Face au plafonnement annoncé de l’indexation des salaires en 2026, des travailleurs pourraient être tentés de recevoir plus d’avantages extralégaux. Mais dans la pratique, personne n’y gagne.
Les travailleurs gagnant plus de 4.000 euros brut par mois pourront-ils compenser le plafonnement de l’indexation de leur salaire par des avantages extralégaux? En théorie, un tel ajustement pourrait permettre, selon les cas, d’obtenir un pouvoir d’achat équivalent à ce qu’il aurait dû être sans l’application de cette mesure en 2026 –à supposer qu’elle entre bel et bien en vigueur dans les temps impartis–, vu les complications qu’elle génère. Les employeurs proposent en effet de plus en plus de rémunérations alternatives, bénéficiant d’un régime fiscal très favorable: chèques-repas, usage privé d’une voiture de société, remboursement des trajets domicile-travail, écochèques, budget mobilité, avantages non récurrents liés aux résultats…
Le hit-parade des rémunérations alternatives
Voici les avantages extrasalariaux les plus populaires en 2023 et leur progression depuis 2019, selon une étude de l’ONSS parue en mai dernier:
Pour les travailleurs qui en bénéficient, l’avantage le plus important sur le plan fiscal est l’usage privé d’une voiture de société (2.089 euros en moyenne en 2023), suivi des éventuelles primes de bénéfices (1.949 euros), des avantages non récurrents liés aux résultats (1.354 euros) et des titres-repas (1.217 euros). A l’exception des allocations familiales complémentaires et des chèques sport, culture ou cadeaux, le montant total accordé aux travailleurs salariés a augmenté pour toutes les catégories d’avantages depuis 2019. Par ailleurs, plus de 166.000 travailleurs ont bénéficié d’options sur actions en 2023, soit une progression de presque 40% depuis 2020. Si ce dispositif reste marginal, sa valeur moyenne s’élève à 10.906 euros, ce qui en fait l’un des avantages les plus importants par travailleur.
Une optimisation en vogue mais…
«L’optimisation salariale est de plus en plus demandée en Belgique, décrypte Joëlle Boutefeu, senior legal consultant chez Securex. Pour l’employeur, il y a bien sûr la volonté de ne pas augmenter de manière démesurée les charges salariales. Pour le travailleur, cela offre plus de flexibilité, comme le reflète très bien le succès croissant des plans cafétéria et du budget mobilité. Mais l’optimisation a ses limites. De manière générale, on ne peut de toute façon pas diminuer les salaires bruts des travailleurs. Et en ce qui concerne la mesure sur la non-indexation, les employeurs devront verser la moitié du gain à l’Etat. Cela signifie que s’ils compensent entièrement cette non-indexation, ce sera un coût supplémentaire.»
«Certains avantages perdent leur statut social et fiscal favorable lorsqu’ils remplacent un avantage existant.»
Dans le cas d’un salaire mensuel de 6.000 euros brut et d’une indexation de 2%, il n’y aurait donc qu’une différence de 20 euros par mois (en moins) pour l’employeur. «Il n’y a pas beaucoup de possibilités d’avantages extralégaux pour des montants aussi faibles, souligne l’experte. Il est vrai qu’à côté du salaire mensuel, la non-indexation produira aussi des effets sur d’autres éléments, comme le pécule de vacance et la prime de fin d’année. Un employeur pourrait alors imaginer une autre manière de verser cette dernière. Par exemple et lorsque c’est possible, via un plan cafétéria ou des warrants (NDLR: un instrument financier permettant d’acheter des actions à un prix déterminé, généralement dans le but de les revendre rapidement pour bénéficier de liquidités). Mais telle que présentée aujourd’hui, la mesure est déjà très complexe; il va falloir le temps que les entreprises la comprennent et la mettent en œuvre. Je ne pense pas qu’elles pourront directement procéder à de grands ajustements.»
Pour Veerle Michiels, legal adviser chez SD Worx, «la conversion d’une partie du salaire brut en formes alternatives de rémunération ne semble ni réalisable ni opportune, pour plusieurs raisons. Un: certains avantages, tels que la prime bénéficiaire ou le deuxième pilier de pension, ont un caractère collectif et n’apportent aucune solution au niveau individuel. Deux: d’autres avantages, tels que les chèques-repas, les écochèques, perdent leur statut social et fiscal favorable lorsqu’ils remplacent un avantage existant. Trois: la loi sur la protection des salaires impose des restrictions notamment sur le montant des avantages en nature. Enfin, l’accord budgétaire lui-même prévoit une limitation de l’octroi excessif d’avantages salariaux évalués forfaitairement, tels que la mise à disposition d’une voiture de société, de matériel multimédia, etc.»
20% d’avantages forfaitaires
C’est effectivement une sérieuse limite que pointe également Securex: dans un avant-projet de loi, le gouvernement souhaite taxer les avantages en nature forfaitaires lorsque ceux-ci dépassent 20% du salaire brut annuel (pour les dirigeants d’entreprise) ou de la masse salariale brute (pour l’ensemble des travailleurs, répartis par catégorie). Il s’agirait plus précisément d’appliquer une cotisation de 7,5% sur l’excédent. La mesure n’est pas encore en vigueur, mais limite indéniablement le champ des possibles. «Nous n’avons pas encore tous les détails mais dans les faits, on arrive vite à cette limite de 20%, en particulier dans les entreprises qui accordent presque systématiquement une voiture de société», avertit Joëlle Boutefeu.
Sur le plus long terme, l’augmentation d’avantages extralégaux au détriment du salaire n’est pas nécessairement un calcul gagnant. «Un salaire, entièrement soumis aux cotisations de sécurité sociale, permet aussi au travailleur de constituer des droits de pension», rappelle Veerle Michiels.
Et collectivement, les rémunérations alternatives affectent de manière substantielle la solidarité entre les travailleurs. «Les cotisations génèrent une solidarité à la fois horizontale et verticale, expose Quentin Detienne, professeur de droit de la sécurité sociale à l’ULiège. Horizontale, comme elles sont fixées selon un taux uniforme pour tout le monde; que l’on soit malade ou en bonne santé, jeune ou vieux, exposé ou non au risque de chômage. Et verticale, puisque depuis les années 1980 et jusqu’à tout récemment, les cotisations patronales étaient calculées sur un salaire déplafonné, contrairement aux prestations qui elles, restent limitées. Pour les gros salaires, une partie de leurs cotisations servait à financer les prestations sociales des autres, puisqu’elles ne leur offrent pas de contrepartie en termes de droits supplémentaires à la sécurité sociale.» Le gouvernement a cependant réintroduit un plafond en juillet dernier, au-delà duquel aucune cotisation n’est due. Fixé à 340.000 euros bruts par an, il ne concernerait cependant que 1.500 personnes, pour un manque à gagner estimé de 75 millions en 2026, selon le cabinet du ministre de l’Emploi, David Clarinval (MR).
Quel manque à gagner pour la Sécu?
Vu leur régime fiscal, les avantages extralégaux engendrent eux aussi un manque à gagner pour le financement de la sécurité sociale. «Selon des hypothèses qui peuvent être discutées, un de mes étudiants, dans un travail de fin d’année, l’avait chiffré à sept milliards d’euros en 2021, ce qui représente environ 13,5% du total des cotisations perçues cette année-là, explique Quentin Detienne. L’estimation est à prendre avec des pincettes, mais c’est énorme.» A première vue, il y a comme un paradoxe: d’un côté, les avantages extralégaux visent à réduire l’écart entre le coût salarial et ce que perçoit réellement le travailleur. De l’autre, ils augmentent a priori la contribution des salaires ordinaires au financement de la sécurité sociale.
«Ce qu’on donne aux uns, on le reprend autrement.»
N’est-ce pas le serpent qui se mord la queue? «Cette hypothèse ne serait correcte que si le manque à gagner pour la sécurité sociale était nécessairement comblé par une augmentation des cotisations, nuance le professeur. Or, on peut compenser un manque de recettes par une diminution des dépenses. Ou aller chercher des recettes ailleurs. Historiquement, on a d’ailleurs compensé la baisse de cotisations pour certains par une autre ressource qu’est la TVA, c’est-à-dire un impôt sur la consommation. Disons donc plutôt que ce qu’on donne aux uns, on le reprend autrement. Dans le cas de la TVA, elle affecte davantage les bas revenus. Comme elle pèse sur la consommation, c’est un impôt dégressif.»
L’économiste Philippe Defeyt plaide, lui, pour une grande réforme fiscale, susceptible de balayer l’ensemble des avantages extralégaux pour mieux réduire la différence entre le brut et le net. «Ce serait la seule manière de rétablir de l’équité entre les travailleurs. Or, c’est la direction opposée que l’on emprunte actuellement.» L’écart entre le brut et le net est à ce point perçu comme une fatalité qu’il consacre toujours plus le règne des avantages extrasalariaux, plutôt que la perspective, pourtant pas si utopique en y mettant les moyens, d’avoir plus d’euros en poche à la fin du mois.













