Malgré les sondages et les prédictions, les scrutins peuvent toujours prendre une tournure inattendue. Et si les électeurs réservaient de grosses surprises, à l’occasion du dimanche électoral?
«La Belgique ingouvernable.» On imagine déjà les titres et les analyses, face aux résultats des élections. Le scénario semble cousu de fil blanc, à bien des égards. Le fossé se creusera encore, entre les aspirations des électeurs néerlandophones et francophones. Les premiers, s’inscrivant dans une tendance de fond qui dépasse largement les frontières belges, placeront un parti d’extrême droite en première position. Les seconds, faisant figure d’exception, résisteront à ses sirènes, disposés qu’ils sont à voter à gauche, voire à l’extrême gauche.
Pendant ce temps, comme à l’accoutumée, la participation au pouvoir fera payer un lourd tribut aux écologistes, tandis que la cure d’opposition et le processus de refondation auront permis aux Engagés de se refaire une santé. Socialistes et libéraux se disputeront le leadership côté francophone, pendant que la plupart des partis traditionnels assisteront au désastre du côté néerlandophone.
Voici, dans les grandes lignes, le récit tel qu’il est censé se produire si on se fie à l’air du temps. A moins que les choses ne se passent pas comme prévu. Et si l’histoire s’écrivait de manière inattendue? On peut alors se mettre à la concevoir sous forme d’utopie ou de dystopie, selon la tournure plus ou moins cauchemardesque qu’elle prendra. Et imaginer les grains de sable qui enrayeront la mécanique.
Et si les sondages s’étaient trompés?
On peut aussi le prédire avec une quasi-certitude: «Les sondages se sont encore bien plantés» fera tout prochainement partie des observations qu’il sera de bon ton de formuler. Les responsables politiques aiment à déclarer qu’ils n’y accordent guère d’importance, tout en y prêtant un œil attentif avant les élections, pour aussitôt, après, les décrédibiliser.
Quelques cas d’école demeurent inscrits dans les mémoires. En 2002, pas grand monde n’avait prédit que Jean-Marie Le Pen passerait au second tour de l’élection présidentielle française, pas plus que Donald Trump accéderait à la Maison-Blanche en 2017.
On se souvient plus volontiers des plantages magistraux que des estimations qui se sont vérifiées. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres, mais en 2019, en Belgique, un dernier sondage, publié une semaine avant le scrutin, n’avait pas trop mal jaugé l’opinion en plaçant les écologistes en tête à Bruxelles, devant les socialistes et les libéraux. En Wallonie, le trio de tête formé par le PS, le MR et Ecolo avait également été prédit. Le succès du PTB avait été quelque peu sous-évalué, de même, d’ailleurs, que la déculottée du CDH. En Flandre, ce sondage de fin de campagne avait brossé un tableau un peu moins précis, n’anticipant pas la deuxième position du Vlaams Belang, tout en gonflant légèrement la vague verte.
Tel est le lot des sondages: ils se trompent toujours, par définition, ou ne se trompent jamais, c’est selon. Il est sans doute de la responsabilité de ceux qui en font usage, les médias d’information en premier lieu, de les présenter pour ce qu’ils sont.
Tel est le lot des sondages: ils se trompent toujours, par définition, ou ne se trompent jamais, c’est selon.
Les sondages se trompent toujours parce que nécessairement, ils ne peuvent prédire avec exactitude les résultats des urnes, peinent à évaluer la proportion d’abstentionnistes, se concentrent sur les partis en place et peuvent induire des attitudes auprès des électeurs. Mais ils ne se trompent jamais, parce qu’ils ne font que traduire des intentions de vote (et non des votes) exprimées à un moment donné au sein d’un échantillon représentatif, sans être prédictifs et moyennant des marges d’erreur.
Les sondages ne sont rien de plus que des sondages, donc. Partant, il est théoriquement possible d’imaginer tout et son contraire, jusqu’aux retournements les plus improbables de l’opinion: une dérouillée du Vlaams Belang, un gigantesque plébiscite de DéFI en Wallonie, un score stalinien pour le PTB à tous les niveaux de pouvoir, etc.
Et si l’extrême droite perçait partout?
On voit déjà la presse internationale s’intéresser à la Belgique francophone, ce confetti refusant toute déferlante d’extrême droite. Mais la chose est-elle acquise pour autant? Les politologues spécialisés dans les populismes le répètent souvent: ce n’est pas parce que la montée de l’extrême droite ne se matérialise pas dans les urnes que ses idées ne percolent pas, notre territoire n’étant pas plus immunisé qu’un autre à leur circulation.
Plusieurs raisons expliquent cette difficulté à percer: un cordon sanitaire politique et médiatique, un manque historique de structuration, un milieu antifasciste assez actif, la captation d’un certain vote antisystème par le PTB ou encore, c’est loin d’être un détail, une difficulté à constituer un récit identitaire.
L’extrême droite francophone a déjà occupé des sièges, dans les années 1990 et au début des années 2000.
Mais ce n’est pas pour rien, par exemple, que le président du PS, Paul Magnette, soulevait en mars la menace potentielle représentée par le parti d’extrême droite Chez Nous. Structurée, justement, cette formation se présente aux élections fédérales dans toutes les circonscriptions wallonnes et aux élections régionales dans les circonscriptions des provinces de Liège et de Hainaut. Le parti est-il en mesure de décrocher des sièges? Sous d’autres avatars, l’extrême droite francophone en a déjà occupé, dans le courant des années 1990 et au début des années 2000.
Un vote massif, cette fois, reste difficile à concevoir. Mais, très actif sur les réseaux sociaux, présent physiquement sur le terrain, adoubé par le Vlaams Belang (qui a choisi de ne pas le concurrencer en Wallonie) et des formations d’extrême droite de pays voisins, le parti Chez Nous pourrait éventuellement créer une des petites surprises du scrutin, en atteignant le seuil électoral dans l’une ou l’autre circonscription. C’est une réalité qui, le cas échéant, sera globalement passée sous les radars médiatiques et mettra à mal cette réputation de «village gaulois» qui colle au sud du pays.
Et si le MR était vraiment premier?
Ses adversaires –et quelquefois des membres de sa propre famille politique– aiment à dire de lui qu’il est trop impulsif, déloyal et clivant. Mais Georges-Louis Bouchez pourrait être en passe de réussir son pari: devenir incontournable, tout simplement.
Plus d’un président de parti rêve de l’envoyer dans l’opposition à divers niveaux de pouvoir lors de la prochaine législature. C’est ce qu’impliquent «les coalitions les plus à gauche possible» que Paul Magnette (PS) a maintes fois appelées de ses vœux. Jean-Marc Nollet, coprésident d’Ecolo, l’a pour sa part exprimé à plusieurs reprises: «se passer du MR» fait clairement partie des scénarios privilégiés par les verts.
Le président du MR a raison lorsqu’il considère que, malgré le fait qu’il ne prête pas trop d’attention aux sondages, son parti est la seule composante de la Vivaldi (avec Vooruit) qui se maintient ou progresse dans les intentions de vote. L’enquête réalisée par Ipsos et publiée par Le Soir et RTL fin mai, malgré les marges d’erreur et les limites de l’exercice, permet aux libéraux francophones de nourrir des espoirs. Le MR y faisait jeu égal avec le PS en Wallonie et arrivait en tête à Bruxelles, devant le PTB et loin devant le PS (au-delà de la marge d’erreur, en l’occurrence). Un sondage réalisé par Cluster17 pour RTL parvient à des conclusions similaires.
Ce qu’on retient moins de ces sondages, c’est que pratiquement un répondant sur trois s’y déclare indécis. Dès lors, l’incertitude persiste et le jeu demeure très ouvert jusqu’à l’annonce des résultats finaux. Cela est d’autant plus vrai à la Région bruxelloise, où les interprétations des coups de sonde doivent s’effectuer avec davantage de pincettes encore qu’ailleurs. Les observateurs savent, au demeurant, que les prévisions ont souvent tendance à être défavorables au PS, qui dispose plus que les autres d’une faculté à mobiliser ses troupes en fin de campagne.
Les axes PS/N-VA et MR/N-VA, qui nourrissent quelques fantasmes, demeurent envisageables.
Quoi qu’il en soit, la possibilité existe réellement pour le MR d’avoir la main, du côté francophone du pays, où la prédominance du PS semblait couler de source il n’y a pas si longtemps. Dans la Belgique fédérale, tout est un subtil jeu d’équilibres et de vases communicants. A Bruxelles, le PTB en ascension, conjugué au recul du PS et d’Ecolo, ne ferait que rendre le MR plus incontournable. En Wallonie, la constitution prévisible d’un Olivier (PS, Ecolo, Les Engagés) serait mise à mal. Au fédéral, la notion de famille politique pourrait, en revanche, être plus défavorable aux libéraux, du moins si l’infortune de l’Open VLD se confirme, pendant que l’ascension de Vooruit permettrait aux socialistes de conserver leur prédominance.
De son côté, le président de la N-VA, Bart De Wever, ménageait tout récemment les différentes options en acceptant la «main tendue» de Georges-Louis Bouchez, favorable à une plus grande autonomie (ou responsabilisation) financière des Régions. Les axes PS/N-VA et MR/N-VA, qui nourrissent quelques fantasmes, demeurent donc l’un comme l’autre envisageables.
Et si le PTB l’emportait à Bruxelles?
On rêve sans doute, au PS comme ailleurs, de voir les espoirs du PTB-PVDA douchés le 9 juin au soir. Il est pourtant très probable que le parti de gauche radicale progresse, assez nettement même, dans les trois Régions du pays. Quitte à arriver en tête en Région bruxelloise?
Hormis peut-être dans la tête des dirigeants communistes, c’était inconcevable lors de tous les précédents scrutins. Aux élections fédérales de 2019, malgré une progression, le PTB-PVDA était le quatrième parti de Wallonie et de Bruxelles, le septième en Flandre. Le voilà qui peut aspirer à la première position, dans la capitale du moins.
Si le scénario, imprévu mais prévisible, se confirme, le PTB-PVDA n’en sera pas devenu plus fréquentable aux yeux des autres partis.
Malgré les précautions d’usage (bis repetita), plusieurs sondages sont arrivés à cette conclusion au cours des derniers mois. Le Grand baromètre du Soir et de RTL, en décembre dernier, et la grande enquête préélectorale dévoilée par Le Vif en février donnaient tous deux le PTB-PVDA en tête à Bruxelles. Parmi les raisons de ce succès possible, outre celles qu’on peut avancer dans les autres Régions, il est possible que la capitalisation du parti de gauche sur le conflit au Proche-Orient, ces derniers mois, trouve un écho auprès d’un électorat bruxellois sensible à la cause palestinienne.
Si le scénario, imprévu mais prévisible, se confirme, le PTB-PVDA n’en sera pas devenu plus fréquentable aux yeux de l’écrasante majorité des autres partis, pas plus qu’il n’aura lui-même envie de s’associer à eux. La probabilité de le voir intégrer des gouvernements est proche de zéro, indubitablement. Mais puisqu’avant les élections, il est permis de tout imaginer, on peut aussi partir du principe qu’aucune perspective ne doit définitivement être évacuée.
Et si tout se réglait rapidement?
Entre les élections du 13 juin 2010 et la formation du gouvernement Di Rupo, 541 jours se sont écoulés. Entre celles du 25 mai 2014 et la naissance du gouvernement Michel, nettement moins: 139 jours. Mais entre le scrutin du 26 mai 2019 et l’avènement de la Vivaldi, 494 jours. La suite logique voudrait que le prochain gouvernement fédéral, éventuellement ceux des entités fédérées aussi, mettent beaucoup de temps à voir le jour. Tout l’indique, à vrai dire: la dispersion des voix entre de nombreux partis, les succès annoncés du Vlaams Belang et du PTB-PVDA, les inimitiés diverses, le calendrier électoral, qui veut que des élections locales se tiennent en octobre prochain.
Etablir un lien causal entre les atermoiements du passé et les difficultés à venir pourrait aussi être trompeur.
Mais établir un lien causal entre les atermoiements du passé et les difficultés à venir pourrait aussi être trompeur. Il n’est pas interdit d’envisager que des coalitions se forment rapidement, dans les entités fédérées, par exemple, parce que les résultats électoraux le permettront. En 2020, les présidents de parti étaient nombreux à être nouvellement désignés. Désormais, les protagonistes se connaissent mieux.
On se souvient aussi que les deux longues crises de l’histoire récente ont pris fin notamment en raison d’impérieuses contraintes extérieures, qu’elles soient financières ou sanitaires. Puisque nul ne peut prédire l’avenir, il n’est pas interdit de penser que les protagonistes seront condamnés à s’entendre rapidement. Dans ce cas, le cours des événements aura pris un tour inattendu, assurément.