Vivre sans pouvoir imaginer, ni même se remémorer, des objets ou des événements: tel est le quotidien des personnes dites aphantasiques. Une particularité intrigante dont la science a percé quelques mystères.
«Les yeux fermés, je n’ai pas d’image, pas de son, pas de ressenti. Rien […]. N’ayant pas du tout d’imagerie mentale, j’éprouve beaucoup de difficultés à me souvenir de ma vie, tout simplement. La plupart du temps, quand je vis quelque chose, c’est quasiment aussitôt oublié parce je ne n’ai pas le moyen de me plonger dans mes souvenirs». Matthieu Munoz, cofondateur du site Aphantasia Club n’a pas toujours su qu’il était aphantasique. Depuis son plus jeune âge pourtant, il vit sans réellement pouvoir faire appel à sa mémoire pour revoir certaines choses ou revivre certains événements à travers des détails, des couleurs, des odeurs… Dépourvu d’imagination, il est incapable de se représenter mentalement un objet, une personne, une scène, un paysage. Il ne vit “que” le moment présent.
Assez peu connue, l’aphantasie n’est pas une pathologie. Il s’agit d’une particularité cognitive que présente 1 à 3% de la population, selon les sources. Elle se caractérise par une difficulté, voire une incapacité, à produire des images mentales visuelles; avec des variations selon les individus comme la forme des objets, les couleurs, les visages et les relations spatiales. «Si je ferme les yeux pour penser à une pomme, explique Charlotte Langlais, autre cofondatrice du site, au média 20Minutes, si je pense à sa couleur, sa texture, le goût qu’elle a, son odeur, si j’essaye de la voir d’une quelconque manière… Je ne sais pas le faire. Je vais juste penser à une pomme car je n’ai aucun moyen de la voir dans ma tête». Un vécu que la jeune femme partage dans son livre “Aphantasia Club” (éd. Broché, 2021). Elle y explique pourquoi, contrairement à l’écrasante majorité de la population, tout reste noir dans sa tête quand elle ferme les yeux.
Aphantasiques: cerveau aveugle
Cette particularité que présentent peu d’individus n’a été découverte que récemment. En 2010, une équipe de chercheurs anglais a publié une première étude dans laquelle ils décrivent ce phénomène de “cerveau aveugle” observé chez un patient victime d’un accident vasculaire cérébral. Plusieurs personnes se sont alors reconnues dans la description de cette particularité cognitive. Certaines d’entre elles ont rapporté que d’autres membre de leur famille la présentaient également. La plupart ignoraient d’ailleurs que les phantasiques sont capables de former volontairement des images mentales aussi précises. Les recherches approfondies menées par la suite ont permis de mieux comprendre le phénomène.
L’IRM ne permettant pas de mettre en évidence ce déficit chez les individus présentant une aphantasie innée, plusieurs méthodes ont été développées. Des chercheurs de l’université de Bonn étudient les fonctions neurocognitives et les mécanismes neurobiologiques liés à l’aphantasie. Dans le cadre de leur projet de recherche “Aphantasia Bonn”, ils utilisent différentes méthodes, dont des expériences comportementales ou l’observation de réactions physiologiques. L’équipe a ainsi démontré que les personnes aphantasiques mettaient plus de temps que les autres à retrouver dans leur environnement un objet qu’on leur avait brièvement présenté auparavant.
Une autre équipe de chercheurs, australienne cette fois, a élaboré plusieurs outils de mesure, dont celui de la rivalité binoculaire. L’un de ces tests consiste à demander aux participants d’imaginer une lumière éblouissante, sachant que la pupille se contracte de la même façon lorsque l’œil est exposé à une lumière vive que lorsqu’elle est imaginée par le sujet. Or, ce réflexe n’est pas observé chez les aphantasiques. Un autre test consiste à faire lire ou écouter des textes effrayants et d’observer les réactions corporelles des participants. Seuls ceux capables de se représenter les scènes angoissantes décrites présentent des signes de stress.
Aussi tristes mais moins longtemps
D’étude en études, d’autres caractéristiques de l’aphantasie sont apparues. Le fait, par exemple, que la plupart des aphantasiques rêvent tout de même en image. Aussi : que la particularité peut être innée (congénitale) ou acquise, lorsqu’elle est liée à des lésions cérébrales (aphantasie organique). Les aphantasiques ont également leurs exacts opposés : les hyperphantasiques, capables d’imaginer et de se souvenir de manière particulièrement nette des formes, des couleurs, des sons et des odeurs. Des personnes qui embrassent souvent des carrières artistiques.
Moins capables de se remémorer les bons comme les mauvais souvenirs, ils seraient être moins enclins à ruminer, moins accablés à moyen et long terme.
Dans son témoignage, Mathieu Munoz donne d’autres exemples de la manière dont cette particularité affecte sa mémoire. Il explique par exemple qu’il éprouve d’importantes difficultés à se remémorer ses souvenirs d’enfance, ainsi qu’à les dater. Qu’il ne fait pas toujours la distinction entre ce qui lui a été maintes fois raconté et ce dont il se souvient vraiment.
Il a en effet été établi que l’aphantasie a un impact sur “une variété de processus sensoriels, cognitifs et émotionnels, qui peuvent affecter le traitement de stimuli complexes et la mémoire autobiographique, mais également la réactivité aux stimuli émotionnels», décrivent les chercheurs impliqués dans le projet “Aphantasia Bonn”. Moins capables de se remémorer les bons comme les mauvais souvenirs, les aphantasiques seraient moins enclins à ruminer, moins accablés à moyen et long terme. C’est en tout cas l’une des (nombreuses) hypothèses formulées à leur propos.
La science devra également répondre à des questions portant sur certains champs encore inexplorés. Les aphantasiques sont-ils capables de méditer? Sont-ils hypnotisables? «Il est tout à fait possible d’adapter les techniques d’hypnose ou de méditation à ces personnes, évalue Steven Laureys, neurologue et auteur de plusieurs ouvrages dont Cerveaugraphie: comprendre le cerveau en 100 dessins et schémas (éd.Hachette Pratique, 2022). On peut focaliser l’attention sur autre chose que l’imagerie mentale, sur la respiration ou la pleine conscience, par exemple». Si les pensées des aphantasiques ne sont pas “polluées” par les mauvais souvenirs et les images dérangeantes, ne peuvent-ils pas, justement, se passer de méthodes de relaxation? «Il n’y a pas que les images mentales qui peuvent être source de rumination. Les tracas et l’anxiété, auxquels n’échappent pas les aphantasiques, provoquent aussi cet état». La neuroplasticité du cerveau permet par ailleurs de travailler sur bien des tableaux pour permettre à ces personnes de développer de nouvelles fonctions cognitives, ajoute le neurologue.