L’étude prospective d’Elia sur notre consommation électrique d’ici 2050 fait réagir. Pour l’expert en énergie Damien Ernst, la vision du gestionnaire de réseau est trop étroite et manque d’ambition sur les nouveaux usages électriques. Eclairage.
La consommation en électricité verte va fortement augmenter dans les années à venir. Logique, puisqu’il faudra se débarrasser des énergies fossiles, c’est-à-dire arriver à la neutralité carbone d’ici 2050. Mais quels choix la Belgique va-t-elle devoir faire pour y parvenir? Le gestionnaire du réseau électrique haute-tension Elia vient de publier une étude prospective considérant plusieurs scénarios sur une période de 25 ans. Premier enseignement: la consommation électrique des Belges va doubler, voire plus que doubler (jusqu’à 135%) d’ici l’échéance de la neutralité CO2. On pourrait passer d’une consommation de quelque 80 TWh à une consommation de 180 ou 190 TWh.
Comment assurer cette hausse de la demande avec des solutions énergétiques durables? Elia envisage plusieurs pistes et pointe d’abord les récentes décisions politiques de développer l’éolien en mer et de prolonger les réacteurs de Doel4 et Tihange3. Mais cela ne suffira pas. Il manquera encore des dizaines de TWh (jusqu’à 60) d’ici 2035 et encore plus (jusqu’à 90) d’ici 2050. Parmi les solutions, Elia prône une accélération du développement des énergies renouvelables, des efforts de sobriété énergétique qui permettraient d’économiser 20TWh par an, mais aussi la construction de nouvelles centrales nucléaires et surtout – la piste la moins chère – l’investissement dans des parcs éoliens maritimes à l’étranger (le «far offshore»). Par contre, ne rien faire et dépendre des importations d’électricité serait l’option la plus coûteuse et se répercuterait inévitablement sur les factures énergétiques.
Que penser de cette étude publiée alors que le fédéral est toujours en pleine négociation pour former un gouvernement? Elle a évidemment le mérite d’exister, en mettant un peu la pression sur les partis en lice pour faire partie de l’exécutif. Pour Damien Ernst, spécialiste de l’énergie et professeur à l’ULiège, l’étude d’Elia manque néanmoins d’ambition. «Je pense qu’Elia sous-estime beaucoup les nouveaux usages de l’électricité, la vitesse avec laquelle la consommation électrique va augmenter et donc les investissements, observe-t-il. Or, entre le développement de l’intelligence artificielle et les voitures en surface qui seront toutes électriques, la demande sera beaucoup plus grande que celle estimée dans l’étude. Mais, pour Elias, il est peut-être difficile vis-à-vis des politiques de dire que la consommation va augmenter d’au moins 200%. »
Le professeur Ernst ajoute que le problème des visions à long terme est la difficulté de prédire quels seront tous les nouveaux usages en électricité et les grands changements dans le secteur de l’énergie qui évolue très vite depuis quelques années. Les surprises se succèdent chaque semaine: l’énergéticien américain Constellation vient ainsi d’annoncer la relance de la centrale de Three Mile Island en Pennsylvanie, tristement célèbre pour avoir été le théâtre du plus grave accident nucléaire de l’histoire des États-Unis, et ce afin de fournir de l’électricité à Microsoft pour ses datas centers consacrés au développement de l’IA. Au rayon changements, l’énergie photovoltaïque et le stockage en batterie deviennent de moins en moins chers, ce qui permet notamment de faire émerger de nouveaux modèles de pointe comme les carburants synthétiques produits à parti de l’énergie solaire. Mais cela n’est pas pris en compte dans l’étude d’Elia.
«En complément des énergies renouvelables, les parcs de batteries deviendront un élément très important du mix énergétique, relève Damien Ernst. Ils permettront de stocker l’énergie excédentaire pendant les journées très ensoleillées et venteuses ou pendant les heures de moindre consommation pour les réinjecter plus tard dans le réseau. Cela aurait dû être mieux développé dans l’étude car les batteries seront cruciales pour résoudre les problèmes de gestion aux heures de pointe énergétiques.»
Quant à la construction de nouvelles centrales nucléaires, cela paraît une évidence pour l’expert liégeois. Les bons constructeurs sont légion, entre autres les Coréens avec leur modèle APR-1400, qui ont construit plusieurs centrales à Barakah, aux Emirats-Arabes-Unis, en six ans. «Le problème du nucléaire n’est pas la construction des réacteurs mais l’amateurisme des politiques y compris les pro-nucléaire, souligne Ernst. Ils ont tous un avis à donner, un peu comme sur l’équipe nationale de foot, mais aucun n’avance un plan concret, même de quelques pages…»
Quant à la sobriété évoquée par Elia, Damien Ernst n’y croit pas. «Dans tous les cénacles nationaux ou internationaux, les Européens ont dit non à une économie de la décroissance ou de la sobriété. Les électeurs européens ont été très clairs là-dessus en juin. C’est malgré tout très européen d’envisager la décroissance énergétique. Les Chinois et les Américains n’en parlent pas du tout dans leurs plans énergétiques. On peut d’ailleurs déjà prédire que la demande pour les voitures électriques sera plus grande que celle estimée par Elia, surtout lorsqu’on aura des voitures autonomes. Ces voitures seront beaucoup plus agréables à utiliser. Dès lors, les gens se déplaceront davantage.»
L’avenir électrique dépendra aussi des investissements dans la mutualisation du potentiel renouvelable sur de grandes surfaces géographiques, avec des pays voisins et même sur d’autres continents. Cela permet d’être moins dépendant des fluctuations locales du solaire et de l’éolien. Un exemple prometteur: l’EuroAsia Interconnector, un projet de ligne en courant continu haute tension destiné à relier les réseaux électriques de trois pays, la Grèce, Chypre et Israël. Financé par l’Union européenne, il s’agira du plus long câble haute tension du monde (1.240 kilomètres), enfoui à 3.000 mètres de profondeur.