lundi, mars 31

Ekrem Imamoglu est le principal opposant au président Erdogan. Son arrestation pour «corruption» par la justice s’assimile à une éviction de la course à l’élection présidentielle. Mais la contestation est forte.

Il est la figure la plus populaire du principal parti d’opposition au président turc Recep Tayyip Erdogan. Ekrem Imamoglu, le maire d’Istanbul depuis 2019, a été interpellé le 19 mars, incarcéré quatre jours plus tard sous l’accusation de «corruption», et suspendu de ses fonctions. Depuis, à Istanbul, à Ankara et dans plusieurs villes du pays, les partisans du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate) protestent chaque soir contre le pouvoir.

La veille de son interpellation, Ekrem Imamoglu avait vu son diplôme universitaire, obtenu dans un établissement du nord de Chypre occupé par Ankara, invalidé par l’université d’Istanbul pour de présumées irrégularités dans le transfert de l’un à l’autre. En Turquie, un diplôme est requis pour pouvoir se présenter à l’élection présidentielle. Or, telle est l’intention du maire d’Istanbul. Un vote des militants et sympathisants du CHP (quinze millions de personnes y ont participé) a validé sa candidature le 23 mars. Les ennuis judiciaires et administratifs d’Ekrem Imamoglu tombent donc à point nommé pour éliminer «le» candidat qui pouvait empêcher le maintien au pouvoir de celui qui règne sur la Turquie depuis 2003 (onze ans et demi comme Premier ministre, dix ans et demi comme président). Mais n’est-ce pas le coup de force de trop pour Recep Tayyip Erdogan? Eléments de réponse avec Dorothée Schmid, chercheuse, responsable du programme Turquie et Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales (Ifri), et Nicolas Monceau, maître de conférences en science politique à l’université de Bordeaux et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes – Georges Dumézil (Ifea) à Istanbul.

1. La justice est-elle instrumentalisée?

«Au-delà d’un certain seuil d’opposants arrêtés, on peut soupçonner que la justice soit fortement biaisée en faveur du pouvoir. En l’occurrence, c’est le compétiteur principal de Recep Tayyip Erdogan pour l’élection présidentielle qui a été arrêté avec une accumulation de charges contre lui assez exceptionnelle. On a le sentiment qu’on ne lui laisse aucune échappatoire», analyse Dorothée Schmid.

«L’indépendance de la justice est questionnée en Turquie depuis longtemps, notamment après la réforme constitutionnelle de 2017, souligne Nicolas Monceau. Deux accusations ont été portées contre Ekrem Imamoglu: corruption et terrorisme. La seconde n’a pas été retenue, ce qui montre que la justice peut aussi prendre une décision que l’on n’attendrait pas nécessairement dans ce contexte. Il est prématuré pour l’instant d’affirmer que la justice sera ou non indépendante dans ce dossier. Il faudra voir comment évolueront l’accusation, les charges lors de l’éventuel procès qui sera intenté contre le maire d’Istanbul et ses collaborateurs.»

«Les manifestants protestent aussi contre le fait que les élections ne seront plus libres à l’avenir en Turquie.»

2. Est-ce un cap supplémentaire dans la répression?

«Certainement, avance Dorothée Schmid, puisque c’est la figure la plus brillante du principal parti d’opposition qui est arrêtée et qui est en passe d’être neutralisée politiquement. Ekrem Imamoglu est envoyé en prison. Il y aura un procès. Or, le timing des procès compte toujours beaucoup en Turquie. L’imprévisibilité règne. Les processus judiciaires sont souvent très hachés. Il existe un précédent: Selahattin Demirtas, le président du parti prokurde HDP, fut envoyé en prison en 2016 et n’en est pas encore sorti. Là, on a atteint le niveau le plus élevé possible du système de neutralisation qui consiste à mettre les politiciens talentueux derrière les barreaux.»

Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul depuis 2019, réélu en 2024, et candidat désigné à l’élection présidentielle de 2028. © GETTY

3. La situation peut-elle dégénérer?

«Les manifestations sont très importantes et, à ce stade, se poursuivent dans les grandes villes de Turquie. La jeunesse est fortement mobilisée, notamment dans les universités. Des heurts avec les forces de sécurité ont eu lieu. Ils pourraient dégénérer, décrypte Nicolas Monceau. On pourrait assister à une situation qui fasse penser à celle des manifestations dites « du parc Gezi », en 2013. Elles avaient duré plusieurs semaines à Istanbul, et s’étaient étendues à Ankara et dans beaucoup de grandes villes. Le bilan avait été assez lourd: sept morts, de nombreux blessés, et beaucoup d’arrestations. C’est un risque possible. Cela étant, la situation politique est différente.»

«On sait que la société turque est clivée depuis longtemps, ajoute Dorothée Schmid. Recep Tayyip Erdogan tient aujourd’hui un discours de soutien à la démocratie par la justice. Il présente le processus judiciaire comme un élément d’un environnement démocratique, alors que ce qui lui est précisément reproché, c’est d’instrumentaliser la justice. Les manifestants dans les rues protestent à la fois contre cette justice biaisée mais aussi contre le fait que les élections ne seront plus libres à l’avenir en Turquie. Or, ça, c’était le pilier de la démocratie selon Erdogan. Il est beaucoup plus facile pour lui de jouer sur les préventions de « corruption » retenues contre Ekrem Imamoglu dans une période de crise économique rampante où le pouvoir d’achat va très mal, où l’inflation est très haute… Les scandales financiers ont toujours un écho important dans la population. Recep Tayyip Erdogan continue de tenir un discours sur la défense de la démocratie par la justice alors qu’en face, la définition des fondamentaux démocratiques est différente. Ces deux camps s’affrontent avec aucune possibilité de se mettre d’accord.»

«Ce que fait Erdogan semble peu de chose comparé à la dérive illibérale aux Etats-Unis et à la victoire préparée de Poutine en Ukraine.»

4. Le régime change-t-il de nature?

Vice-président du CHP, Ilhan Uzgel soutient que la Turquie est passée «d’un autoritarisme compétitif à un autoritarisme non compétitif». Les élections ne seraient plus suffisamment libres pour garantir une forme de démocratie. Se dirige-t-on vers une autocratie?

«C’est déjà la cas depuis la réforme de 2017 qui a présidentialisé le régime à outrance, insiste Dorothée Schmid. Je vous rappelle qu’il n’y a pas de Premier ministre en Turquie. Aujourd’hui, en réalité, tout remonte au président. Dès lors, se pose la question de l’usure du pouvoir. Recep Tayyip Erdogan a mené beaucoup de combats politiques. Il a vieilli. Il avait dit en 2023, quand il s’est présenté à l’élection présidentielle, que ce serait sa dernière campagne. Tout le monde s’attendait à ce qu’il y ait une transition, à ce qu’il présente un dauphin, et pour le moment, ce processus n’avance pas du tout. On a affaire à un autocrate vieillissant dont l’action mène à un pourrissement du régime. Il pourrait être à l’écoute de sa population. Mais visiblement, il a perdu le contact avec le terrain. Sa base électorale s’est beaucoup érodée. On l’a vu lors des dernières élections municipales. Il s’imagine encore être majoritaire dans le pays alors qu’apparemment, ce n’est plus le cas.»

«Cette situation montre aussi qu’il n’a pas réussi à structurer l’AKP de manière qu’il soit le parti incontournable dans le paysage politique turc, ce qu’est en train de redevenir le CHP. Si Erdogan avait réussi à mieux tenir sa communauté au sein de l’AKP et à mieux préparer sa succession, il ne devrait pas recourir à tous ces expédients antidémocratiques pour s’assurer de rester au pouvoir», complète la chercheuse de l’Ifri.

«Des observateurs évoquent un régime politique qui évolue vers une autocratie ou un régime autoritaire. Les événements observés depuis quelques semaines traduisent effectivement une évolution, développe Nicolas Monceau. Si on s’inscrit dans cette vision, jusqu’à la semaine dernière, on pouvait évoquer un autoritarisme compétitif ou une autocratie compétitive dans le sens où il y a avait des élections, avec plusieurs candidats de différents partis. Désormais, avec la mise à l’écart d’Ekrem Imamoglu et la répression de l’opposition politique libérale et républicaine, plusieurs observateurs soulignent que l’autocratie compétitive est devenue une autocratie tout court, ou un régime autoritaire puisqu’il n’y a plus d’opposition en mesure de représenter une alternative politique lors d’élections.»

Recep Tayyip Erdogan en «père de la nation»: une prétention de plus en plus contestée en Turquie. © GETTY

5. Des pressions peuvent-elles influer?

«Avec l’Union européenne, le rapport de force est plutôt « favorable » à la Turquie, commente Nicolas Monceau. Elle est considérée comme un acteur majeur sur une problématique essentielle aujourd’hui, la défense et la sécurité européennes. Ankara fait savoir qu’elle peut jouer un rôle très important face à la menace russe. Cela peut mettre les Européens dans une position difficile, entre, d’un côté, condamner les dérives autoritaires du pouvoir en Turquie et, de l’autre, coopérer et inclure la Turquie dans la construction de cette Europe de la défense en tant qu’Etat membre de l’Otan.»

«On a très peu de leviers sur Erdogan. La Turquie ne fait pas partie de l’UE. On n’a pas de moyens de contrôle sur ce qui se passe dans la vie politique turque. Quant aux Etats-Unis, ils ont quasiment donné un blanc-seing au président turc en insistant sur le fait qu’ils n’avaient pas à interférer dans les affaires intérieures turques. Un levier pourrait être exercé sur Erdogan par rapport à son image. Mais aujourd’hui, la scène politique internationale est tellement dramatisée par les événements russo-ukrainiens et par l’attitude de l’administration Trump que ce que fait le président turc semble vraiment très peu de chose par rapport à la dérive illibérale aux Etats-Unis et à la victoire préparée de Vladimir Poutine en Ukraine. On pourrait avoir un levier économique. L’économie turque dépend beaucoup de l’UE. Le problème est que les économies européennes vont très mal. Et on n’a pas vraiment de capacités pour sanctionner la Turquie. Des financements de préadhésion à l’UE existent toujours. Mais ce sont des mécanismes assez lourds à arrêter. Et depuis quelques années, la Turquie compte aussi sur des financements qui viennent d’autres Etats de la région, les pays arabes du Golfe et la Russie via les prix que celle-ci pratique sur son gaz.

 

Comment Erdogan compte se représenter

L’arrestation d’Ekrem Imamoglu s’inscrit dans une confrontation qu’on pressentait avec Recep Tayyip Erdogan lors de l’élection présidentielle fixée officiellement en 2028. Or, le texte de la Constitution, modifié en 2017, empêche un candidat de briguer un troisième mandat (ce qui serait le cas pour Erdogan, qui en a déjà exercé trois, mais seulement deux depuis la réforme constitutionnelle) à une exception près: la convocation d’une élection présidentielle anticipée.

Maître de conférences en science politique à l’université de Bordeaux, Nicolas Monceau pense que c’est cette procédure qu’utilisera Recep Tayyip Erdogan s’il entend s’accrocher au pouvoir. «Le mouvement répressif actuel peut laisser supposer que la Turquie s’achemine vers des élections présidentielle et législatives anticipées avant 2028 pour permettre le maintien au pouvoir d’Erdogan. Mais cela suppose plusieurs étapes. Le Parlement est dominé par une alliance entre l’AKP et le MHP (NDLR: Parti d’action nationaliste, d’extrême droite). Cette majorité devrait soutenir pareille initiative si elle était présentée.»

Chercheuse à l’Institut français des relations internationales, Dorothée Schmid pense plutôt que le président turc tentera de faire adopter une nouvelle réforme constitutionnelle. Dans ce cas, il pourrait à nouveau exercer, s’il était élu, deux nouveaux mandats…

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