Outre les empoignades politiques, le monde académique se déchire lui aussi sur l’éventualité de réviser la réforme du décret paysage. Alors que la FEF plaide pour le retrait pur et simple du texte, les universités adoptent un positionnement plus nuancé. Rétropédaler serait même une «énorme erreur», selon certains.
Le décret paysage fera-t-il vaciller le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles ? Entre débats ajournés, boycott de vote et menace de majorité alternative, un véritable parfum de crise embaume l’institution depuis une semaine.
Rétroactes. Mercredi dernier, sur le plateau du Grand Débat du Vif, le coprésident d’Ecolo Jean-Marc Nollet annonçait vouloir le retrait de la réforme du décret paysage, dont l’entrée en vigueur à la rentrée académique 2024-2025 menacerait d’exclusion quelques milliers d’étudiants, devenus entretemps non finançables. Le PS se joignait à la demande, au grand dam du MR, initiateur de la réforme (votée, rappelons-le, par les écologistes et les socialistes à l’époque). La tension montait d’un cran mardi, quand, à la surprise générale, PS et Ecolo ajournaient les débats sur un texte déposé par le PTB, préférant sortir de leur chapeau une proposition commune de révision de la réforme.
La reprise des discussions est prévue mi-avril. Chacun pourra s’exprimer sur les deux projets : le retrait pur et simple exigé par le PTB, et la proposition PS-Ecolo de moratoire qui «gèlerait» pour un an les règles de finançabilité.
La FEF ne veut pas d’un moratoire
Cette quinzaine de battement sera l’occasion pour le monde académique de se positionner officiellement sur la question. Car entre étudiants et responsables universitaires, les avis divergent. Du côté de la FEF, à l’origine du texte déposé par le PTB, l’heure est à l’alarmisme. «Si la réforme passe en l’état, ce serait un drame pour l’enseignement supérieur et pour les 70.000 (chiffres à nuancer, lire plus loin) étudiants menacés d’exclusion», lance la présidente Emila Hoxhaj. Et de rappeler que derrière le «jeu politique», il y a le parcours d’étudiants en péril. Pour la FEF, seul un retrait de la réforme est envisageable. «Le gel voulu par le PS et Ecolo ne permet pas de résoudre le problème en profondeur, insiste Emila Hoxhaj. Va-t-on à nouveau se retrouver dans un an avec des tas d’étudiants potentiellement laissés sur le carreau ?»
Le positionnement des universités relève davantage de la nuance. Si le Conseil des recteurs et rectrices (Cref) n’a pas encore défini de position commune, un retrait pur et simple du texte semble loin d’être plébiscité. A l’exception de l’ULB, qui appelle les autorités politiques à «prendre la juste mesure du problème en corrigeant les effets néfastes de la réforme», les établissements francophones entendent plutôt laisser la chance à la nouvelle mouture de faire ses preuves et d’atteindre ses objectifs (freiner l’allongement global de la durée des études), sans exclure d’éventuelles mesures transitoires ou d’ajustements à la marge. «Nous devons prendre le temps de mesurer l’impact de la réforme, sur la base de données concrètes», commente Anne-Sophie Nyssen, rectrice de l’ULiège et présidente du Cref. Un millier de professeurs et d’académiques avaient d’ailleurs signé une carte blanche en ce sens dans La Libre, la semaine dernière.
Des balises “indispensables”
«L’objectif initial de la réforme est tout à fait louable, rappelle Laurent Lefebvre, vice-recteur à l’Enseignement à l’UMons. Elle structure clairement le parcours de l’étudiant, en l’obligeant à démontrer un certain investissement et à réussir certains crédits en un laps de temps défini (Ndlr: les 60 premiers crédits en deux ans, les 180 du bachelier en cinq ans, les 120 du master en quatre ans). Ces balises étaient indispensables.» L’UMons se dit toutefois «consciente» des difficultés des étudiants, dont beaucoup ont été «bouleversés» par la période Covid. «La temporalité de la réforme n’est peut-être pas optimale par rapport au contexte spécifique», reconnaît Laurent Lefebvre, qui plaide dès lors pour un assouplissement transitoire « d’un ou deux ans» des règles de finançabilité. «Surtout pour les premières bacheliers, les plus concernés par les risques de la réforme», précise-t-il.
De son côté, la rectrice de l’ULiège est défavorable à un «gel» des règles de finançabilité tel que souhaité par le PS et Ecolo, mais plaide plutôt pour des mesures au cas par cas, notamment pour les étudiants qui démontreraient une «vraie tendance à la réussite». Un avis partagé par la rectrice de l’UNamur, Annick Castiaux, qui n’exclut pas des «mesures transitoires» pour les « cas particuliers, à cheval sur les deux systèmes».
Décret paysage: des statistiques non étayées?
A noter que les universités avancent des données bien inférieures à celles communiqués par la FEF concernant les étudiants potentiellement «exclus» par la réforme dès la rentrée académique 2024. «Les chiffres annoncés par la FEF n’ont aucune base», déplore Annick Castiaux. Selon les calculs d’Anne-Sophie Nyssen, ils représenteraient en réalité 7% des 220.000 inscrits annuellement en Fédération Wallonie-Bruxelles, soit quelques 15.000 jeunes. Laurent Lefebvre les évalue de son côté à une «petite dizaine de pourcents». «La FEF a avancé la position la plus extrême, selon laquelle tous les étudiants échoueraient en juin et en août, explique le vice-recteur. Ce sont des chiffres théoriques qui ne reflètent pas la réalité. Surtout que ce n’est pas parce qu’un étudiant n’est plus finançable que l’université ne peut pas l’autoriser exceptionnellement à poursuivre ses études.»
Bernard Rentier, ex-recteur de l’ULiège, se montre également très critique sur le mode de calcul de la FEF. «D’un point de vue scientifique, c’est nul», tranche le Liégeois, qui a vécu de près l’implémentation du décret paysage au sein de son université. «A l’époque, nous avions identifié une série de défauts, que la nouvelle mouture devait corriger, se remémore-t-il. Tout le monde souhaitait cette réforme. Et maintenant, on nous parle de la remettre en question ? Ce serait une énorme erreur !». Et Annick Castiaux d’insister: «On ne change pas une réforme en cours sur base d’allégations non étayées.»
«Tout le monde souhaitait cette réforme. Et maintenant, on nous parle de la remettre en question ? Ce serait une énorme erreur !»
Pour la spécialiste de l’enseignement Yoneko Nurtantio, les divergences actuelles mettent en lumière un défi persistant de l’Enseignement supérieur, à savoir son financement. «Au-delà d’être pour ou contre la réforme du décret, il faut comprendre que cet allongement global de la durée des études pèse sur les dépenses publiques, et que ce financement a toujours mis en tension les partis autour de la table.» L’ancienne experte de l’Agence pour l’Evaluation de la Qualité de l’Enseignement Supérieur (Aeqes) appelle à prendre un peu de hauteur dans le débat, notamment en soutenant davantage l’aide à l’orientation des étudiants, pour limiter le nombre d’échecs, et in fine, la durée globale des études.