Le président réélu peut se servir des livraisons d’armes à l’Ukraine pour faire plier et Poutine et Zelensky. Peu importe le baroud d’honneur de Joe Biden et l’avis des Européens.
Baroud d’honneur? Pied de nez à Donald Trump? Tournant dans la guerre? La licence accordée à l’Ukraine par Joe Biden d’utiliser des missiles à longue portée pour frapper le territoire russe paraît relever de l’acte un peu désespéré d’un président sur le départ dans le but de donner un dernier coup de pouce à un allié. Il n’est pas sûr du tout qu’elle modifiera la conduite du conflit. D’après les éléments encore parcellaires que l’on connaît, les armes ne pourront être employées que dans la région russe de Koursk, où les Ukrainiens ont lancé une incursion en août, et leur utilisation sera systématiquement soumise à un accord des Américains. Il n’est pas non plus évident qu’elle gênera beaucoup l’initiative que compte lancer Donald Trump une fois revenu à la Maison-Blanche, en janvier. Elle ne fera pas dériver l’homme des deals de son intention de tout faire pour mettre un terme à la guerre, trop coûteuse à ses yeux pour les Etats-Unis.
Dans ce contexte, c’est l’issue possible de discussions entre les présidents américain et russe qui importe prioritairement. En particulier pour les Ukrainiens inquiets du sort qui leur sera réservé. Professeur à l’UGent et directeur du programme «L’Europe dans le monde» à l’Institut royal Egmont, Sven Biscop a publié, le 18 novembre, sur le site de l’institution, un commentaire sous le titre «Ukraine: Europe refused to think, now Trump will act» (Ukraine: l’Europe a refusé de réfléchir, maintenant Trump va agir) . Il décrypte les conséquences de la nouvelle donne trumpienne dans la conduite de la guerre.
Dans votre commentaire publié par l’Institut Egmont, vous regrettez que l’Europe n’ait pas eu le courage de débattre de l’avenir de l’Ukraine. La conséquence sera-t-elle qu’elle se fera doubler par Donald Trump?
Oui. Selon des personnes qui travaillent au sein des institutions européennes, il était presque interdit d’avoir ce débat parce que mettre en cause l’idée d’une victoire totale était vu comme défaitiste. Dès lors, on n’a pas étudié tous les options possibles. Ok, on peut n’envisager que l’hypothèse de la victoire. Mais si on n’accorde pas à l’Ukraine les moyens pour réaliser cet objectif, c’est qu’on n’adopte pas la bonne stratégie. L’Europe aurait dû soit affirmer sa foi en la victoire et en donner les moyens à Kiev, soit reconnaître à un moment donné qu’elle n’y croyait plus et déterminer quel était l’autre objectif. Maintenant, c’est trop tard parce que Donald Trump, visiblement, va prendre l’initiative dès qu’il sera intronisé président. Il n’est pas dit qu’il réussira. L’attitude de Vladimir Poutine ne dépend pas uniquement de l’action de Trump. Mais une entente entre les deux hommes est tout de même un scénario plausible.
Les Européens pourront-ils peser sur les discussions entre les présidents américain et russe?
Non, je ne le pense pas. Donald Trump n’est pas intéressé par ce que l’Europe pourrait dire. Tout le monde sait que pour l’instant, elle n’a pas la puissance militaire pour armer, seule, l’Ukraine. Le président américain dispose des leviers. S’il arrête le soutien des Etats-Unis à Kiev, l’Europe ne pourra pas instantanément compenser ce manque. Donc, elle n’a pas vraiment les moyens de peser sur les discussions. Elle est dans le mode réactif, c’est tout ce qu’elle peut faire pour le moment.
Comment Donald Trump pourra-t-il utiliser l’argument de l’arrêt des livraisons d’armes à l’Ukraine dans la négociation avec Vladimir Poutine?
Le président réélu américain peut utiliser le levier de la livraison d’armements dans les deux sens. Il peut dire à Poutine qu’il arrêtera la fourniture d’armes à l’Ukraine pour la forcer à négocier, parce que, dans cette hypothèse, elle ne pourra pas continuer la guerre. Mais il peut aussi menacer d’armer davantage les Ukrainiens pour contraindre Poutine à des négociations et à des concessions. Donald Trump peut se montrer très flexible et passer d’une position à l’autre, même si au cours de son premier mandat, il s’est montré très accommodant avec lui.
«En cas d’accord sans adhésion de l’Ukraine à l’Otan, l’Europe devrait déployer des troupes sur la ligne de front.»
La possibilité existe-t-elle que l’Ukraine récupère une partie des territoires occupés aujourd’hui par la Russie au terme d’une négociation entre Trump et Poutine? La zone occupée par les Ukrainiens en Russie pourrait-elle, par exemple, servir de monnaie d’échange?
Je n’y crois pas, malheureusement. Le plus probable est que les territoires conquis par les Russes soient perdus pour l’Ukraine. Le défi aujourd’hui est de s’assurer que Kiev ne perde pas encore du territoire jusqu’à la prestation de serment de Donald Trump, le 20 janvier. Il a dit qu’il voulait que les hostilités prennent fin quand il deviendra effectivement président. Implicitement, il signale à Vladimir Poutine que ce qu’il fait d’ici là n’est pas son affaire. Donc, on peut imaginer que le président russe essaiera d’améliorer la position de son armée sur le terrain. Le risque existe que l’Ukraine perde encore davantage de territoires. Poutine ambitionne d’occuper les quatre oblasts du sud et du sud-est de l’Ukraine (NDLR: Kherson, Zaporijia, Donetsk et Louhansk). A ce stade, il ne les contrôle pas complètement.
Dans ce contexte, que vous inspire comme réflexion la décision de Joe Biden d’autoriser l’Ukraine à employer les missiles à longue portée américains ATACMS sur le sol russe? S’agit-il aussi d’éviter que Kiev perde de nouveaux territoires?
La décision s’inscrit dans ce sens, à savoir éviter le pire. Mais elle tombe un peu tard, évidemment. Je comprends que les Etats-Unis aient été réticents à donner cette autorisation plus tôt parce qu’il faut quand même gérer le risque d’une escalade. Mais en le faisant dans les deux derniers mois du mandat de Joe Biden, le geste semble plutôt désespéré que stratégique. De surcroît, les Ukrainiens ne semblent pas autorisés à employer ces missiles partout en Russie, mais uniquement contre les Russes qui attaqueraient les positions ukrainiennes dans la région de Koursk. Le cadre est quand même assez limité. Cette décision ne changera pas la donne dans la guerre. Elle montre en quelque sorte l’impuissance des Etats-Unis à en faire plus.
Même dans un cadre limité, l’utilisation de ces armes sur le sol russe pourrait-elle provoquer une réaction forte de Vladimir Poutine?
Il est difficile de le prédire. Les Russes ont annoncé un changement dans leur doctrine nucléaire. Mais je ne pense pas qu’ils opéreront une escalade dans ce domaine. Si la réaction reste limitée à des frappes qui ne sont pas de longue distance, elle s’inscrira dans la lignée des batailles telles que celles en cours.
D’autant plus que Vladimir Poutine a devant lui la perspective d’une négociation profitable avec Donald Trump…
Oui, même s’il n’est pas dit qu’il acceptera ce que Trump va lui proposer. D’un côté, celui-ci peut lui «offrir» la fin des sanctions américaines. Et de l’autre, il peut menacer d’armer plus massivement l’Ukraine si Poutine ne veut pas accepter l’accord. Même si pour le moment, la Russie est militairement mieux positionnée que l’Ukraine, elle perd tout de même beaucoup d’hommes. On peut donc imaginer qu’un accord qu’il pourrait «vendre» comme une victoire pourrait convenir à Poutine. De surcroît, un accord rééquilibrerait sa relation avec la Chine parce que les Russes en sont devenus très dépendants, ce qui commence à les irriter. Pékin a exploité cette dépendance. Si Vladimir Poutine peut relancer un partenariat avec Donald Trump, cela le servira aussi dans ce cadre.
En cas d’accord de paix avec une ligne de front à surveiller, vous plaidez pour l’envoi de troupes européennes garantissant la sécurité de l’Ukraine. Est-ce vraiment plausible?
S’il y a un accord de paix et une promesse d’adhésion de l’Ukraine à l’Otan, il faut immédiatement déployer des troupes de l’Alliance atlantique sur le sol ukrainien pour s’assurer qu’il n’y aura pas de troisième invasion russe. S’il y a un accord mais que Donald Trump bloque l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan, deux choix s’offrent aux Européens. Soit ils mettent aussi fin à la perspective d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, soit ils la maintiennent, disent que c’est à eux de garantir la sécurité de l’Ukraine, et déploient des troupes européennes sans back-up américain sur le sol ukrainien. L’intégration à l’UE inclut aussi une promesse de défense collective. Elle est inscrite dans l’article 42.7 du traité de Lisbonne.
Les troupes devraient-elles être déployées sous la bannière de l’Union européenne?
Elles pourraient être déployées non sous le drapeau de l’Union européenne mais sous ceux des Etats concernés. La France, le Royaume-Uni, la Pologne… pourraient faire une déclaration unilatérale pour garantir la souveraineté de l’Ukraine. Que ce soit dans le scénario d’une intervention de l’Otan ou d’une intervention de l’Union européenne, un maximum de pays devraient s’y joindre parce que plus il y en a qui y participeront, plus l’opération sera crédible. Y compris la Belgique.
«L’implication de la Corée du Nord dans la guerre en Ukraine est une mauvaise chose pour la Chine.»
Un engagement en Ukraine dans le cadre d’un accord de paix serait-il acceptable pour les dirigeants et les populations des Etats européens?
Une telle opération interviendrait après un accord Trump-Poutine. Si on n’accepte pas de participer à ce genre de mission, cela laisserait l’Ukraine vulnérable à une troisième attaque de la Russie. Cela étant, la décision d’envoyer des troupes, même dans ce cadre, ne serait pas facile à faire accepter, au contraire. Dans les Etats de l’est de l’Europe qui se sentent très menacés par la Russie, elle serait bien accueillie. Même chose au Royaume-Uni qui a été très impliqué depuis le début du conflit et a fait plus que beaucoup d’autres pays pour l’Ukraine. Ce serait sans doute plus délicat à faire passer en Allemagne ou en France. Mais je pense qu’il est important de mettre la question en débat.
En quoi l’implication de soldats nord-coréens dans la guerre change-t-elle sa conduite?
Jusqu’à présent, sur la conduite de la guerre, l’impact a été minime. Les troupes ne sont pas encore entrées en opération. Il faudra voir si elles sont réellement utilisées ou pas. Pour l’instant, leur présence libère peut-être des troupes russes pour d’autres fronts. Mais il est difficile d’en avoir la confirmation. L’impact a surtout été de renforcer l’idée qu’il y a un lien entre la sécurité en Europe et celle en Asie. Dans les faits, c’est surtout une mauvaise chose pour la Chine. Tant qu’elle ne dénonce pas publiquement cette implication de la Corée du Nord, elle apparaît comme lui avoir donné son accord. Cela nuit à sa réputation. De plus, Pyongyang utilise cette opération pour prendre des distances avec Pékin. La Chine perd donc du pouvoir d’influence sur la Corée du Nord. Qui sait ce que la Russie donne à Pyongyang en contrepartie? Probablement de la technologie militaire. Qui sait quel sera l’impact sur la stabilité de la péninsule coréenne? Tout cela ne ravit pas du tout la Chine. Mais tant qu’elle ne se prononce pas ouvertement contre cette implication, elle crée le sentiment qu’elle soutient la Corée du Nord. Cette situation donne un puissant argument à ceux qui affirment que l’Otan doit prêter plus d’attention à la sécurité en Asie et à l’attitude de la Chine.
Y compris pour une éventuelle participation à une intervention en soutien de Taïwan en cas d’agression par la Chine?
L’Otan ne pense pas à une participation militaire à un conflit en Asie. Mais les Etats-Unis et d’autres pays essaient toujours de mettre la question de la Chine à l’agenda de l’Alliance atlantique, notamment pour soutenir la Corée du Sud, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. Certains alliés de l’Otan y sont cependant très réticents. Dans ce contexte, la présence de soldats nord-coréens en Europe est un fort argument pour affirmer que les questions de sécurité sont liées, que l’Otan devrait suivre de près la situation en Asie, et devrait créer des liens avec ses partenaires comme la Russie en a créés avec la Corée du Nord.