Dans les rues surchauffées de Bruxelles, et partout ailleurs en Belgique où le mercure atteint des records, la chaleur n’impose pas le même combat à tous. Cette inégalité est inscrite dans le corps, à la croisée de l’âge, du cœur, des glandes sudoripares et du passé thermique.
Le 1er juillet 2025, Le centre météorologique d’Uccle a enregistré 34,7 °C, un record pour cette date. La Belgique vit une intensification de la canicule depuis quelques jours. Le mercure a atteint des niveaux rarement observés. Dans les rues de Bruxelles, certains se traînent, cherchant l’ombre ou un vent approximatif. D’autres filent à vélo ou restent immobiles, comme imperméables à la fournaise. A température similaire, le stress thermique se distribue de manière inégale selon les individus. Et non, il ne s’agit ni d’endurants aguerris ni de volontés de fer: la chaleur révèle des écarts physiologiques profonds.
Le corps humain dispose pourtant d’un arsenal sophistiqué pour éviter la surchauffe. Dès que la température interne grimpe, les vaisseaux sanguins proches de la surface de la peau se dilatent (vasodilatation), favorisant la dissipation de chaleur par rayonnement. Parallèlement, les glandes sudoripares s’activent et produisent de la sueur, qui s’évapore en refroidissant la peau. Ce système de thermorégulation est efficace, mais loin d’être universel. Sa performance varie fortement selon les individus, ce qui explique pourquoi, à température égale, certains endurent la chaleur sans difficulté tandis que d’autres s’épuisent rapidement.
Plusieurs facteurs peuvent compromettre ce mécanisme. Lorsque l’air est très humide, la sueur s’évapore mal, rendant le refroidissement inefficace. Si la personne est déshydratée, elle ne peut pas produire assez de sueur. Et si son organisme transpire moins, comme c’est souvent le cas chez les personnes âgées, les enfants ou certaines personnes malades, le système se dérègle. L’excès de chaleur reste piégé dans le corps, provoquant une montée en température interne plus rapide.
Des différences inscrites dans le corps
L’âge constitue un facteur déterminant dans la manière dont le corps réagit à la chaleur. Chez les personnes âgées, la perception du chaud diminue, la sudation s’active plus lentement et les ajustements vasculaires sont moins efficaces. Ces limites physiologiques augmentent le risque de déshydratation et de coup de chaleur. Elles expliquent en partie les surmortalités observées lors des épisodes caniculaires. En 2022, selon le SPF Santé, la Belgique a enregistré plus de 400 décès supplémentaires durant les périodes de forte chaleur, principalement parmi les plus de 75 ans.
La morphologie influence la façon dont le corps gère la montée en température. Une personne corpulente produit davantage de chaleur interne, en raison d’une masse métabolique plus élevée. Or la surface de peau disponible pour dissiper cette chaleur n’augmente pas dans les mêmes proportions. Le rapport entre la surface cutanée et la masse corporelle, appelé ratio surface/masse, diminue à mesure que la corpulence augmente. Cela freine l’évacuation de la chaleur par la peau, et renforce la sensation d’étouffement. À l’inverse, un corps plus mince présente une surface d’échange relativement plus étendue, ce qui facilite le refroidissement. L’activité physique régulière améliore aussi cette tolérance. Elle augmente le débit sanguin cutané, accélère l’activation des glandes sudoripares et stabilise la température corporelle après exposition. Ces mécanismes limitent l’accumulation thermique et atténuent l’inconfort.
Certaines pathologies et traitements perturbent le fonctionnement du système thermorégulateur. Le diabète, les maladies cardiovasculaires, les troubles neurologiques ou rénaux modifient la gestion de la chaleur. Plusieurs classes de médicaments, parmi lesquelles les diurétiques, les bêtabloquants, les neuroleptiques ou les antihistaminiques, réduisent la sudation ou altèrent la perception de l’inconfort thermique.
Les travaux d’Eva De Clercq et Claire Demoury, chercheuses au pôle Santé et environnement à Sciensano, confirment que ces facteurs influencent directement la façon dont les individus ressentent la chaleur. «En étudiant les effets des températures extrêmes sur la population belge, on constate que les personnes atteintes d’asthme ou de troubles psychiatriques réagissent plus fortement à la chaleur que la moyenne. Les femmes âgées forment elles aussi un groupe particulièrement sensible. Les caractéristiques médicales et démographiques modifient la relation entre exposition thermique et impact sur la santé, y compris dans la manière dont la chaleur est perçue. On a l’impression qu’une personne supporte mieux la chaleur qu’une autre, mais ce n’est pas totalement vrai. C’est aussi une histoire de perception. Et quand une personne ressent moins les températures, elle a plus de risques de mal réagir, de ne pas s’hydrater suffisamment, ou de continuer à s’exposer au soleil.»
Acclimatation, environnement d’enfance et exposition prolongée
Une exposition régulière à un environnement chaud entraîne des ajustements progressifs qui rendent la chaleur plus supportable. Ce phénomène, documenté dans plusieurs études de physiologie humaine, repose sur des modifications mesurables. Le volume de sueur augmente, son déclenchement devient plus précoce, la température centrale diminue et la fréquence cardiaque se stabilise. Ces effets d’acclimatation sont observés aussi bien chez les sportifs que chez les travailleurs en climat chaud. Une étude menée sur des militaires français, exposés pendant quatre mois à des conditions désertiques, montre que ces adaptations perdurent jusqu’à six mois après la fin de l’exposition. Lors de tests en environnement contrôlé, ces soldats présentaient une fréquence cardiaque inférieure et une température corporelle plus basse que ceux restés en climat tempéré.
D’autres travaux indiquent que cette acclimatation est réversible. Une synthèse scientifique du même groupe conclut que les effets bénéfiques diminuent d’environ 2,5% par jour sans exposition continue à la chaleur. Au bout de cinq à sept semaines, l’organisme revient progressivement à ses paramètres initiaux.
«L’environnement dans lequel une personne a grandi influence aussi sa réponse à la chaleur. Les individus ayant passé leur enfance dans un climat tempéré chaud présentent une capacité de sudation plus développée et une régulation thermique plus stable à l’âge adulte. Des populations tropicales ayant vécu plusieurs mois dans un climat modéré vont avoir une baisse de l’efficacité de leur sudation, sans retour complet aux conditions d’origine. Ces résultats suggèrent que certaines adaptations sont partiellement réversibles, mais que l’exposition prolongée dans l’enfance crée une empreinte durable», expliquent les chercheuses.
Cette plasticité de l’organisme face au climat laisse supposer un rôle dominant de l’environnement. La composante génétique, quant à elle, reste difficile à isoler. Aucune mutation directement associée à la tolérance à la chaleur n’a été identifiée à ce jour dans la population humaine. Les variations observées entre groupes ou régions semblent donc moins liées à des héritages biologiques qu’à des effets d’accoutumance prolongée, d’habitudes de vie ou de caractéristiques morphologiques. L’adaptation à la chaleur apparaît ainsi comme un phénomène avant tout façonné par le contexte dans lequel le corps s’est construit.