jeudi, décembre 12

En douze jours, la Syrie a tourné une page majeure de son histoire. Mais le nouveau chapitre qui s’ouvre est lourd d’inconnues.

Le régime syrien était tellement vermoulu qu’il n’a offert aucune résistance. Après Alep, la deuxième ville du pays, ce sont Hama, Homs, Deraa et finalement la capitale Damas qui sont tombées comme des fruits mûrs entre les mains des djihadistes et des rebelles, tandis que les forces du régime se volatilisaient et que les parrains russe et iranien étaient aux abonnés absents, à part quelques raids aériens. Entre le 27 novembre et le 8 décembre, moins de deux semaines ont suffi pour mettre fin à 53 ans du clan Assad, Hafez d’abord, son fils Bachar ensuite, aujourd’hui signalé en exil à Moscou.

L’euphorie de la libération s’est répandue jusque dans les communautés syriennes dispersées à travers le monde. Mais l’heure est aussi aux questions. Car la hantise surgit d’un pays laïc qui basculerait dans une nouvelle Libye sauce islamiste avec voile obligatoire, instauration de la charia, chasse aux chrétiens, etc. La menace de potentiels affrontements entre factions antagonistes n’est pas écartée, y compris avec des combattants de Daech, qui n’a pas dit son dernier mot. La réalité du terrain est encore fort volatile à Damas où des escouades de «voyous», dont certains libérés des geôles en même temps que des prisonniers politiques, créent une atmosphère d’insécurité. Un couvre-feu est de rigueur entre 17 heures et 7 heures.

Terrorisme présumé

Le pedigree des nouveaux maîtres a de quoi susciter des craintes. Le premier geste d’Abou Mohammed al-Joulani, le leader du groupe armé islamiste Hayat Tahrir al-Cham (Organisation de libération du Levant, HTC) qui a terrassé le régime Assad, fut de se prosterner dans l’éblouissante mosquée des Omeyyades à Damas, symbole historique du premier califat arabo-islamique. Le ton est donné. Le problème, c’est que Joulani, ancien compagnon de route du fondateur de Daech, se trouve sur la liste américaine des terroristes présumés, avec même une prime de dix millions de dollars sur sa tête. La raison? Ce Syrien de 42 ans avait rejoint les terroristes d’Al-Qaeda en 2003, lorsque ceux-ci combattaient les troupes américaines en Irak.

En 2011, lorsque le soulèvement populaire contre Assad en Syrie a provoqué une sanglante répression et embrasé toute la région, Joulani est retourné dans son pays pour créer le Front al-Nosra, lié à Al-Qaeda. Mais en 2016, il rejette publiquement cette affiliation dans le but de se débarrasser de cette encombrante étiquette de terroriste. A l’époque, il suggère de protéger les minorités syriennes, et même les alaouites au pouvoir «s’ils désavouent Assad, s’ils ne nous combattent pas et s’ils reviennent dans le giron de l’islam». Quant aux chrétiens, Joulani s’était engagé à ne pas les embêter s’ils s’acquittaient de la jizya, l’impôt dû par les non-musulmans.

C’était malgré tout un progrès par rapport à des déclarations antérieures, où il parlait d’instaurer la loi islamique en Syrie et de faire table rase des minorités alaouites, chiites, druzes et chrétiennes. Finalement, en 2017, il prendra la tête du groupe Hayat Tahrir al-Cham, qui fusionne le Front Fatah al-Cham, à savoir l’ex-Front al-Nosra, et plusieurs autres groupes rebelles syriens. Tout cela brouille les pistes… C’est le HTC qui fera ensuite la loi dans le gouvernorat d’Idlib, à la frontière turque, un territoire que Bachar al-Assad n’a jamais réussi à récupérer.

Le bénéfice du doute

Le 8 décembre 2024, Joulani s’érige en nouveau maître de Damas. Un loup déguisé en agneau? L’islamiste persiste à montrer un visage conciliant et tolérant. Il évoque ainsi la décentralisation nécessaire pour mieux refléter la diversité religieuse et culturelle syrienne. «La Syrie mérite un système de gouvernement institutionnel, et non un système où un seul dirigeant prend des décisions arbitraires», a-t-il déclaré lors d’une interview accordée à une journaliste de CNN. En cours de route, il a même troqué son treillis militaire pour le costume, et se fait à nouveau appeler par son vrai nom, Ahmed Hussein al-Chara, et non plus par son nom de guerre. La respectabilité est à ce prix.

Faut-il offrir le bénéfice du doute aux vainqueurs? Même Pierre Le Corf, un humanitaire résidant à Alep, et accusé en France d’être un propagandiste du régime Assad, s’y résout. Il n’hésite pas à confier que «nous avons de l’espoir mais surtout, et aussi surprenant que cela puisse paraître, je me sens en sécurité pour la première fois depuis plusieurs années». Quel aveu! Même son de cloche optimiste chez Benjamin Blanchard, qui dirige SOS Chrétiens d’Orient (à ne pas confondre avec l’Œuvre d’Orient), soupçonnée également de complaisance avec les anciennes autorités, et avec l’extrême droite française: «Nous espérons bientôt pouvoir nous réjouir que la paix apparaisse à l’horizon pour le peuple syrien», a-t-il déclaré. Les deux pouvaient-ils s’exprimer autrement?

Israël veut éviter que la Syrie ne devienne un arsenal à ciel ouvert comme ce fut le cas de la Libye.

Même si Joulani répète que son groupe n’est plus une menace pour l’Occident, l’Union européenne se trouve face à un dilemme. Elle se réjouit de la chute de Bachar, mais, en même temps, elle n’entretient aucun contact avec HTC, entité considérée comme terroriste, ni avec ses dirigeants. «Cependant, à mesure que HTC prend de plus grandes responsabilités, nous devrons évaluer non seulement leurs paroles mais aussi leurs actes», s’est contorsionné un porte-parole de la Commission. Autrement dit, si les minorités sont protégées, et l’unité nationale préservée, la position européenne pourrait évoluer, jusqu’à laisser entrevoir une levée des sanctions. Le dossier sera sur la table du conseil des ministres des Affaires étrangères, le 16 décembre.

Un rebelle islamiste rafale un portrait du président Bachar al-Assad dans la ville de Hama, le 5 décembre: l’offensive du HTC a été extrêmement rapide. © GETTY IMAGES

On n’a rien vu venir

Le succès fulgurant de l’attaque rebelle en a surpris plus d’un. Pourtant, il n’a rien d’étonnant. Non seulement Assad n’a jamais vraiment gagné la guerre dans son pays, laissant des territoires entiers aux mains de djihadistes, de rebelles ou de Kurdes, mais son pouvoir s’affaiblissait depuis un certain temps. Sa position, fragilisée par la faillite du pays, la corruption, les sanctions occidentales et son refus de faire toute concession, devenait plus vulnérable que jamais. Le pétrole était rationné, l’inflation à son comble et la monnaie en chute libre. On estime que 90% de la population encore au pays –estimée à quinze millions de personnes– vit sous le seuil de pauvreté. Cela n’incite guère au retour définitif des cinq millions de réfugiés dans les pays voisins.

Si les Occidentaux ont été pris de court, c’est aussi parce qu’ils n’avaient plus la capacité d’observer ce qui se jouait en Syrie. Les ambassades des pays qui comptent, comme la France ou les Etats-Unis, restaient obstinément fermées et seules quelques représentations diplomatiques (Tchéquie, Italie, Grèce…) avaient rouvert leurs bureaux. Ont-ils surestimé la capacité de Bachar al-Assad à tenir le pays? Et sous-estimé les préparatifs de HTC et des rebelles syriens, avec l’approbation tacite de la Turquie?

De fait, les Occidentaux considéraient que le chef de l’Etat syrien tenait le pays d’une main de fer, qu’une chape de plomb le recouvrait, même si on remarquait des foyers de contestation se réveiller ici et là, notamment à Deraa, là où tout avait commencé en 2011. De plus, Assad avait été réintégré dans la Ligue arabe. Un groupe de dix Etats européens, mené par l’Italie, avait même tenté de renouer des liens dans l’objectif d’un rapatriement des réfugiés. Pour Charles Lister, du Middle East Institute, «tous ces développements reposaient sur l’hypothèse que, malgré les mauvaises conditions en Syrie, la crise était contenue, et qu’Assad lui-même consolidait sa position. Cette hypothèse était erronée.» La Russie, elle, était absorbée en Ukraine et peu encline à sauver une deuxième fois le régime Assad.

Le 7 octobre 2023 fut un point de bascule pour la Syrie aussi. Le pays ne pouvait rester longtemps dans l’angle mort de ce Moyen-Orient pris sous un déluge de feu. Pourtant, explique Fabrice Balanche, professeur à l’université Lumière Lyon 2, «Bachar al-Assad a gardé, depuis le début de la guerre à Gaza, une attitude extrêmement prudente. Dès le mois d’octobre 2023, il a prononcé un discours au Parlement en disant que la Syrie soutenait la cause palestinienne mais qu’elle ne pouvait pas intervenir car elle était exsangue. Seulement, il était pieds et poings liés face à l’Iran, qui ne lui demandait pas son avis pour utiliser le territoire syrien contre l’Etat hébreu.» C’est ainsi que le 29 septembre 2024, à Damas, Tsahal a pulvérisé la villa de Maher el-Assad, frère de Bachar, car il était l’homme des Iraniens au sein de l’appareil syrien.

Et si l’Iran, pays aussi sclérosé que la Syrie, était le prochain Etat à s’effondrer?

Le Moyen-Orient reconfiguré

La chute de Bachar al-Assad redistribue les cartes du Proche-Orient. A nouveau, ce sont des puissances non arabes qui sont maîtres du jeu dans la République arabe syrienne –son nom officiel–, et tirent les ficelles. La Turquie et Israël ont ainsi évincé la Russie et l’Iran.

Les forces de l’Etat hébreu ont en effet réussi à couper l’axe chiite qui relie l’Iran au Liban et au Hezbollah. Les pilonnages de positions du mouvement chiite en Syrie ont été fréquentes ces dernières années, sans que Damas n’ait les moyens de réagir. Tsahal bombarde à présent des dépôts de munitions syriens et autres sites militaires pour éviter que la Syrie ne devienne un arsenal à ciel ouvert comme ce fut le cas de la Libye à la chute du colonel Kadhafi. Le message est clairement adressé aux nouveaux maîtres de la Syrie. «Le bruit des drones israéliens est incessant, suivi par de fortes détonations», confie une source à Damas. Au passage, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou en a profité pour proclamer que la partie du Golan occupée et annexée par Israël appartenait désormais à son pays «pour l’éternité»… et en toute illégalité.

La Turquie? Sans son aval, l’attaque du HTC et des rebelles proturcs n’aurait pu être échafaudée, car c’est par la frontière turque que passait l’approvisionnement des forces anti-Assad. Ankara souhaite aujourd’hui que «la Syrie retrouve la paix dont elle est privée depuis treize ans»… sans mentionner qu’elle fut partie prenante dans sa déstabilisation, et dans les violences qui ont suivi. Ankara se réjouit de se retrouver désormais face à une Syrie dominée par les musulmans sunnites, ce qui favorisera les rapprochements. L’objectif premier d’Erdogan reste toutefois d’empêcher toute constitution d’un Etat kurde, quitte à provoquer des déplacements de populations. Selon le professeur Balanche, Raqqa et Deir ez-Zor devraient être les prochaines cibles des rebelles proturcs, en particulier pour récupérer le pétrole indispensable à l’économie syrienne.

L’onde de choc atteint aussi la Russie, qui perd un allié proche, et une capacité d’influence sur la région. «Nous ferons tout pour empêcher que des terroristes prennent le pouvoir à Damas, même s’ils ne se disent plus terroristes», a déclaré le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, lors du Forum de Doha, où il s’est entretenu avec ses homologues turc et iranien. C’était le 7 décembre, à quelques heures du contrôle total du pays par Joulani et son mouvement… Moscou s’arc-boute désormais sur ses deux bases de Tartous (navale) et Lattaquié (aérienne), en souhaitant que le nouveau pouvoir ne dénonce pas les accords passés.

Le grand perdant est l’Iran. Après avoir essuyé, du fait des frappes israéliennes, des pertes cinglantes au sein du Hezbollah qu’elle finance, Téhéran perd sa base névralgique à Damas. Elle était logée dans son complexe diplomatique, dont un bâtiment annexe au consulat a été pulvérisé le 1er avril dernier. L’ambassade, elle, a été saccagée à la faveur de la fin du régime Assad. L’hypothèse court à présent: et si l’Iran, pays aussi sclérosé que la Syrie, était le prochain Etat à s’effondrer? Le cas syrien vient de démontrer que l’histoire peut s’accélérer en très peu de temps.

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