comment les aliments peuvent parfois endosser le rôle des médicaments.
L’homme n’a jamais aussi bien et mal mangé à la fois.
Aucune reconnaissance officielle
Au troisième rang, Emmanuelle n’en perd pas une miette: «J’ai fait un burnout en 2018. Je travaillais quinze heures par jour depuis l’âge de 14 ans et tout d’un coup, mon corps s’est évanoui. Je n’ai toujours pas récupéré: après une heure et demie, je perds toute force et capacité de concentration.»
La quinqua a passé des tests: ils ne détectent rien d’anormal. Pour retrouver de l’énergie, elle s’est mise en quête d’actions, comme celle d’assister à une conférence «pour modifier mon alimentation et favoriser ce qui est bénéfique pour mon corps».
Si Alexia est aux abonnés absents ce soir, c’est peut-être parce qu’elle sait de quoi Pierre Van Vlodorp parlera: cette médecin généraliste a fréquenté pendant deux ans son centre de formation en nutrithérapie appliquée. «Dans mon cabinet, les gens arrivent généralement déjà malades et je n’ai “plus qu’à” les soigner, témoigne- t-elle. Ça me chipotait un peu, j’avais envie de travailler sur l’alimentation et faire davantage de prévention. Je sais que la nutrithérapie n’a aucune reconnaissance officielle auprès des instances scientifiques, mais mon métier me permet d’adopter une posture prudente par rapport à ce qui est dit.»
Tous experts en nutrition
Sur demande ou sciemment, Alexia distille aujourd’hui de plus en plus de conseils hérités de son cursus. «Le traitement contre l’ostéoporose demande par exemple du calcium, que l’on peut, entre autres, trouver dans des amandes entières, mais aussi dans des compléments.»
L’engouement moderne pour tout ce qui a trait à la nutrition et l’alimentation de qualité est une des réponses aux traumatismes causés par les crises de la vache folle, de la dioxine, de la viande de cheval ou, plus récemment, des PFAS.
Il tire également son origine de la diffusion des chiffres démentiels d’augmentation de l’obésité et de la prolifération de maladies dites «civilisationnelles» car liées au mode de vie, tout comme des préoccupations environnementales et de la tendance à l’achat local et raisonné qui en résulte.
L’alimentation « facile »
«L’homme n’a jamais aussi bien et mal mangé à la fois, tempère toutefois Serge Pieters, professeur de diététique à la haute école De Vinci. Dans les années 1960-1970, l’émancipation des femmes en a logiquement éloigné beaucoup de la cuisine… sans que cette défection soit forcément compensée par les hommes. L’industrie agroalimentaire en a donc profité pour faire son trou avec sa nourriture facile à préparer – pensez aux raviolis en conserve. Le problème est qu’elle a souvent privilégié l’intérêt financier au détriment des considérations nutritives, laissant la malbouffe foisonner.»
En parallèle, les seventies correspondent également à cette période de découverte de l’importance fondamentale des micronutriments tels que les vitamines et les oligoéléments. «On a rapidement pu fabriquer des formules dont l’action a eu des effets positifs sur l’état de santé, la diminution des cancers et des maladies cardiovasculaires», rembobine Jean Nève, président honoraire du Conseil supérieur de la santé (CSS).
Une «science de l’hygiène alimentaire»
Au tournant du XXIe siècle, terrifié à l’idée d’en être réduit à consommer soit des produits de l’industrie agroalimentaire, soit des pilules contenant des vitamines, tout un pan de la société s’est alors orientée vers une alimentation saine.
Les offres d’accompagnement ont logiquement fleuri. Certains ont opté pour la diététique, cette «science de l’hygiène alimentaire». D’autres se sont intéressés à la nutrition, qui étudie la manière dont les organismes utilisent les aliments pour soutenir leurs fonctions vitales, ou à la micronutrition, qui s’attache à dépister puis corriger les carences en micronutriments. D’autres encore à la nutrithérapie, qui remplace les médicaments par certains aliments et nutriments.
Des charlatans de la nutrition?
A l’heure actuelle, seuls les quelque cinq mille diététiciens de Belgique sont toutefois reconnus comme spécialistes de l’alimentation par le SPF Santé, tandis que le qualificatif de « nutritionniste » ne peut officiellement être attribué qu’aux médecins ou pharmaciens qui ont suivi une formation académique complémentaire.
Une situation qui n’empêche pourtant pas les conseils alimentaires d’affluer d’un peu partout. Dans des séances privées, des bouquins et, bien entendu, sur les réseaux sociaux, où certains influenceurs cumulent jusqu’à six millions d’abonnés sur Instagram.
«Selon la loi, toute personne qui remet des plans alimentaires de façon préventive ou curative sans numéro Inami est considérée comme un charlatan», prévient le diététicien Serge Pieters. La toute récente étude menée par l’université Le Havre Normandie sur une centaine de youtubeurs partageant leur expertise alimentaire lui donne raison, puisqu’elle indique que seuls 13% d’entre eux respectent la consommation quotidienne minimale de 1 800 kilocalories recommandée par l’OMS, tandis que 27% se trouvent sous les mille.
«On peut tuer quelqu’un avec de la nourriture, alerte Serge Pieters. Une personne souffrant d’insuffisance rénale peut décéder à cause d’une simple carambole (NDLR: le fruit est un puissant néphrotoxique). Par ailleurs, de mauvais conseils peuvent sérieusement abîmer la santé mentale: certains régimes draconiens mènent à des troubles du comportement alimentaire.»
Au début des années 2010, une fausse nutritionniste hainuyère fut condamnée à de la prison avec sursis pour avoir prescrit à grands prix de dangereux régimes hyperprotéinés à de nombreux patients, dont une quarantaine a finalement porté plainte.
«Tout le monde mange, beaucoup pensent donc être experts de l’alimentation, déplore Serge Pieters. A côté des imposteurs qui savent parfaitement ce qu’ils font, existent aussi ces conseillers “bienveillants” qui pensent leur philosophie valable pour tous, mais dont l’extrapolation à un plus grand nombre reste très risquée.»
Les experts en nutrition bousculent la science traditionnelle
Apparue à la fin du XXe siècle, la micronutrition propose de dépister les carences en micronutriments (vitamines, oligo-éléments, minéraux…) pour ensuite les corriger grâce à un ajustement des habitudes de consommation ou la prise de compléments alimentaires, ces capsules concentrées en éléments nutritifs.
Une approche qui séduit son public, mais qui fait aussi couler beaucoup d’encre. D’abord parce qu’elle implique l’établissement d’un coûteux bilan reprenant les déficits en vitamines et autres dysfonctionnements du patient, et/ou un dosage sanguin qui évalue ses éventuelles carrences. Un investissement financier auquel s’ajoute souvent l’incitation à l’achat de compléments alimentaires, dont le marché mondial pesait 125 milliards de dollars en 2018 et qui devrait atteindre les 210 milliards avant 2026.
«Le credo est simple: inspirer, mesurer, vendre, s’insurge Jean Nève, le président honoraire du CSS. Il s’agit principalement de rebouteux ou de gourous qui inventent des méthodes telles que des analyses de cheveux, de sang ou d’ongles, le tout en collusion avec un laboratoire d’analyse, puis qui redirigent leurs patients vers des produits marchands pas toujours disponibles en pharmacie. C’est un triangle mafieux.»
On peut tuer quelqu’un avec de la nourriture.
Les experts en nutrition, une béquille à l’alimentation ?
Un avis pas complètement partagé par Anthony Berthou, ancien membre de l’équipe de France junior de triathlon, devenu diététicien-nutritionniste. «La recherche sur les compléments a beaucoup été portée par des laboratoires, dont certains ont, certes, basculé dans une approche pharmacologique au détriment du nutritionnel, augmentant ainsi le risque d’apparition d’effets secondaires négatifs », reconnaît-il.
« Le complément doit selon moi conserver un rôle de béquille qui résout un problème identifié, mais dans le cadre d’une démarche de fonds de réforme alimentaire. Il est complémentaire, pas opposable.» Selon l’auteur de l’ouvrage Du bon sens dans notre assiette (Actes Sud, 2023), le problème fondamental qui entoure la question de l’alimentation saine serait en partie lié à l’hostilité du monde académique à l’égard de visions plus modernes.
«La formation de diététiciens-nutritionnistes s’intéresse énormément aux apports macronutritionnels, note-t-il. Ce sont des bases essentielles, mais pas suffisantes. On a découvert, grâce à la littérature scientifique, que la qualité d’un aliment ne se limite pas à l’addition de macro ou micronutriments. La santé va au-delà de la notion de diététique et implique également l’activité physique et la pleine conscience. Malheureusement, il subsiste une tendance à limiter la reconnaissance scientifique à un référentiel vieux de plusieurs décennies et qui se ferme automatiquement à tout ce qui s’en éloigne.»
Le cadre préventif
Le quadragénaire fait partie de ceux qui militent pour la création d’un cursus universitaire en «nutrition» plus poussé, plus ouvert et donc plus complet. Pour s’assurer de couper le sifflet aux usurpateurs qui s’inventent des diplômes improbables, mais aussi pour renforcer le cadre préventif du conseil alimentaire.
«Il y a quelque chose de vertueux dans l’idée de connecter les approches, poursuit Anthony Berthou. Il n’est pas forcément nécessaire d’avoir fait dix ans d’études pour savoir comment équilibrer un petit déjeuner. Beaucoup de professionnels de la santé peuvent donc donner un conseil de premier niveau avant d’orienter éventuellement vers un spécialiste pour aller plus loin dans la démarche thérapeutique.»
L’initiative personnelle
Ces dernières années ont été marquées par la prolifération de maladies «civilisationnelles» directement liées au mode de vie, telles que les maladies cardiovasculaires ou l’obésité. Face à ce constat, le système d’étiquetage nutritionnel Nutri-Score semble encore bien seul comme indicateur accessible au consommateur lambda non initié. Parce qu’aucun «Plan alimentation» national digne de ce nom n’est actuellement promu en Belgique.
«Ce n’est pas faute de propager la bonne information, mais les mises en application suivent difficilement», reconnaît Jean Nève, qui a contribué avec le CSS à l’établissement d’un Plan national nutrition santé voici une quinzaine d’années. Le projet couvrait des thématiques comme la surcharge pondérale, la dénutrition, l’éducation du public mais aussi la dénonciation de la publicité pour la malbouffe…
«Ça va mieux aujourd’hui, mais Ferrero est toujours présent à la télévision, regrette Jean Nève, dont le Plan a un peu disparu de la circulation. Tout est très lent et c’est, entre autres, à cause des lobbys. Cette forme de marasme laisse finalement à chacun l’initiative de s’informer, de se former dans les lieux adéquats…»
Un manque de moyens
C’est en partie ce que font ce matin Joëlle, Jacky, Philippe et Patrice dans l’ancien hangar d’un revendeur de luminaires de la commune de Jette. Ces quatre seniors s’apprêtent à concocter leur premier plat commun, un stoemp carotte, sur les fourneaux de Cuisines de quartier, une asbl qui accompagne des groupes pour fricasser ensemble puis se répartir le fruit de leur travail.
A 11 h 30, la réunion de préparation porte sur les questions d’hygiène: l’alliance est tolérée, la charlotte obligatoire. Il ne s’agit pas ici d’un atelier de cuisine: la brigade est libre de choisir ses ingrédients, son mode d’approvisionnement (invendus, produits du marché ou bio) et sa méthodologie.
«Il existe une croyance selon laquelle la difficulté d’accès à une alimentation saine des populations plus précarisées est due à leur méconnaissance, place Amélie Daems, coordinatrice de l’asbl. C’est faux. Notamment parce que les maladies liées à la mauvaise alimentation sont beaucoup plus présentes dans les quartiers à faible revenu, où les habitants sont donc régulièrement en contact avec des spécialistes de la nutrition et savent ce qui est bon. Il s’agit plutôt d’un manque de moyens financiers, techniques, spatiaux, temporels, etc.»
Cuisines de quartier contribue à les combler en offrant l’outillage, l’espace et le temps. Puis compte sur la force collective pour la suite. «Toute discussion autour du contenu d’une assiette favorise la transmission de savoirs, les réflexions sur les infos entendues par ailleurs et une amélioration des connaissances personnelles.»
En cas de demande plus précise, l’asbl favorise d’abord l’entraide entre membres de ces groupes, tous désintéressés commercialement. «On fait ensuite appel à des spécialistes au discours accessible qui ne pratiquent pas un enseignement de surplomb.» Et qui n’ont pas six millions de followers.
«Vérifier la source»
Mathilde Touvier est directrice de l’équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle à l’Inserm, l’Institut national français de la santé et de la recherche médicale. En 2021, elle a participé à l’écriture du livre Fake news santé (Le cherche midi, 2021) qui s’attache à démêler le vrai du faux à propos de l’alimentation.
Quelle est la genèse de cet ouvrage?
L’alimentation est un acte du quotidien auquel tout le monde est confronté… et estime donc avoir un avis sur la question. Entre les réseaux sociaux et les intérêts financiers des entreprises, il s’agit en outre d’un terrain de jeu propice à la désinformation. On est donc partis de questions et de conseils présumés que l’on entend régulièrement, puis on a analysé l’état de l’art scientifique à leur propos. Cela concerne les produits laitiers, le vin, les régimes détox, le chocolat, le curcuma, les compléments alimentaires, le café, le citron congelé…
Le citron congelé?
Il y a récemment eu un engouement soudain pour le citron congelé, considéré comme un aliment miracle anticancer, l’information a même été relayée auprès de millions d’internautes. Si certaines études sur l’animal suggèrent parfois de potentiels bénéfices, comme pour le rythme circadien du jeûne dont il n’est pas aberrant de penser qu’il pourrait avoir un impact sur le métabolisme, absolument rien n’a en revanche été prouvé concernant le citron congelé.
Quels sont les réflexes critiques à adopter pour les non-initiés?
D’un point de vue scientifique, les diplômes (para)médicaux doivent rester le critère de confiance principal. Sur le Web, la première chose à faire est de vérifier la source de l’information et de faire prioritairement confiance à des organismes comme l’OMS, l’Inserm ou le Centre international de recherche sur le cancer. Il faut ensuite cerner à qui profite le message: y a-t-il un petit panier qui suggère l’achat de produits? Si oui: méfiance.