Les ordinations temporaires connaissent un engouement dans le pays. Otage du Hamas, Natthaporn Onkeaw s’était juré de se plier à ce rite s’il survivait à sa détention à Gaza. D’autres motivations à devenir moine à durée limitée sont moins honorables.
Suivi de ses parents, le futur moine s’avance lentement, enveloppé dans une robe orangée et pieds nus, sur un tapis étalé devant le temple de Ban Nong Sang, un village du nord-est de la Thaïlande dont il est originaire. Autour de lui, ses proches et les gens du coin, tous à genoux, joignent les deux mains entre lesquelles sont tenus des billets de 20 bahts (environ 0,50 euro), la monnaie nationale, qu’ils lui déposent à l’intérieur de son sac à bandoulière en guise d’offrande et de respect. Après avoir flirté avec la mort, Natthaporn Onkeaw a retrouvé le sourire et, symbole de dévotion religieuse, il tient un éventail en talipot à l’effigie de Bouddha.
Depuis les profonds souterrains de Gaza où, à aucun instant, il n’a entendu l’armée israélienne pilonner l’enclave palestinienne, cet ex-otage, qui figurait parmi les personnes enlevées le 7 octobre par le Hamas, implorait Bouddha chaque jour de sa rude détention pour qu’il le fasse sortir de l’«interminable cauchemar» enduré au cours duquel il a vu deux de ses compatriotes se faire abattre sous ses yeux. Alors Natthaporn Onkeaw en fit le serment: s’il parvenait à survivre, il enfilerait la bure couleur safran de moine bouddhiste.
Libéré fin novembre pendant le cessez-le-feu instauré entre le groupe islamiste et Israël puis rentré chez lui dans la province de Nakhon Phanom, ce Thaïlandais qui ramassait des agrumes dans un kibboutz près de la bande de Gaza a donc été ordonné le 15 janvier dans sa contrée natale. La veille, tradition oblige, on lui a rasé le crâne et les sourcils puis, le lendemain matin, jour de l’ordination, il a traversé sa bourgade, tout de blanc vêtu, jusqu’à la chapelle du temple. Au total, Natthaporn Onkeaw a passé sept jours à la pagode, avant de retrouver la vie laïque.
Après une semaine de vie monastique, «je me sens apaisé», confie l’homme au regard juvénile. Et d’expliquer que l’issue de cette expérience spirituelle est semblable à une renaissance. Il n’est pas le seul. D’autres anciens captifs thaïlandais sont entrés dans les ordres afin de remercier Bouddha d’être revenus sains et saufs, endossant les habits de moine pour un temps seulement. Huit Thaïlandais sont toujours entre les mains du Hamas. Et cinq autres ont été blessés au nord de l’Etat hébreu, le 4 mars, par des éclats d’une roquette tirée depuis le Liban.
Rite parmi les plus importants
En Thaïlande, où plus de 90% de la population est bouddhiste (5,4% musulmane et 1,2% chrétienne, selon le département d’Etat américain), se faire moine à une période de sa vie est monnaie courante. Les ordinations varient de un jour à toute une vie, en passant par plusieurs mois. Mais celles qui sont temporaires marquent un renouveau. Les raisons sont multiples: honorer la mémoire de quelqu’un, obtenir le pardon et, dans une société où la superstition et les croyances sont ancrées dans les us et coutumes, accumuler des mérites (punya), pratique qui consiste à réaliser des actions bienfaisantes pour s’entourer d’un bon karma, le reflet de nos actions antérieures.
Un homme qui n’a pas passé quelque temps sous la robe orangée n’est pas considéré comme “cuit”.
«L’ordination comme bonze compte parmi les rites les plus importants de la vie d’un Thaïlandais. Un homme qui n’a pas passé quelque temps sous la robe orangée n’est pas considéré comme “cuit” ; il n’est donc pas apte à se marier», écrivait Arnaud Dubus, journaliste et spécialiste du royaume, dans Thaïlande: histoire, société, culture (La Découverte, 2011). C’est l’un des passages essentiels de l’enfance à l’âge adulte. «Dans les mœurs, il s’agit d’une éducation morale que les jeunes hommes doivent suivre: ils étudient auprès des moines plus âgés et vivent loin du confort de leur famille afin d’acquérir des valeurs précieuses avant d’entrer dans la vie active et fonder une famille», précise Prakirati Satusut, professeur d’anthropologie à l’université Thammasat, à Bangkok. Par le passé, ces ordinations duraient trois mois lunaires, de juillet à octobre, période de retraite de la saison des pluies (Vassa). De nos jours, être ordonné pour une plus courte période est fréquent, particulièrement en ville, où les gens trouvent moins de temps à y consacrer. Néanmoins, «l’ordination fait partie du rituel de piété filiale que les enfants doivent accomplir et est probablement considérée comme le summum de l’acquisition de mérites. Les hommes sont censés devenir moines pour rester dans les normes sociales», ajoute l’anthropologue.
Ainsi, les parents de Chinnawat Maneerak étaient aux anges lorsque ce dernier fut novice de l’âge de 12 à 15 ans à Wat Molilokkayaram, temple en bordure du fleuve Chao Phraya, dans la capitale. «C’est ce que je pouvais leur offrir de mieux», lâche le gaillard aujourd’hui âgé de 23 ans. Il montre sur son mobile les photos de son ordination où l’on voit sa mère ravie et fière de son garçon en passe de s’initier au pali (la langue liturgique dans laquelle sont écrits les textes du bouddhisme), aux techniques de méditation et de se soumettre aux 227 règles de conduite ainsi qu’aux cinq préceptes stricts qui régissent la vie de moine bouddhiste. «Toute mère s’enorgueillit d’avoir un fils qui a franchi le pas», énonçait Arnaud Dubus dans son ouvrage. C’est par ailleurs une aubaine financière: grâce à l’ordination, les parents de Chinnawat Maneerak ont pu voir venir. Car pour les plus modestes, la vie monastique permet d’accéder à l’éducation. Comme pour Saharat Sukkhamla, qui fut novice puis moine de 12 à 23 ans. «Ma famille m’a demandé de me dévouer pour que ma petite sœur puisse aller à l’école», indique le jeune homme de 25 ans qui, aujourd’hui assistant parlementaire, ne regrette rien.
Un refuge opportun
Ordonné aussi à l’âge de 12 ans, en 2003, pour des motifs pécuniaires, Phra Suphachai, lui, n’a depuis jamais quitté son habit de religieux. Il est l’un des 123 novices et moines qui officient à Wat Saket, l’imposant temple dont le stupa, représentation aniconique du Bouddha, trône sur une colline de 75 mètres surplombant Bangkok. C’est désormais à son tour d’enseigner aux cadets. Notamment aux jeunes qui y restent quinze jours minimum. Près du hall des ordinations (ubosot) où un aîné corrige des copies de novice, Phra Suphachai affirme que cette tendance à la réduction du temps de pratique monacale n’est pas mauvaise, au contraire. D’après ce moine progressiste de 33 ans aux lunettes épaisses, la religion «doit s’adapter aux évolutions sociétales», et non l’inverse. Selon Phra Suphachai, ce qui nuit à la réputation d’un bouddhisme déjà entaché par des scandales de corruption ou d’agressions sexuelles, ce sont les notables qui ayant commis des méfaits entrent dans les ordres pour tenter de s’amender. Dans cette monarchie constitutionnelle d’Asie du Sud-Est, les moines sont considérés comme une caste supérieure. «Certains l’utilisent comme outil pour laver leur réputation», déplore-t-il.
«Comme de nombreux Thaïlandais croient que le bouddhisme est irréprochable, la religion offre une couverture facile pour les démêlés passés d’un moine avec la justice», analysait, en 2015, Thomas Borchert, professeur de religion à l’université du Vermont, aux Etats-Unis, dans la revue américaine Tricycle, dédiée au bouddhisme. Cet universitaire faisait allusion au politicien Suthep Thaugsuban, fer de lance du mouvement de protestation ayant appelé au dernier coup d’Etat, en 2014, et qui, après le putsch, était devenu moine, bien que poursuivi dans des affaires de malversation et d’abus de pouvoir. Ce n’est pas nouveau. Poussé à l’exil en 1973 par une révolte, le dictateur Thanom Kittikachorn revenait trois ans plus tard sous les habits de moine. «Même à l’époque du royaume de Rattanakosin (1782-1932), les généraux, guerriers et nobles des factions perdantes, lors des luttes intestines, se réfugiaient dans la vie monastique pour éviter d’être persécutés», rappelle l’universitaire Prakirati Satusut.
La religion offre une couverture facile pour les démêlés passés d’un moine avec la justice.
Une pratique ancienne
Si des personnalités ou puissants ayant eu un comportement répréhensible ont récemment fait les gros titres des médias après leur entrée dans la vie monastique, ce type d’ordination de courte durée devant un bûcher funéraire (Buat Na Fai) «est pratiquée depuis des siècles par les bouddhistes thaïlandais et ceux des pays voisins», abonde la chercheuse indépendante Katewadee Kulabkaew. Pourtant, selon le canon pali (la collection de textes du Theravada, branche du bouddhisme qui domine en Thaïlande), «l’ordination ne peut absoudre les péchés ni racheter les pécheurs, bien que certaines personnes [la] pratiquent pour dédommager les victimes de leurs torts», indique la spécialiste du bouddhisme thaïlandais. «Pour montrer à la société que l’on est sincèrement désolé et que l’on se soucie profondément de la personne décédée, on tente de lui rendre le plus grand des mérites [à travers l’ordination]», ajoute-t-elle.
En 2019, un riche homme d’affaires avait été ordonné pendant un mois après avoir tué un couple alors qu’il conduisait en état d’ivresse. Ce milliardaire avait versé 45 millions de bahts (1,2 million d’euros) à la famille des victimes et s’était personnellement occupé des enfants. Il était parvenu à gagner la sympathie de l’opinion publique, «qui avait perçu ses actes comme une compensation sincère et une preuve qu’il était à l’origine un homme bon ayant involontairement commis des péchés», retrace Katewadee Kulabkaew. Or, cette astuce ne fonctionne pas toujours, reprend la spécialiste. S’il y a claire intention de faire du mal, des preuves d’irresponsabilité ou de corruption, la population ne peut être convaincue: «Il faut plus qu’une tradition religieuse pour convaincre les Thaïlandais vivant dans une société moderne et informative de croire en votre innocence», affirme-t-elle, prenant exemple d’une femme ophtalmologue, percutée en 2022 par un jeune policier qui roulait en excès de vitesse. «Le père du policier avait tenté d’user de son influence pour classer discrètement l’affaire, provoquant l’indignation collective de la société et son fils à quitter la vie monacale après seulement trois jours d’ordination», raconte Katewadee Kulabkaew.
Pour une éditorialiste du Bangkok Post, «cette attitude fait plus de mal que de bien à la société, car elle renforce l’idée que n’importe qui peut se débarrasser de sa dette karmique en affichant publiquement sa contrition». Katewadee Kulabkaew estime, certes, que «cette tradition fait de la Thaïlande une société indulgente» mais que, «d’un autre côté, elle rend l’insouciance impunie et permet aux problèmes structurels, comme le déni de rendre des comptes ou la négligence par rapport aux mesures de sécurité, de perdurer». Pour elle, «c’est l’une des influences négatives de l’interprétation du bouddhisme à la thaïlandaise qui ont limité le développement de la Thaïlande».