La chanteuse multiprimée pourrait appeler à voter pour le candidat démocrate et ainsi peser sur le choix d’une partie de ses fans… républicains.
Usher sera la principale vedette du show au retentissement planétaire prévu à la mi-temps du Super Bowl, la finale du championnat de football américain, le 11 février. Mais il ne sera pas la seule superstar à être scrutée ce soir-là. Beaucoup d’Américains guetteront dans les tribunes la présence de celle qui est entrée un peu plus dans la légende américaine le 4 février en remportant pour la quatrième fois, performance inégalée, le Grammy Award de l’album de l’année, Taylor Swift. Malgré un concert donné la veille à… Tokyo, l’artiste devrait rejoindre l’Allegiant stadium de Paradise, dans le Nevada, pour assister à la confrontation entre les 49ers de San Francisco et les Chiefs de Kansas City dont le joueur vedette est son petit ami, Travis Kelce.
Avoir derrière soi une personnalité adulée par une partie de la jeunesse, y compris républicaine, est un élément important.
La majorité des Américains y verra un nouvel épisode de l’histoire d’amour de deux super-héros. Des partisans de Donald Trump y décèleront une nouvelle preuve d’une opération menée par l’Etat profond au profit de Joe Biden. Taylor Swift rend en effet de plus en plus nerveux les militants du Make America Great Again (Maga), au point de crier au complot, et, sans que cela soit encore ostensible, l’ancien président. En 2020, l’artiste avait pris le parti du candidat démocrate en jugeant que son adversaire «avait attisé le feu de la suprématie blanche et du racisme». Quatre ans plus tard, elle a été sacrée personnalité de l’année 2023 par le magazine Time et chaque concert de sa tournée Eras Tour, lancée à partir de mars 2023 aux Etats-Unis, a boosté l’économie des villes et régions hôtes. Taylor Swift est devenue un véritable phénomène de société. Et son influence n’en est que plus importante.
Des positions anti-Trump
Alors qu’elle ne l’a pas encore fait, la simple hypothèse qu’elle exprime sa préférence pour Joe Biden en vue de l’élection présidentielle du 5 novembre prochain, ce qu’augurent ses prises de position antérieures, fait peur aux partisans républicains. «Elle truste les pages culturelles des médias. Elle figure dans leurs sections économiques en raison de l’impact de ses concerts. Et elle fait irruption dans la rubrique politique. C’est une façon de se faire encore davantage connaître, si c’était nécessaire. Ainsi, elle touche un public différent et encore plus large», résume Serge Jaumain, professeur à l’ULB et spécialiste des Etats-Unis. Sa parole politique est donc attendue, et redoutée.
Sa première prise de position publique remonte à 2018, quand elle prit parti pour le candidat démocrate pour le Sénat dans le Tennessee, Phil Bredesen, contre la républicaine Marsha Blackburn. Donald Trump était à la Maison-Blanche. Quand celui-ci a brigué un second mandat en 2020, elle a opté pour le ticket Joe Biden-Kamala Harris. «L’Amérique a une chance de commencer le processus de guérison dont elle a si désespérément besoin», a- t-elle exprimé, une indication assez claire sur son appréciation du mandat du président républicain. En 2022, elle s’est aussi indignée de la décision de la Cour suprême qui, sous forte influence des juges conservateurs nommés par Donald Trump, a révoqué le droit à l’avortement et l’a soumis à la législation des Etats. Les expressions politiques de Taylor Swift sont donc comptées mais elles comptent.
Le poids des fans
En prenant position, qui plus est sur des questions clivantes, un artiste court toujours le risque de se couper d’une partie de ses fans. Mais son cas est particulier. «Aux Etats-Unis comme ailleurs, à l’occasion de grandes campagnes électorales, on est habitué à voir des artistes prendre position, décrypte Serge Jaumain. Ils le font souvent dans une orientation qui est celle de la très grande majorité de leur public, par souci de ne pas perdre de fans. Avec Taylor Swift, qui est une chanteuse de country, c’est un peu différent. Selon les sondages, la majorité des personnes qui la suivent sont démocrates. Mais elle compte aussi dans son public une très forte minorité de républicains. Elle prend donc un risque économique en optant pour une position qui n’est pas celle de l’ensemble de ses fans. Elle est richissime, donc elle n’aura pas de problème. C’est tout de même un choix courageux.»
Apparemment partagé par son compagnon joueur de football américain. Les prises de position «politiques» de Travis Kelce sont plus rares. Il est tout de même apparu dans une publicité pour le vaccin Pfizer contre le Covid, ce qui n’est pas neutre dans le débat qui a agité les Etats-Unis au moment de la pandémie. Cela a valu cette formule de la part du chroniqueur David French qui rappelait, dans le New York Times le 4 février, que «pour les partisans du Make America Great Again, le couple Swift-Kelce exprime à lui seul le cocktail des affiliations les plus infernales: les démocrates et les vaccins».
Au vu de la composition de sa fanbase, Taylor Swift peut donc, théoriquement, toucher des personnes qui voteraient naturellement républicain mais seraient influencées par la parole de leur idole. Avec une autre finalité, l’influence de la chanteuse a pu être mesurée quand, en septembre 2023, elle a appelé ses fans sur Instagram (quelque 280 millions) à s’inscrire sur les listes électorales, hors préférence politique. Dans les 24 heures, 35 000 d’entre eux ont franchi le pas. Un effet similaire pourrait-il s’opérer auprès de jeunes républicains de l’Amérique rurale, comme certains observateurs le prétendent? Si c’était le cas, l’impact ne serait pas négligeable.
Des votes peut-être décisifs
«C’est d’autant plus important que, pour le moment, les deux candidats à la présidentielle peinent à mobiliser la jeunesse, en particulier Joe Biden. Il a beaucoup de difficultés à la séduire du fait de son âge, de son image, et aussi parce que de nombreux jeunes ne comprennent pas la position des démocrates sur le conflit israélo-palestinien. Avoir derrière soi une personnalité adulée par une partie de la jeunesse, y compris républicaine, est donc un élément important. On voit dans les sondages que Joe Biden et Donald Trump sont au coude-à-coude dans certains Etats. Un apport de quelques dizaines ou quelques centaines de milliers de voix permis par le positionnement de Taylor Swift pourrait avoir un rôle décisif dans l’élection», analyse Serge Jaumain.
Que la star incontestable de la musique country et une vedette reconnue du football américain, potentiel triple vainqueur du Super Bowl après deux premiers succès en 2019 et 2022, se rangent dans le camp de Joe Biden, voilà qui ferait mal à l’ego de Donald Trump. Une personnalité éminente de son équipe de campagne s’est récemment vantée que son «camp» bénéficiait toujours du soutien de Kid Rock, Ted Nugent et Jon Voight, rapportait David French. Mais à 53 ans, 75 ans et 85 ans, les deux chanteurs de rock et l’acteur ne font pas vraiment le poids face à la personnalité de l’année 2023 aux Etats-Unis et ses 34 ans.
«Donald Trump sait qu’une partie de son électorat suit cette chanteuse et qu’elle pourrait hésiter à voter à nouveau pour lui», précise le professeur de l’ULB. A contrario, si d’aventure Taylor Swift restait finalement muette sur son intention de vote, le scénario enchanteur imaginé pour Joe Biden ne pourrait-il pas se retourner contre lui? Serge Jaumain ne le pense pas. «Pour lui et pour son entourage, ce qui est en train de se passer est plutôt positif. Le simple fait de déjà laisser penser qu’elle pourrait se prononcer pour Joe Biden renforce son poids. Le président sortant et son équipe de campagne préféreraient évidemment qu’elle se déclare en sa faveur. Mais on voit bien, aussi, qu’il ne sert à rien pour les démocrates de faire une quelconque pression sur elle. Elle réagira en fonction de ce qu’elle estime devoir faire. Même si elle ne prenait pas position, ce qui pourrait arriver, le battage médiatique actuel serait quoi qu’il en soit très favorable à Joe Biden.»
La politique de l’image
Il n’est pas sûr non plus que la démocratie sorte forcément gagnante de cette «Taylor Swift dépendance». Que le vote d’une chanteuse, aussi influente soit-elle, puisse peser à ce point sur un scrutin d’une telle importance pour l’avenir du monde pose forcément question. «Si des centaines de milliers de personnes votent en fonction de la parole d’une artiste plutôt qu’en fonction du programme des candidats, c’est évidemment problématique, juge Serge Jaumain. Cette dimension est la principale source de crispations dans le camp trumpiste. Que certains électeurs attirés par son programme parce qu’il correspond à ce qu’ils pensent soient influencés par le choix d’une artiste vivant dans un autre monde, éloigné de la politique, peut être assez irritant. En même temps, c’est aussi le reflet d’une stratégie de l’image qui compte énormément dans la politique américaine.»
Donald Trump n’est pas le dernier à en avoir usé. Qu’il soit puni par où il a péché, dans l’Amérique hyperconservatrice à laquelle il s’accroche désespérément, résonnerait comme un ironique retour de bâton.